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Full text of "Histoire de la révolution française"

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NÏFL  REStAACH  UBIURIËS 

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HISTOIRE 


DB  LA 


RÉVOLUTION 

FRANÇAISE 


II 


Paris.  -^  Imprimerie  Bonaventore  et  Dacesiolt, 
Qaai  dea  Grands -Augualins,  56.  prés  le  Pont-Neaf. 


HISTOIRE 


DE  LA 


RÉVOLUTION 


FRANÇAISE 


J.  MICHELET 


TOME  DEUXIÈME 


PARIS 

CHAMEROT,    LIBRAIRE-ÉDITEUR 

18,  me  du  Jardinet. 

4847 


LIVRE  III 


6  Octobre  4789  —  44  Juillet  4790. 


'•   :.   ••• 


CHAPITRE  I. 

ACCORD  POUR  RELEVER  LE  ROI  (octobre  Sd).— ÉLai)  liE  LA  FRAtÉAMltÉ 
(octobrHBinel). 


éa  peuple  poar  le  RoL  GénénUité de  peeple^M  tendenee à ronioa. See 
fédérations  (d'octobre  en  Juillet).  —  Lâfayeite  et  Hirabetn  pour  le  Roi, 
TAiMmblée  pou  le  Roi,  octobre  19.  Le  Roi  n'était  pai  eapUf,  en  oetobre. 


Le  matin  du  7  octobre,  de  botiDe  heure,  lei  Toi- 
leries étaietit  pleines  d'un  peuple  ému,  a&mô  de 
▼oir  son  roi.  Tout  le  jour,  penddnt  qu'il  receTait 
l'hommage  des  corps  constitués,  la  foule  l'observait 
du  dehors,  l'attendait  et  le  cherchait.  Oii  le  voyait^ 
ou  on  croyait  le  voir  de  toin  à  travers  le^  vitres  ;  celui 
qui  avait  le  bonheur  de  Tapercèvoir,  le  montrait 
à  son  voisin  :  «  Le  voyez^vous,  le  toilfc  !  h  n  fallut 
qu'il  parût  au  balcon,  et  ce  furent  des  applaudisse- 
ments unanimes.  Il  fallut  qu'il  descendit  au  jardin, 
qu'il  répbiidtt  dé  plus  près  &  l'attendrissement  du 
peuple. 


4  AMOUR  DU  PEUPLE  POUR  LE  ROI,  OCTOBRE  89. 

Sa  sœur,  madame  Elisabeth,  jeune  et  inno- 
cente personne,  fut  touchée,  ouvrit  ses  fenêtres,  et 
spupa  devant  la  foule.  Les  femmes  approchaient 
avec  leurs  enfants,  la  bénissant,  lui  disant  qu'elle 
était  belle. 

On  avait  pu,  dès  la  veille,  le  soir  même  du  6  oc- 
tobre, se  rassurer  tout-à-fait  sur  ce  peuple  dont  on 
avait  eu  tant  peur.  Lorsque  le  roi  et  la  reine  parurent 
à  l'Hôtel-de-YiUe  entre  les  flambeaux,  un  tonnerre 
monta  de  la  Grève ,  mais  de  cris  de  joie,  d'amour, 
de  reconnaissance  pour  le  Roi  qui  venait  vivre  au 
milieu  d'eux...  Ils  pleuraient  comme  des  enfants, 
se  tendaient  les  mains,  s'embrassaient  les  uns  les 
autres*. 

«  La  Révolution  est  finie,  disait-on,  voilà  le  Roi 
délivré  de  ce  Versailles,  de  ses  courtisans,  de  ses 
conseillers.  x>  Et  en  effet,  ce  mauvais  enchantement 
qui  depuis  plus  d'un  siècle  tenait  la  royauté  captive, 
loin  des  hommes,  dans  un  monde  de  statues,  d'auto- 
mates plus  artificiels  encore,  grâce  à  Dieu,  il  était 
rompu.  Le  Roi  était  replacé  dans  la  nature  réelle, 
dans  la  vie  et  la  vérité.  Ramené  de  ce  long  exil,  il 
revenait  chez  lui,  rentrait  à  sa  vraie  place,  se  trou- 
vait rétabli  dans  son  élément  de  roi;  et  quel  autre, 
sinon  le  peuple?  Où  donc  ailleurs  un  roi  pourrait^! 
respirer  et  vivre? 


<  Tout  ceci,  et  ce  qui  Ta  suivre,  est  tiré  des  écriTains  royalistes, 
Weber,  1, 257;  Beaulieu,  II,  203,  etc.  Leur  témoignage  est  conforme 
à  celui  des  Âmb  de  la  liberté,  IV,  2-6. 


GÉNÉROSITÉ  DU  PBUPLE.  5 

Vivez,  sire,  au  milieu  de  nous,  soyez  libre  pour  la 
première  fois.  Vous  ne  l'avez  été  guère.  Toujours 
vous  avez  agi,  laissé  agir,  malgré  vous.  Chaque 
matin  on  vous  a  fait  faire  de  quoi  vous  repentir 
le  soir;  chaque  jour,  vous  avez  obéi.  Sujet  si  long- 
temps du  caprice,  régnez  enfin  selon  la  loi;  c'est 
la  royauté,  c'est  la  liberté.  Dieu  ne  règne  pas  autre- 
ment. 

Telles  étaient  les  pensées  du  peuple,  généreuses  et 
sympathiques,  sans  rancune,  sans  défiance.  Mêlé 
pour  la  première  fois  aux  seigneurs,  aux  belles  da- 
mes, il  était  plein  d'égards  pour  eux.  Les  gardes-du- 
corps  eux-mêmes,  il  les  voyait  avec  plaisir,  qui  se 
promenaient,  bras  dessus  bras  dessous,  avec  leurs, 
amis  et  sauveurs,  les  braves  gardes  françaises.  Il  ap- 
plaudissait les  uns  et  les  autres,  pour  rassurer,  con- 
soler, ses  ennemis  de  la  veille. 

Qu'on  sache  éternellement  qu'à  cette  époque  mal 
connue,  défigurée  par  la  haine,  le  cœur  de  la  France 
fut  plein  de  magnanimité,  de  clémence  et  de  pardon. 
Dans  les  résistances  même  que  provoque  partout 
l'aristocratie,  dans  les  actes  énei^iques  où  le  peuple 
se  déclare  prêt  à  frapper,  il  menace  et  il  pardonne. 
Metz  dénonce  son  parlement  rebelle  à  l'assemblée 
nationale,  puis  intercède  pour  lui.  La  Bretagne,  dans 
la  redoutable  fédération  qu'elle  fit  en  plein  hiver 
(janvier),  se  montre  et  forte  et  clémente.  Cent  cin- 
quante mille  hommes  armés  s'y  engagèrent  à  résister 
aux  ennemis  de  la  loi,  et  le  jeune  chef  qui,  à  la  tête  de 
leurs  députés,  jurait,  l'épée  sur  l'autel,  ajouta  à  son 


P  TENDANCE  m  ?VC?m  k  l.'pNION. 

cernent  ;  «  3'ils  (leyiennpqt  4e  boq3  citoyens,  ijous 
|eurpardonnpU8.  f, 

Ces  pwdes  fédér^ttioqs  qui  pepda^t  biiit  pu  ^e^f 
ndoisy  sp  fp^t  par  toute  la  France^  soqt  le  trait  di^- 
tinctif,  rpriginalit^  de  cette  épogHe.  Elles  soqt  d'a- 
^rd  défepsivps,  de  protpctiou  mutHellfi  con^^e  |ps 
ennefpis  incopnus,  les  krigcmds,  contre  l'aristopratie. 
Puis,  ces  frères,  armés  ensemble,  veulent  vivre  en- 
^eml^lp  aussi;  ils  s'inquiètent  des  besoins  de  leurs 
frères,  ils  s'enga^eqt  à  assurer  \s^  cirpul^tioq  des 
g^^ins,  ibi  faire  passer  la  subsistance  de  provinces  eq 
provinces,  de  ceifx  qu|  ont  peu  à  ceux  qui  n'ont  pas. 
Enfin,  la  sécurité  renatt,  1^  nourriture  est  iqoins  rare, 
les  fédérations  coptinueqt,  sans  autris  besoin  (][ifp  cp- 
lui  du  pœur  :  «  Pour  s'unir,  gisent-ils,  ei  s'aimer  les 
uns  le^  autres.  » 

Les  villes  et  les  villes  sp  sont  4'ctbor4  unies  en^rp 
elles,  pour  ?e  protéger  elles-mêmes  poptre  les  nobles. 
Puis ,  les  noblps  étant  attaqués  par  le  paysan  oif 
par  des  bandes  errantes,  les  châteaux  brilles,  les  villes 
sortent  pp  armes,  vont  protéger  les  cb&teaux,  dé- 
fendrp  les  nobles,  leurs  eniiemis.  Ces  nobles  viennent 
en  foule  s'établir  dans  les  villes,  parmi  cpux  qui  les 
pnt  sauvés,  et  prêter  le  serpjent  civique  (févrief- 
mars). 

Les  luttes  des  villes  et  des  campagnes  durent  peu, 
heureusement.  Lp  paysan  de  bonnp  heure,  ouTre 
l'oreille  et  les  yeux  ;  i|  se  cppfédère,  à  son  tour?  pour 
l'ordre  et  la  constitution.  J'ai  sous  les  yeux  les  procès- 
yerbaux  d'une  foule  4p  ees  fédérations  é^  caipp&r 


FtpÉ^yrpVS,  JfftCTp^M  BEI  nntLST.  7 

ipae^y  pi  j'y  yqi^  )^  sefftiaiept  4q  It^  P&^ne  éclater 
spii^  fqriQQ  n^îvp,  Aptftoi  pt  plus  yjvepieqt  peut-:ètre 
^ncore  qfiQ  dans  los  yilles. 

pi|j9  f}e  barriérp  entre  lies  )ioi]r)mj99.  P  semble 
^f^  les  murs  des  yilles  ont  tpmbé.  Souvent  les 
^ndes  fédérations  urbaines  vont  se  tenjr  dans  les 
çainpapQ^.  Souyent  les  pay^p^,  en  baude§  réglées, 
je  piaifç  çtljB  curé  90  tètp^  yj^nif ent  fraterqjser  ({ans 
les  villes. 

Tous  en  ordre,  tous  armés,  (^a  ^^r^e  nationaIe|  ^ 
cpttQ  ^poqpie,  H  np  &ut  pas  l'oublier^  c'est  gépé- 
ralf^men^  tput  le  |i|pnde^. 


f  Topt  le  inp|i4^  mfjfi  eapefpUcn  dam  }ef  caipiM^nef  ;  «p  mî)ieii  des 
tcrrean  papîaues  qui  se  renouTelèrent  à  chaque  instant  pendant  plus 
d'une  adnée,  tons  étaient  armés,  au  moins  d-i^struments  aratoires, 
et  paraissaient  ainsi  armés  aux  reTPM»  au(  flilef  (^  |J|is  Hf^r 
ndles. 

Daip  les  yillef  •  rorpnisation  Taria  ;  les  comités  permanenu  qui  s*y 
formèrent,  à  la  nouvelle  de  la  prise  de  ia  Bastille,  ouTrtrent  des  re- 
fistîesoii  vinrent  s^inscrîre  les  hommes  de  bonne  volonté  de  toutes  les 
dasse)  ^p  peuple  ;  pairiout  ofi  i  j  svait  danfer,  ces  volontaires,  c*étai| 
absolument  tout  1^  monde  sans  exception.  —  La  malheureuse  question 
de  Tuniforme  commença  les  divisions  ;  il  se  forma  des  corps  d*élite, 
fort  mal  vus  de  tous  les  autres.  L^unlfofrme  fut  de  bonne  heure  exigé 
h  P^ffîs ,  et  la  garde  nationale  s*y  Irovfa  rédpite  à  trente  et  qu(çlqiicf 
mille  Ifommes.  Partout  ailleurs,  il  y  fvait  peu  d'uniformes;  tout  ai^ 
plus ,  ajoutait-on  un  revers  qui  variait  de  couleur ,  selon  chaque  ville, 
^en-h-peu  dominèrent  le  bleu  et  le  rouge.  La  proposition  d'exiger 
l*untforme  par  toute  la  France  ne  fut  laite  que  le  48  juillet  4790-  Le 
28  avril  4794 ,  r  Assemblée  restreignit  la  qualité  de  garde  national  aux 
citoyetts  acUfe  pu  électeurs  primaires;  ces  électeurs  (qui ,  comme  pro- 
priétairesy  ou  locataires,  payaient  la  valeur  de  trois  journées  de  travail, 
estihuées  chacune  vingt  sols  au  plus)  étaient  au  nombre  de  quatre  mil- 


8  LAFAYETTE  ET  MIRABEAU  POUR  LE  ROI. 

Tout  le  monde  se  met  en  branle,  tout  part,  comme 
au  temps  des  croisades...  Où  vontrils  ainsi  par  grou- 
pes, villes  et  villes,  villages  et  villages,  provinces  et 
provinces?  Quelle  est  donc  la  Jérusalem  qui  attire 
ainsi  tout  un  peuple,  Tattire,  non  hors  de  lui-même, 
mais  Tunit,  le  concentre  en  lui...  C'est  mieux  que 
celle  de  Judée,  c'est  la  Jérusalem  des  cœurs,  la  sainte 
unité  fraternelle. . .  la  grande  cité  vivante,  qui  se  bâtit 
d'hommes...  En  moins  d'une  année,  elle  est  faite... 
Et  depuis,  c'est  la  patrie. 

Voilà  ma  route  en  ce  troisième  livre;  tous  les  ob- 
stacles du  monde,  les  cris,  les  actes  violents,  les  aigres 
disputes  me  retarderont,  mais  ne  me  détourneront 
pas.  Le  14  juillet  m'a  donné  l'unanimité  de  Paris. 
Et  l'autre  14  juillet  va  me  donner  tout-à-4'heure 
l'unanimité  de  la  France. 

Comment  le  vieil  amour  du  peuple,  le  Roi,  fût-il 
resté  seul  hors  de  cet  universel  embrassement  fra- 
ternel? Il  en  fut  le  premier  objet.  On  avait  beau  voir 
près  de  lui  la  reine  toujours  en  larmes,  triste  et  dure, 
ne  nourrissant  que  rancune.  On  avait  beau  voir  la 
pesante  servitude  où  le  tenaient  ses  scrupules  de  dé- 
vot, et  la  servitude  aussi  où  sa  nature  matérielle  le 
liait  près  de  sa  femme.  On  s'obstinait  toujours  à 
placer  l'espoir  en  lui. 

lions  quatre  cent  mille  hommes.  Sur  ce  nombre  même,  la  majorité  étant 
des  travailleurs  et  vivant  au  jour  le  jour,  ne  purent  continuer  Ténorme 
sacrifice  de  temps  que  demandait  alors  le  service  de  la  garde  nationale. 


L'ASSEMBLÉE  POUK  LE  ROI,  OCTOBRE  89.  9 

Chose  ridicule  à  dire.  La  peur  du  6  octobre  avait 
fait  une  foule  de  royalistes.  Ce  réveil  terrible,  cette 
fantasmagorie  nocturne,  avait  profondément  troublé 
les  imaginations;  on  se  serrait  près  du  Roi.  L'Assem- 
blée d'abord.  Jamais  elle  ne  fut  si  bien  pour  lui.  Elle 
avait  eu  peur;  dix  jours  après,  ce  fut  encore  avec 
grande  répugnance  qu'elle  vint  siéger  dans  ce  sombre 
Paris  d'octobre,  parmi  cette  mer  de  peuple.  Cent 
cinffuante  députés  aimèrent  mieux  prendre  des 
passeports.  Meunier,  Lally,  se  sauvèrent. 

Les  deux  premiers  homcaes  de  France,  le  plus 
populaire,  le  plus  éloquent,  Lafayette  et  Mirabeau, 
revinrent  royalistes  à  Paris. 

M.  de  Lafayette  avait  été  mortifié  d'être  mené  à 
Versailles,  tout  en  paraissant  mener.  Dans  son  triom- 
phe involontaire,  il  était  presque  autant  piqué  que  le 
Roi.  Il  fit  en  rentrant  deux  choses.  Il  enhardit  la  mu- 
nicipalité à  faire  poursuivre  au  Châtelet  la  feuille 
sanglante  de  Marat.  Lui-même,  il  alla  trouver  le  duc 
d'Orléans,  l'intimida,  lui  parla  haut  et  ferme,  et  chez 
lui,  et  devant  le  roi,  lui  faisant  sentir  qu'après  le  6  oc- 
tobre, sa  présence  à  Paris  inquiétait,  donnait  des 
prétextes,  excluait  la  tranquillité.  Il  le  poussa  ainsi  à 
Londres.  Le  duc  voulant  en  revenir,  Lafayette  lui  fit 
dire  que  le  lendemain  de  son  retour,  il  se  battrait 
avec  lui. 

Mirabeau,  privé  de  son  duc,  et  voyant  décidément 
qu'il  n'en  tirerait  jamais  parti,  se  tourna  bonnement, 
avec  l'aplomb  de  la  force,  et  comme  un  homme  né- 
cessaire qu'on  ne  peut  pas  refuser,  du  côté  de  La- 


JO  tB  ROI  ifÉTAiT  f Af  Ç^VTÏÏ, 

fi|yette  (fOr^Q  opfpljjre)  ^  U  |uj  pfopc^it  nettepienl  de 
jrpnïergpr  Bfeckpr,  et  dp  jjpifVfirRer  k  <ieux  *•  C*éf^> 
cer^inqmei^l  h  seulp  cbancp  (je  salpt  qui  irest&t  ^u 
Boi.  ^ais  {.afayet^  p'aim^jl  i||  p'jBstipiait  Mir^l)^!}^ 
[^^  cour  Ips  dë^fftit  tp^  d^uf . 

Un  njcmeutj  j|p  cpiift  mopieiîfi  Ifi?  4^"^^  force? 
qui  |!estaient,  la  popularité,  Ip  gj^pie,  $'^pten(|ireDt  ^ 
pfX)fit  de  la  royauté.  Pu  évépeiiient  fortiiit  qui  se 
pjE^  justement  à  la  portp  de  l'Assemblée,  deii^  qj; 
trois  jours  aprji?  son  arriyée  à  Paris,  l'effraya,  la  pps^ 
à  désirer  l'ordrp  à  |x)i|t  prjx.  Up  ip^lepteqdu  prpe)  fît 
périr  un  boulanger*  (21  oclol3rp).  J^e  ineurtrier  fijf 
sur-le-champ  jugé,  pendu.  jCie  fpt  ppur  1^  mupicipalit^ 
Toccasiop  jdedeipanfiei*  i|ne  loj  de  séyéfité  et  (le  force. 
L'Assemblée  flécréta  la  loi  martiale,  qui  armai^  Ijejs 
pupjcipalités  du  droit  de  reqpérir  Ips  troupes  p\  l^ 
garnie  citoyenne^  pour  dissiper  les  passemblei|3eDts. 
En  même  temps^  plie  reuyoyait  les  crimes  de  lèsp- 
natiop  à  un  yiepx  tribunal  royal,  au  Chàtplet^  peti| 
tribpnal  pgur  une  si  grande  mission.  Buzot  et  {iobpsr 
pierre  disaient  qu'il  fallait  créer  pne  haute  pour 
pationale.  Miralieau  ^e  hasarda  jusqu'^  dire  que 
toutes  ces  mesures  étaient  impifissantes,  mais  qu'il 


*  Lire  les  trois  principaux  témoins,  Mirabeau,  Lafayette  et  Alexandre 
de  Lameth.  ^  ' 

*  Ce  crime  commis  k  la  por^  4^  Tissenil^lée,  et  qui  |ui  pt  vo^r  sur* 
le-champ  des  lois  répressÎTes,  ne  pouvait  prc^ter  qu^aux  royalistes.  Je 
crois  pourunt  qu*  il  fut  le  pur  e^et  du  hasard,  des  défiances  et  de  Tir- 
ritation  de  la  misère. 


EN  OCTOBBB  89^  il 

fallait  rendre  force  au  pouvoir  exécutif,  ne  pas  le 
laisser  se  prévaloir  de  sa  propre  annihilation. 

Ceci  le  21  octobre.  Que  de  chemin  depuis  le  61 
En  quinze  jours,  le  Roi  avait  repris  tant  de  terrain, 
que  Taudacieux  orateur^  plaçait  sans  détour  le  salut 
de  la  France  dans  la  force  de  la  royauté. 

M.  de  Lafayette  écrivait  en  Dauphiné  au  fugitif 
Meunier  qui  lamentait  la  captivité  du  Roi,  et  poussait 
à  la  guerre  civile^  :  que  le  Roi  n'é|ait  point  captif, 
qu'il  séjournerait  habituellement  dans  la  capitale, 
mais  qu'il  allait  reprendre  ses  chasses.  Ce  n'était 
pas  un  mensonge.  Lafayette  priait  efiectivement  le 
|loi  de  sortir,  de  se  montrer,  de  ne  point  autoriser 
par  une  réclusion  volontaire  le  bruit  de  sa  capti- 
vité*. 

Nul  doute  qu'à  cette  époque,  Louis  XVI  n'eût  pu, 
avec  facilité,  se  retirer  soit  à  Rouen,  comme  le  con- 
seilla Mirabeau,  soit  à  Metz,  dans  l'armée  de  Bouille, 
ce  que  désirait  la  rpine. 

^  If.  de  La]ly  a  assuré  lai-mèpe  que  son  ami  Bfounier  disais  :  f  Jf 
pense  qu'il  faut  se  battre.  >  V.  JBaiUy,  III,  223,  note, 
*  Lafayette,  U,  418,  note. 


CHAPITRE  II. 

RÉSISTANCES.  LB  CLERGÉ  (octobreHiOYembre  89). 

Grandes  misères.  Nécessité  de  reprendre  les  bienu  du  clergé.  Il  n'était  pas 
propriétaire.  Réclamations  des  Yictimes  du  clergé  :  Serfs  du  Jura,  religieux 
et  religieuses,  protestants,  Juifs,  comédiens. 


Le  sombre  hiver  oh  nous  entrons,  ne  fut  pas  atro- 
cement froid  comme  celui  de  89,  Dieu  eut  pitié  de  la 
France.  11  n'y  aurait  eu  nul  moyen  de  résister  et  de  vi- 
vre. La  misère  avait  augmenté;  nulle  industrie,  nul- 
travail.  Les  nobles,  dès  cette  époque,  émigrent,  ou  du 
moins,  quittent  leurs  châteaux,  la  campagne  trop  peu 
sAre,  viennent  s'établir  dans  les  villes,  s'y  tiennent  ren- 
fermés, serrés,  dans  l'attente  des  événements;  plu- 
sieurs se  préparent  à  fuir,  font  leurs  malles  à  petit 
bruit.  S'ils  agissent  dans  leurs  domaines,  c'est  pour  de- 
mander, non  pour  soulager  ;  ils  ramassent  à  la  hâte  ce 
qu'on  leur  doit,  l'arriéré  des  droits  féodaux.  Resserre- 


NÉCESSITÉ  DE  REPRENDRE  LES  BIENS  DU  aSROÉ.  15 

ment  de  l'argent,  cessation  du  travail,  entassement 
effroyable  des  mendiants  dans  les  villes;  près  de 
deux  cent  mille  à  Paris  I  D'autres  y  viendraient,  par 
millions,  si  l'on  n'obligeait  les  municipalités  de  gaiv 
der  les  leurs.  Chacune,  pendant  tout  l'hiver,  s'épuise 
à  nourrir  ses  pauvres,  jusqu'à  tarir  toutes  ressources; 
les  riches  ne  recevant  plus,  descendent  presque  au 
niveau  des  pauvres.  Tous  se  plaignent,  tous  implorent 
l'Assemblée  nationale.  Que  les  choses  continuent,  il 
ne  s'agira  pour  elle  de  rien  moins  que  de  nourrir 
tout  le  peuple. 

n  ne  faut  pas  que  le  peuple  meure.  Il  a  une  res- 
source, après  tout,  un  patrimoine  en  réserve,  auquel 
il  ne  touche  pas.  C'est  pour  lui,  pour  le  nourrir,  que 
nos  charitables  aïeux  s'épuisèrent  en  fondations  pieu- 
ses, dotèrent  du  meilleur  de  leurs  biens  les  dispensa- 
teurs de  la  charité,  les  ecclésiastiques.  Ceux-ci  ont 
si  bien  gardé,  augmenté  le  bien  des  pauvres,  qu'il  a 
fini  par  comprendre  le  cinquième  des  terres  du 
royaume,  estimé  quatre  milliards. 

Le  peuple,  ce  pauvre  si  riche,  vient  aujourd'hui 
fnq[)per  à  la  porte  de  l'église,  sa  propre  maison,  de- 
mander part  dans  un  bien  qui  lui  appartient  tout  en- 
tier... Panemf  propter  Deum!...  Il  serait  dur  de 
laisser  ce  propriétaire,  ce  fils  de  la  maison,  cet  hé- 
ritier légitime,  mourir  de  faim  sur  le  seuil. 

Si  vous  êtes  chrétiens,  donnez  ;  les  pauvres  sont 
les  membres  du  Christ,  Si  vous  êtes  citoyens,  donnez; 
le  peuple,  c'est  la  patrie  vivante.  Si  vous  êtes  hon- 
nêtes gens,  rendez.  Car  ce  bien  n'est  qu'un  dépôt. 


U  NÉGESSiri  DÉ  BÊPRENDRE  LES  BIENS  DU  CLERGÉ. 

Rendez...  Et  là  Dation  H  yoùs  dotiher  dayantage. 
il  né  s'agit  pas  de  vôiis  jeter  dans  rabtme,  pour  le 
cbihbler.  Ôh  ne  Voua  demande  pas  que,  nouveaùi 
martyrs,  vous  vous  tmmoliei  pour  le  peuple.  Il  s'agit 
tout  ail  contraire  de  veliir  k  totre  secoiirs;  et  de  vous 
sauver  vôiis-inèriieS. 

Pbiit  coiliprëndre  ceci,  il  iaut  savoir  qtié  le  corps 
du  clergé,  inonstriieux  de  richesse  par  rap^dii;  k  là 
nation,  était  aiissi  uii  monstre  en  soi,  d'injustice; 
d'inëgàlitë.  dé  corps  éiidrine  à  la  tète,  clivant  de 
graisse  et  de  sang,  était,  dans  ses  membres  inférieurs, 
ïnàigre,  sëc  et  fainélique.  Ici,  le  prêtre  aVàit  un  mil- 
lion de  i*ëntes,  et  là  deui  cents  francs. 

Dans  le  projet  dé  l'Assemblée  ^ni  ne  parut  qu'au 
printemps,  toiit  cela  était  retoilmé.  Les  curés  et  vi- 
caires dé  càtnpagnes  devaient  recevoir  de  l'État  en- 
virob  soixante  millions,  les  évèques  trois  seulement. 
bé  ia  là  religioii  perdue,  Jésus  en  bdlèi^e,  la  Vierge 
pleurant  dans  les  églises  dli  Midi,  dé  là  Tendée,  toute 
la  fantasmagorie  nécessaire  pour  pdiissei*  les  paysans 
&  la  révolte,  aut  massacres. 

L'Àssetnblèe  voulait  eiicdre  donner  treiité- trois 
lUillidns  de  |)eiisioiiS  aux  moines  et  iialigieuses,  douz6 
millions  dé  jpetisions  aux  ecclésiastiques  isolés^  etc. 
Elle  eût  porté  le  traitement  général  du  blergé  à  là 
sonune  énotmé  de  cent  trente  et  thits  millions  !  qiii  par 
les  extinctions  se  fût  réduite  à  là  moitié;  c'était  taire 
largement  les  choses.  Le  moindre  fctiiré  devait  avoir 
(sans  compter  les  logements,  presbytères,  jardins}  aii 
moins  douîë  cents  livres  par  an.  Poui:  dire  vrai,  tout 


ilËPEMsk  00  CliàGÉ  (OËTOBl&É  89).  tô 

le  clergé  (liioins  qttélt{ùës  bentaities  d'hoinmes)  ëûl 
passé  de  la  misère  à  raisance,  en  sorte  bué  ce  qu'oii 
Appela  là  s^liàtibn  dû  ctergè^  en  étftit  Tenrichis- 
sement. 

Les  pHSlâtâ  firent  Une  belle  défense,  hérotiicie.  Il  fal- 
lut s'J  repreiidrè  &  trois  fols;  livrer  Ûois  bataîlleà 
(bètbbre,  dëcembre,  arrll);  pdbr  tlrei*  d'feui  ce  qui 
n'était  qnè  justice  et  iresiitutioti.  Oh  put  voir  pidr- 
faitement  où  ces  hommes  de  Dieu  avaient  leur  vie  et 
leur  bcbtir:  la  propriété!  Us  là  défendirent;  colnine 
les  pre&iers  clirëtienâ  avaient  défendu  là  foi  ! 

Le&  Ârguinéiits  leur  iiiànquaient,  mais  non  pas  ÎA 
rbétôrique:  Tantôt,  ils  se  répaiidaieiit  èii  prophéties 
médàçàtitëà  :  SI  vous  tducheii  à  Une  propriété  sainte 
et  sacrée  entre  toutes,  toutes  vont  être  en  dsngei*,  le 
drdtde^priété  t)érii  dans  l'esprit  dbpèbple.:.  Le 
peuple  va  venir  demain  dématlder  la  loi  àgiuire  I:.. 
—  tlil  autre  disait  avec  douceur  :  Quand  ôfa  rtiineltdt 
ib  clergé,  on  n'y  gagnerait  pas  grand*  chose  ;  lé  clergé; 
hélas!  est  si  pauvre...  endetté  de  pliiâ;  sesl  biëiiS) 
s'ils  né  bontinaent  d'être  administrée  {iar  lui;  ne 
paieront  jamais  ses  dettes. 

Là  discussioii  avait  êtË  duverte  lé  Id  bctobre.  tàl^ 
teyitliid,  Tévêque  d'Aiituti,  ijui  avait  M  les  AiBliréi^ 
du  clergé  et  maintenant  voulait  faire  dëâ  Affaires  à 
ses  dépefas,  cassa  la  glacé  le  fiîémiëi-;  se  hasiirda  sur 
ce  terhdh  glissant,  d^un  pied  boitedi,  évitant  lé  fond 
ibëthe  des  ^uéstidfaii,  disant  âëiilément  «  ([ub  Ib 
clergé  ii'ëtait  pas  propriétaire,  cbmine  leà  autres  prcH 


16  LB  CLERGÉ  N'ÉTAIT  PAS  PROPRIÊTAIRB. 

À  quoi,  Mirabeau  ajouta  :  «  Que  la  propriété  était 
à  la  natioD.  » 

Les  légistes  de  TÂssemblée  prouvèrent  surabon- 
damment :  1**  Que  le  clergé  n'était  pas  propriétaire 
(pouvant  user,  non  abuser)  ;  S""  qu'il  n'était  peu  posses- 
seur (le  droit  ecclésiastique  lui  défendant  de  possé- 
der); 3"  qu'il  n'était  pas  même  usufruitier,  mais 
dépositaire,  administrateur  tout  au  plus  et  dispen- 
sateur. 

Ce  qui  produisit  plus  d'effet  que  la  dispute  de 
mots,  c'est  qu'au  moment  où  l'on  mit  la  cognée  au 
pied  de  l'arbre,  des  témoins  muets  comparurent,  qui, 
sans  déposer  contre  lui,  montrèrent  tout  ce  qu'il  avait 
couvert,  cet  arbre  funeste,  d'injustice,  de  barbarie, 
dans  son  ombre. 

Le  clergé  avait  encore  des  ser&  au  temps  de  la 
Révolution.  Tout  le  dix-huitième  siècle  avait  passé, 
tous  les  libérateurs,  et  Rousseau,  et  Voltaire  dont  la 
dernière  pensée  fut  l'affranchissement  du  Jura...  Le 
prêtre  avait  encore  des  serfs  ! . . . 

La  féodalité  avait  rougi  d'elle-même.  Elle  avait,  à 
divers  titres,  abdiqué  ces  droits  honteux.  Elle  en 
avait  repoussé,  non  sans  honneur,  les  derniers  restes 
dans  la  grande  nuit  du  4  août...  Le  prêtre  avait  tou- 
jours des  serfs. 

Le  22  octobre,  l'un  d'eux,  Jean  Jacob,  paysan 
mainmortable  du  Jura,  vieillard  vénérable,  âgé  de 
plus  de  cent  vingt  ans,  fut  amené  par  ses  enfants,  et 
demanda  la  faveur  de  remercier  l'Assemblée  de  ses 
décrets  du  4  août.  Grande  fut  l'émotion.  L'Assem- 


YICTIMBS  DU  CLERGÉ  :  8BRFS  DU  JURA  (OCTOBRE  89).  il 

blée  nationale  se  leva  tout  entière  devant  ce  doyen 
du  genre  humain,  le  fit  asseoir  et  couvrir...  Noble 
respect  de  la  vieillesse,  et  réparation  aussi  pour  le 
pauvre  serf,  pour  une  si  longue  injure  aux  droits  de 
rhumanité.  Celui-ci  avait  été  serf  un  demi-siècle 
sous  Louis  XIV,  et  quatre-vingts  ans  depuis...  Il 
l'était  encore;  les  décrets  du  4  août  n'étaient  qu'à, 
l'état  de  déclaration  générale;  rien  d'exécuté.  Le 
servage  ne  fut  expressément  aboli  qu'en  mars  90  ;  le 
vieillard  mourut  en  décembre;  ainsi,  ce  dernier  des 
ser&  ne  vit  pas  la  liberté. 

Le  même  jour,  23  octobre,  M.  de  Castellane,  pro- 
fitant de  l'émotion  de  l'Assemblée,  demanda  qu'on 
visitât  les  trente-cinq  prisons  de  Paris,  celles  de  la 
France,  qu'on  ouvrit  spécialement  des  prisons  plus 
ignorées  encore,  plus  profondes,  que  les  Bastilles 
royales,  les  cachots  ecclésiastiques.  Il  fallait  bien,  à 
la  longue,  qu'en  ce  jour  de  résurrection,  le  soleil 
perçât  les  mystères,  que  le  bienfaisant  rayon  de  la  loi 
éclairât  la  première  fois  ces  justices  de  ténèbres,  ces 
basses-fosses,  ces  in  pace,  où  souvent  dans  leurs  fu- 
rieuses haines  de  cloîtres,  dans  leurs  jalousies,  leurs 
amours  plus  atroces  que  leurs  haines,  les  moines  en- 
terraient leurs  frères. 

Hélas  I  les  couvents  tout  entiers,  qu'était-ce  que 
des  iVijpoce,  où  les  femiilles  rejetaient,  oubliaient,  tel 
de  leurs  membres  qui  était  venu  de  trop,  et  qu'on 
immolait  aux  autres?  Ceux-ci  ne  pouvaient  pas, 
comme  le  serf  du  Jura,  se  traîner  jusqu'aux  pieds  de 
l'Assemblée  nationale,  y  demander  la  liberté,  em- 

n.i  2 


19  I^BIfUSIPQX  Wr  ARLIOiltlIiBS, 

hTvmr  la  tribune,  au  liçu  d'aulel...  A  grand'  peîiia» 
de  loin,  9t  par  lettre,  pouvaien^ib,  o(Mtieat->ilB  se 
plaindre.  U»fi  r^ligirnse  éçrivid  le  %S  octolm,  timi* 
démenti  dans  des  ternie»  généraux,  ne  demandait 
rien  pour  elle^  m^s  priant  rAasemblde  de  statuw  sur 
les  v(9ttK  ecoléiiaatiques,  L'Assemblée  n'oaa  enoora 
prendre  un  parti  $  elle  se  eont^nta  de  suspendr»  Vé* 
mission  das  vous,  de  feimer  aioai  l'entrée  aux  nou-^ 
veUw  vietiwes*  Combien  elle  se  serait  h&tée  d'ou«- 
frir  les  porter  aia  tristeg  habitants  des  cloîtres,  ai 
elle  eût  su  l'état  d'ennui  désespéré  où  ils  étaient 
parvenu^!  Ji'ai  dit  ailleurs  eomment  toute  culture, 
toute  vie,  avait  été  pen  k  peu  retirée  aux  pauvres  Mt« 
Ugieuses,  comment  1^  défiances  du  clergé  leur  ôtaient 
font  aliment.  Elles  se  mouraient,  k  la  lettre,  n^ajant 
rien  de  vital  h  respirer,  la  religion  leur  manquant, 
autant  et  {dus  que  le  mondet.«  La  mort,  l'ennui,  le 
Tide,  rien  a^jourd'bui,  rien  demaini  rien  le  matin, 
rien  le  soir*  Un  confesseur  parfois  et  quelque  liberti'* 
nage...  Ou  bien,  elles  se  jetaient  brusquement  de 
l'autre  c6té»  du  clottre  à  Voltaire,  h  Rousseau,  en 
pleine  révolution.  J'en  ai  vu  de  bien  incrédules*  Pen 
se  faisaient  une  loi,  mais  celles*^là  l'avaient  forte  et  la 
suivaient  dans  la  flamme...  Témoin,  mademoiselle 
Corday,  nourrie  au  cloUre^  de  Plutarque  etd'£mile, 
9QVS 1^  voiltes  de  Haihilde  et  de  Guillaume4e»Ccm- 
quérant* 

«  A  rAbbfTe^ttX-Datities  de  Caen.  V.  h»  btogrftpbfes  de  iHral  Dehi* 
wêMb.  UmU  Dtthoia»  eM. 


JmFS,  OmÊmÊM  tOCniRB4MVRllBRB  8S).  tft 

Ce  fat  eoDUiia  und  revue  de  tous  tes  infortanés; 
tous  les  revenants  du  moyen-ftge  âppwureDt  à  leur* 
Umtf  en  faoe  du  clet^,  Tuiiivenel  oppreHew.  Les 
jaifr  TinrenU  SoufiBetét  annueUdmeot  à  Toulouse, 
OQ  pesdus  eaire  deux  chieBSi  ûb  vînrmt  modeste*» 
ment  délawétt  s'il*  étaient  hommes^  Ancdtiw  du 
ohriatîaniame,  si  durement  traités  par  leur  fila,  ils 
Tétaient  aussi  en  un  sens  de  la  Révdution  française; 
celle^i,  comme  réaotfon  du  dreit,  devait  s'incliner 
devant  ce  droit  austère^  où  Moïsea  {nresienti  le  futur 
triomphe  du  Juste. 

Autre  victime  des  préjugés  religieut^  le  pauvre 
peuple  des  comédiens,  eiit  aussi  sa  réclamation.  Pré- 
jugés barbares  1  Les  delà  premiers  hommes  de  la 
France  et  de  l'AngletmTe,  l'auteur  d'Othello,  Taoteur 
de  Tartufe^  n'étaient-oepas  des  comédiens?  Le  grand 
homme  qui  paria  pour  eux  à  l'Assemblée  nationale, 
Mirabeau  fut  un  comédien  sublime.  «  L'actiM,  Tac-» 
tioui  l'action!  »  c'est  tout  Torateur,  a  éii  Wdsm^ 
thènes. 

L'Assemblée  ne  décida  rien  pour  les  comédiéMi, 
rieb  pour  les  jitifa«  A  l'occasloa  de  eeox<«i,  die  ouvrit 
an  iMMnfftoKfMi  l'accès  des  etoidois  civik.  Elle 
rappela  des  pays  étrangers  nos  frères  Infitttunés^ 
les  protettants,  chassés  par  les  barbares  direeteun  de 
Lons  XIY;  elle  promit  de  leur  rendre  tout  ce  c^u'oii 
pourrait  de  leurs  biens.  Plusieurs  revinrent,  au  bout 
d'un  siècle  d'exil;  peu  retrouvèrent  leur  fortune. 
Cette  population  innocente,  injustement  bannie»  ne 


90  LIS  PMnSTAlITS. 

trouTa  point  le  milliard  si  légèrement  accordé  à  la 
coupable  ànigration  ^. 

Ce  qu'ils  trouvèrent,  ce  fut  r^;alité,  la  réhabilita- 
ti<Hi  la  plus  honorable,  la  France  rendue  à  la  justice, 
la  France  ressuscitée,  les  leurs  au  premier  rang  de 
l'Assemblée,  Rabaut,  Bamaye  à  la  tribune.  Trop  juste 
réaction,  ces  deux  im>testants  illustres  étaient  mem- 
bres du  comité  ecclésiastique,  et  jugeaient  leurs  an- 
ciens juges,  réglaient  le  sort  de  ceux  qui  bannirent, 
rouèrent  ou  brûlèrent  leurs  pères.  Pour  yengeance, 
ils  proposèrent  de  Toter  cent  trente-trois  millions 
pour  le  clergé  catholique. 

Rabaut  Saint-Ëtienne  était,  conmie  on  sait,  fils 
du  yieux  docteur,  du  persévérant  ap6tre,  du  glorieux 
martyr  des  Cévennes,  qui,  cinquante  années  durant, 
ne  connut  d'autre  toit  que  la  feuillée  et  le  ciel,  pour- 
suivi comme  un  bandit,  passant  les  hivers  sur  la  neige 
k  côté  des  loups,  sans  arme  que  sa  plume  dont  il  écri- 
vait ses  sermons  au  milieu  des  bois.  Son  fils,  après 
avoir  travaillé  bien  des  années  à  l'œuvre  de  la  li- 
berté religieuse,  eut  le  bonheur  de  la  voter.  C'est  lui 
aussi  qui  proposa  et  fit  proclamer  l'urne,  Vindivisibi-^ 
lit^de  la  France  (9  août  91)...  Noble  proposition,  que 
tous  sans  doute  auraient  faite,  mais  qui  devait  sortir 
d'abord  du  cœur  de  nos  protestants,  si  longtemps,  d 
cruellement  divorcés  de  la  patrie.  L'Assemblée  pcurta 


*  Distinguons  néanmoins.  H  y  a  rémigraiion  de  la  haine  qui  yt  cher- 
dbêr  Tétranger,  et  Tteigration,  trop  excosable,  de  la  peur. 


LES  PROTESTANTS  (NOVEMBRE  89).  21 

Rabaut  à  la  présidence,  et  il  eut  Tinsigne  joie  d'é- 
crire à  son  père  octogénaire  cette  parole  de  réhabi- 
litation solennelle,  d'honneur  pour  les  proscrits  : 
<  Le  président  de  rAssemblée  nationale  est  à  vos 

5.  » 


CHAPITRE  III. 

RÉSISTANCES.  CLERGÉ.  PARLBIŒNTS.  ÉTATS  PBOVINCIAUl. 

Le  clergé  dit  appel  à  la  guerre  cifile,  14  oetobre.  Élan  des  villes  de  Bretagne. 
L'Assemblée  réduit  les  électeurs  primaires  à  qnatre  milliens  et  demi. 
L'Assemblée  annale  le  cleigé,  comme  corps,  et  les  Parlements,  S  notembre. 
RésisUnce  des  tribanau.  —  Réie  funeste  des  Parlements  dans  les  derniers 
temps.  Ils  n'admettaient  pins  que  des  nobles.  —  Les  Parlements  de  Ronen 
et  de  Meu  résistent,  novembre  89. 


La  discussion  sur  les  biens  ecclésiastiques  com- 
mença le  8  octobre.  Le  14,  le  clergé  sonna  le  tocsin 
de  la  guerre  civile. 

Le  14,  un  évoque  breton.  Le  24,  le  clei^é  du  dio- 
cèse de  Toulouse.  Tocsin  de  TOuest,  tocsin  du  Midi. 

Il  ne  faut  pas  oublier  qu'en  ce  même  mois  d'octo- 
bre, les  prélats,  les  riches  abbés  de  Belgique,  me-* 
nacés  aussi  dans  leurs  biens,  créaient  une  armée,  et 
nommaient  un  général.  Le  Brabant,  la  Flandre  ar- 
'  boraient  le  drapeau  à  la  croix  rouge.  Les  capucins  et 
autres  moines  entraînaient  les  paysans,  les  grisaient 
de  sermons  sauvages,  de  processions  frénétiques,  leur 


LE  CLBIU^  Fâir  JOTÊL  à  LA  GODlBft  CmLS  (OCTOKlB  89).    ti 

mettftîeDt  du»  k  main  l'^^,  le  poigMtrd^  coùim 

mouvement.  Ils  ont  le  jugeioefit  sâin  en  général,  et 
tout  ontranent  net  et  nobre  que  les  Belges.  Le  vieil 
eqnit  gaudtiseuf  des  iabliaui^,  dé  Rabelais,  peu  f»^ 
ycHraUe  an  etorgé,  n'est  jamais  bien  moH  en  France, 
c  M^  le  curé  et  sa  servante  »  sont  un  tetie  inéfHii^ 
sable  pour  les  teittéee  de  Tbiver.  Le  cnré,  an  reste, 
Mdt  plnsplAisantA  qm  haï»  Les  étéques  (tous  nobles 
«lors,  Louis  XYI  n'en  faisait  fias  d'antres)  étaient, 
pour  la  plupart,  Men  plus  scandaleux.  Hs  ne  se  cjon**- 
tentaient  pus  de  leurs  oomtesiMiB  de  province,  qni 
{usaient  les  bonnenrs  du  palais  èpisciopal  ;  ils  cou-^ 
raient  les  avetttui«s,  leë  danseuses  de  Paris.  Ce^ 
eomtesses  ou  ces^  marquises,  la  plupart  de  pauvre 
noblesse,  honoraient  parfois  leurs  demi-mariages  par 
m  mérite  réel  ;  telle  gouvernait  l'évèché,  et  mieux 
que  n'eAt  fait  Tévéque.  L'une  d'elles,  non  loin  de 
Pans,  fit  dans  son  diocèse  les  élections  de  89,  et  tra«» 
vailla  Tîvemmitponr  envoyer  &  l'Assemblée  nationale 
deu  emccilents  députés. 

Ud  épiacopat  si  mondain,  qni  se  souvenait  fout4i« 
eoiip  de  la  religion,  dès  qu'on  touchait  à  ses  biens, 
avait  vraiment  beaucoup  à  fciire  pour  renouveler  dans 
lee  campagoas  le  vieux  fanatisme.  En  Bretagne 
même,  ofa  le  paysan  appartient  toujours  aux  prêtres, 
ee  fut  vse  impradenee  à  Tévèque  de  Tréguier  de 
lancer  le  14  octobre  le  manifeste  de  la  guerre  civile  ; 
il  tira  trop  tôt,  rata»  Dans  son  mandement  incen- 


24  ÉLAN  DES  VILLES  MB  BRETAGNE  (OCTOBRE  89). 

diaire,  il  montrait  le  roi  captif ,  la  religion  renversée; 
les  prêtres  n'allaient  plus  être  que  les  commis  soldés 
des  brigands...  des  brigands,  c'est-à-<lire  de  la  nation, 
de  TAssemblée  nationale. 

Pour  dire  ces  choses  le  14,  il  fallait  pouvoir  le  16 
commencer  la  guerre  civile.  En  eflTet,  quelques  étour- 
dis, de  jeune  noblesse,  croyaient  enlever  le  paysan. 
Mais  le  paysan  breton,  si  ferme,  une  fois  en  route,  et 
ne  reculant  jamais,  est  lent  à  se  mettre  en  route  ;  il 
avait  peine  à  comprendre  que  TafiTaire  des  biens 
d'église,  toute  grave  qu'elle  était  sans  doute,  fût 
pourtant  toute  la  religion.  Pendant  que  le  paysan 
songeait,  ruminait  la  chose,  les  villes  ne  songèrent 
pas,  elles  agirent,  et  sans  consulter  personne,  avec 
une  vigueur  terrible.  Toutes  les  municipalités  du 
diocèse  de  Tréguier,  fondirent  dans  Tréguier,  procé- 
dèrent, sans  perdre  un  jour,  contre  l'évêque  et  les 
nobles  enrôleurs,  les  interrogèrent,  écoutèrent  des 
témoins  contre  eux.  L'intimidation  fut  telle  que  le 
prélat  et  les  autres  nièrent  tout,  assurèrent  n'avoir 
rien  dit,  rien  fait,  pour  soulever  les  campagnes.  Les 
municipalités  envoyèrent  tout  le  procès  commencé  à 
l'Assemblée  nationale,  au  garde-des-sceaux ;  mais, 
sans  attendre  le  jugement,  elles  portèrent  déjà  une 
sentence  provisoire  :  «  Traître  aux  communes  qui- 
conque enrôlera  pour  les  gentilshommes,  —  et  les 
gentilshommes  eux-mêmes,  indignes  de  la  sauvegarde 
de  la  nation^  s'ils  tentaient  de  briguer  un  grade  dans 
la  garde  nationale  ^  » 

*  Batily,  in,  209.  Ducbatellier  donne  peu  ici. 


ÉLAN  BBS  VaLES  DB  BBBTAGIIE.  25 

Le  mandement  était  du  14;  et  cette  représaille 
violente  eut  lieu  le  18  (au  plus  tard).  Dans  la  se- 
maine, Tépée  est  tirée.  Brest  ayant  acheté  des  grains 
pour  ses  approvisionnements,  on  paya,  on  poussa  les 
paysans  pour  arrêter  à  Lanniou  les  voitures  de  grains 
et  les  envoyés  de  Brest;  ils  furent  en  grand  danger 
de  mort,  forcés  de  signer  un  désistement  honteux.  A 
l'instant,  une  armée  sortit  de  Brest,  et  de  toutes  les 
villes  à  la  fois.  Celles  qui  étaient  trop  loin,  comme 
Quimper,  Lorient,  Hennebon,  offrirent  de  Taisent, 
des  secours.  Brest,  Morlaix,  Landemau,  plusieurs 
autres  marchèrent  toutes  entières  ;  sur  la  route,  toutes 
les  communes  arrivaient  en  armes;  on  était  obligé 
d'en  renvoyer.  La  merveille,  c'est  qu'il  n'y  eut  nulle 
violence.  Cet  orage  terrible,  soulevé  de  toute  la  con- 
trée, arriva  sur  la  hauteur  qui  domine  Lannion,  et 
s'arrêta  net.  La  force  héroïque  de  la  Bretagne  ne  fut 
jamais  mieux  marquée  ;  elle  fut  ferme  contre  elle- 
même.  On  se  contenta  de  reprendre  le  blé  acheté  ;  on 
ne  fit  rien  aux  coupables  que  de  les  livrer  aux  juges, 
c'est-à-dire  à  leurs  amis. 

Ce  qui  rendait  à  ce  moment  les  privilégiés  si  faciles 
à  vaincre,  c'est  qu'ils  ne  s'entendaient  pas.  Plusieurs 
faisaient  tout  d'abord  appel  à  la  force;  mais  la  plupart 
ne  désespéraient  pas  de  résister  par  la  loi,  par  la 
vieille  légalité,  peut^tre  par  la  nouvelle. 

Les  parlements  n'agissaient  pas  encore.  Ils  étaient 
en  vacances.  Ils  comptaient  agir,  à  la  rentrée,  en  no- 
vembre. 

La  majorité  des  nobles,  du  haut  clergé,  n'agissaient 


M  CLIENTS  DC  VâMÊÊmmk'm  WÊCtM  IM  tLECTIONS. 

pas  encore.  Ib  ataioit  une  espéraùce.  PKpriétaiFes 
ëe  l4  phM  grande  paitie  de»  terres^  domiûaot  diuis  les 
campagnes^  ik  triaient  dans  leur  ddpendanee  tout 
an  ifionde  de  serviteurg^  de  eliebli  à  divers  titres. 
Ces  hommes  des  campagnes^  appelés  à  toter  par 
r^ection  ttatvérselle  de  Necker^  auprinfeMpsdeSfi^ 
aidaient  généralement  bien  voté  j  parée  que  leurs 
patrons  pour  la  plupwt  se  ftiisaient  une  gkniole 
de  pousser  aux  Ëtats^Oéâ^ux,  qu'ils  croyaient 
chose  peu  sérieuse.  Mais  des  siècles  avaient  passé 
en  un  an.  Les  mêmes  patrons  aujourd'hui^  veo^  la 
fin  de  89  9  allaient  certainement  faire  des  eflbrts 
désespérés  pour  faire  voter  les  campagnes  contre  la 
Révolution  $  ils  allaient  mettre  le  fi^rmier  entre  son 
patriotisme  (bien  jeune  encore)  et  son  pain;  ils  al*- 
laient  mener  par  bandes  leurs  laboiMurs  soiunis^ 
tremblants,  jusqu'à  l'urne  électorale^  les  faire  voter 
sous  le  bâton.  Les  choses  changeront  tout^^'heure^ 
quand  le  paysan  pourra  entrevoir  l'acquisition  des 
biens  de  l'église  et  du  domaine,  quand  FAssasblée 
aura  créé  par  ces  ventes  une  masse  de  propriétaires  et 
de  libres  électeurs.  Pour  le  moment,  rien  de  tel.  Les 
campagnes  sont  encore  soumises  au  servage  élec-* 
forai.  Le  suffrage  universel  de  Neeker,  si  l'assemblée 
Veut  adopté,  donnait  incontestablement  la  victoire  à 
l'ancien  régime. 

L'Assemblée,  le  t2  octobre^  décréta  que  nul  ne 
serait  électeur,  s'il  ne  payait  en  imposition  directe, 
comme  propriétaire  ou  locataire,  la  valeur  de  trois 
journées  de  travail  (e'est^4Ntire,  au  pk»y  trois  francs). 


L'ASSBtKtB  àMÊOU  U  CLEMÉ.  OnS  C0M  (S  MfUBRK).  «f 

Afw  cette  ligue,  eDe  lafla  dos  menis  de  raiîahH 
cratie  un  million  d'électeurs  de  campagne. 

De  cinq  ou  six  milUonB  d'électeurs  qu'avait  donnés 
le  siiffipiige  unîvenel,  il  en  lesta  quatre  milliùmquatr^ 
eau  wnUe^  (prquriétaireB  ou  locataires). 

Les  amis  de  Tidéal,  Orégoire^  Ihiport,  Robespierre, 
objectèrent  inuUlMient  que  les  hommes  étaient 
égam,  donc  que  tous  devttent  Toter^  am  termes  du 
droit  naturel.  Deux  jours  avant,  le  royalirte  Mont» 
kner  avait  prouvé  aussi  que  les  hommes  étaient 
égaux. 

Dans  la  crise  où  Ton  était,  rien  de  plus  vain,  de 
plus  funeste  que  cette  thèse  de  droit  naturd.  Lea 
utqttstes,  au  nom  de  l'égalité,  donnaient  un  million 
d'électeurs  aux  ennemis  de  l'égalité. 

La  (^re  de  c^te  mesure  vraiment  rèvolutidiBsire 
revient  à  Tillustre  légiste  de  Normandie,  à  Thouiet, 
un  Siejes  ]mitique,  qui  fit  faire  à  l'assemblée,  on  du 
moins  facilita  les  grandes  choses  qu'elle  fit  alors. 
Sans  éclat,  sans  éloquence,  il  trancha  de  sa  togique 
les  nœuds  où  les  plus  forts,  les  Si^fes,  les  Mirabeau, 
semblaient  s  embrouBler. 

Lui  seul  finit  la  discussion  des  biens  du  clergé,  en 
k  tarant  des  disputes  inférieures,  l'élevant  hardie 
Hievt  dans  la  lumière  du  droit  philosophique.  Toute 
son  argumentation,  en  octobre  et  en  déceasbre, 
revient  k  ce  mot  profond  :  €  Gomment  posséderiez-^ 

*  Cest  4a  moins  le  noaibre  que  fcm  towife  en  #791.  Nou  rafien- 
Mt  ce  inlrn  il  imiNinini. 


»  L*ASSBIIBLÉB  BRISB  LBS  PiOlLElIBNTS  (3  NOVBlimS). 

VOUS?  dit-U  au  corps  du  clergé ,   ixms  n*ea>i$tez 
pas.  » 

Vous  n'existez  pas  comme  corps.  Les  corps  moraux 
que  crée  TËtat  ne  sont  pas  des  corps  au  sens  propre, 
ne  sont  pas  des  êtres  vivants.  Ils  ont  une  existence 
morale,  idéale,  que  leur  prête  la  volonté  de  TÉtat, 
leur  créateur.  L'Ëtat  les  fit  ;  il  les  fait  vivre.  Utiles, 
il  les  a  soutenus;  nuisibles,  il  leur  retire  sa  volonté, 
qui  fait  toute  leur  vie  et  leur  raison  d'être. 

  quoi  Maury  répondait  :  «  Non,  l'Ëtat  ne  nous 
créa  point;  nous  existons  sans  l'Ëtat.  i»  Ce  qui  valait 
autant  que  dire  :  Nous  sommes  un  Ëtat  dans  l'Ëtat, 
un  principe  rival  d'un  principe,  une  lutte,  une  guerre 
oiganisée,  la  discorde  permanente  au  nom  de  la  cha- 
rité et  de  l'union. 

Le  3  novembre,  l'assemblée  décréta  que  les  biens 
du  clei^é  étaient  à  la  disposition  de  la  nation.  En  d&* 
cembre,  elle  décrétera,  aux  termes  posés  par  Thou- 
ret  :  Que  le  clergé  est  déchu  d'être  un  onlre,  qu'il 
n'existe  point  (comme  corps). 

Le  3  novembre  est  un  grand  jour.  Il  brise  les  Par- 
lements, et  déjà  les  Ëtats  provinciaux. 

Le  même  jour,  rapport  de*  Thouret  sur  l'organisa- 
tion départementale,  sur  la  nécessité  de  divisa  les 
provinces,  de  rompre  ces  fausses  nationalités,  mal- 
veillantes et  résistantes,  pour  constituer  dans  l'esprit 
de  l'unité  une  nation  véritable. 

Qui  avait  intérêt  à  maintenir  ces  vieilles  divisions, 
toutes  ces  rivalités  haineuses,  à  conserver  des  Gas- 
cons, des  Provençaux,  des  Bretons,  à  empêcher  les 


RÉSISTANCE  DES  TlUBUlfAUX  (OCTOBRE^OVEMBRB).  29 

Français  d'être  une  France?  Ceux  qui  régnaient  dans 
les  proTinces,  les  Parlements,  les  États  provinciaux, 
ces  fausses  images  de  la  liberté  qui  pendant  si  long- 
temps en  avaient  donné  une  ombre,  un  leurre, 
l'avaient  empêché  de  nattre. 

Eh  bien!  le  3  novembre,  au  moment  où  elle 
porte  le  premier  coup  aux  États  provinciaux,  l'As- 
semblée met  les  Parlements  en  vacance  indéfinie. 
Lameth  fit  la  proposition.  Thouret  rédigea  le  décret. 
«  Nous  les  avons  enterrés  vifs  » ,  disait  en  sortant 
Lameth. 

Toute  l'ancienne  magistrature  avait  suffisamment 
prouvé  ce  que  la  Révolution  avait  à  attendre  d'elle. 
Les  tribunaux  de  l'Alsace,  du  Beaujolais,  de  la 
Corse,  les  prévôts  de  Champagne,  de  Provence,  pre- 
naient sur  eux  de  choisir  entre  les  lois  et  les  lois;  ils 
connaissaient  parfaitement  celles  qui  favorisaient  le 
Roi,  ils  ne  connaissaient  pas  les  autres.  Le  27  octo- 
bre, les  ji^es  envoyés  à  Marseille  par  le  parlement 
d'Aix  jugeaient  dans  les  formes  anciennes,  avec  les 
procédures  secrètes,  tout  le  vieil  attirail  barbare, 
sans  tenir  compte  du  décret  contraire,  sanctionné 
le  4  octobre.  Le  parlement  de  Besançon  refusait 
ouvertement  d'enregistrer  aucun  décret  de  l'As- 
semblée. 

Celle-K^i  n'avait  qu'à  dire  un  mot  pour  briser  cette 
insolence.  Le  peuple  firémissait  autour  de  ces  tribu- 
naux rebelles.  «  Contre  ces  états  et  ces  parlements, 
dit  Robespierre,  vous  n'avez  rien  à  faire  ;  les  munici*- 
palités  agiront  assez.  » 


80  MUFUnfnM 

Le  6  DOTmnbre,  l' Aasetnblée  leva  lu  bras  pom  firtp* 
per  ;  «  Les  tribunaut  qui  n'raregiifaferoDt  paa  sous 
trois  jours  seront  poursuivis  comme  prétarioa^ 
teun.  I» 

Ces  compagnies  avaient  eu^  sous  ce  faible  gouver-* 
Qômelit  qui  tombait,  une  force  consid^bto  de  rêsis^ 
tance,  et  légale,  et  séditieuse»  Le  mélange  bisarre 
d'attributions  qu'elles  réunissaient  leur  en  donnait 
de  grands  moyens^^^Ijeur/urMlJcttofi  souveraine,  abso- 
lue, héréditaire,  et  qui  n'oubliait  jamais,  était  redou- 
tée de  tous  ;  les  ministres,  les  grands  seigneurs,  n'o* 
saient  jamais  pousser  à  bout  des  juges  qui,  dans  cin- 
quante ans  peutrétre,  s'en  souviendraient  dans  un 
procès  pour  ruiner  leurs  £Eunilles.-^Leur  refuê  éFenre- 
gioremmt,  qui  leur  donnait  une  sorte  de  v^  contre 
le  Roi,  avait  au  moins  cet  effist  de  donner  le  signal 
à  la  sédition,  et,  d'une  manière  indirecte,  de  hi  pn>^ 
clamer  légalci  «^  Leurs  usurpations  wimimitrativeâ, 
la  surveiUance  des  subsistances  dans  laquelle  ito 
s'immisçaient,  leur  fournissaient  mille  occasions  de 
faire  planer  sur  le  pouvoir  une  accusation  terri-« 
ble«  ^  Une  partie  de  la  poUoe  enfin  était  dans  leors 
inains,  c'est^nlire  qu'ils  étaient  ehargés  de  r6* 
primer  d'une  part  les  troubles  qu'ils  exoitaient  de 
l'autre. 

Cette  puissance  si  dangereuse  était^Ile  au  moins 
dans  des  mains  sûres  et  qm  puiwnt  rassurer?  Les 
parlementaires  au  dix^huîtiènie  siècle  Avaient  été 
profondément  corrompu»  par  leurs  npportê  avec 
la  noblesse.  Ceux  même  d'entre  moLf  qm^  comme 


il 

jan9teârt0ft,  étaient  hostile»  à  la  eour»  dévoli,  au-» 
sièpeb  et  fa0tîeiix,  ayec  toute  leur  morgue  tau^ 
Yage,  n'en  étaient  paa  moins  flattée  de  voir  dans 
leur  antîcbvnbre  le  duc  ou  le  prince  un  tel.  Les 
pauds  seigneurs,  qui  se  moquaient  d'eux^  les  ca«* 
ressaient»  les  flattaient»  leur  pariaient  chapeau 
bas,  pour  gagner  des  procès  injustes,  spécialement 
pour  pouyoir  impunément  usurper  les  biens  des 
couununes.  Les  bassesses  auxquelles  desoendaimit 
les  gens  de  cour  deyant  ces  grandes  perruques 
ne  tiraient  pas  à  conséquence*  Eux*- mômes  en 
riaient;  parfois  Us  daignaient  épouser  leurs  filles» 
leurs  fortunes,  pour  se  refaire*  Les  jeunes  parie* 
meutaires  trop  flattés  de  cette  camaraderie,  de  ces 
slliaDces  avec  des  gens  de  haute  volée,  tâchaient  de 
leur  ressembler,  d'être»  h  leur  huage»  d'aimables 
mauvais  sujets»  et»  comme  les  copistes  maladroits^ 
dépassaient  leurs  maîtres.  Ils  quittaient  leurs  robes 
rouges,  descendaient  des  fleurs  de  lis  pour  courir 
les  petites  maisons^  les  petits  soupers»  pour  jouer 
la  comédie. 

Voilk  où  tombe  la  justieei..,  triste  histoire  I  Au 
moyen-àge,  elle  est  matérielle,  dans  la  terre  et  dans 
la  race,  dans  le  fief  et  dans  le  sang.  Le  seigneur»  ou 
bien  celui  qui  succède  k  tous»  le  seigneur  des  sei-* 
goeurs,  le  roi,  dit  :  «  La  justice  est  à  moi,  je  puis 
jiilger  ou  faire  juger,  par  qui  t  n'importe»  par  mon 
lieutenant  queleraque»  mon  domestique»  mon  inten^ 
dut,  mon  portier...  Viens,  je  suis  content  de  toi,  je 
te  donne  une  justice,  »  — Celui-ci  en  dit  autant  :  h  ne 


m  ILS  N*ADIfBTTAlENT  PLOS  OOB  DBS  NOBLES. 

jugerai  pas  moi-même,  je  vendrai  cette  justice.  — 
Arrive  le  fils  d'un  marchand,  qui  achète,  pour  re- 
vendre, la  chose  sainte  entre  tous;  la  justice  passe 
de  main  en  main,  comme  un  eifet  de  conmierce, 
elle  passe  en  héritage,  en  dot...  Étrange  apport 
d'une  jeune  épousée,  le  droit  de  faire  rompre  et 
pendre!... 

Hérédité,  vénalité,  privilège,  exception,  voilà  les 
noms  de  la  justice  !  Et  comment  donc  autrement 
s'appellerait  l'injustice  T. . .  —  Privilèges  de  personnes^ 
jugées  par  qui  elles  veulent...  —  Et  privilège  de 
temps  :  Je  te  juge,  à  ma  volonté,  demain,  dans  dix 
ans,  jamais...  — Et  privilège  de  lieu.  De  cent  cin- 
quante lieues  et  plus,  le  Parlement  vous  attire  ce 
pauvre  diable  qui  plaide  avec  son  seigneur;  qu'il 
se  résigne,  qu'il  cède,  je  le  lui  conseille  ;  qu'il  aban- 
donne tout  plutôt  que  de  venir  traîner  des  années 
peut-être,  à  Paris,  dans  la  boue  et  la  misère,  à  solli- 
citer un  arrêt  des  bons  amis  du  seigneur. 

Les  parlements  du  dernier  temps  avaient,  par  des 
arrêtés  non  promulgués,  mais  avoués,  exécutés  fidè- 
lement, pourvu  à  ne  plus  admettre  dans  leur  sein  que 
des  nobles  ou  anoblis. 

De  là,  un  affaiblissement  déplorable  dans  la  ca- 
pacité. L'étude  du  droit,  abaissée  dans  les  écoles  ^y 

^  Le  Ténérable  M.  Berriat  Sùnt-Prix  m'a  sotnrent  conté  là-dessus 
des  faits  singuliers.  L*ignoraiioe  et  U  rotttiae  defenaieni  chaque  joi^ 
davantage  le  caractère  des  tribunaux.  Sur  leur  opposition  systématique 
aux  tentatives  de  d'Aguesseau  pour  ramener  le  droit  à  Tunité,  V.  la 
belle  Histoire  du  droit  français  de  St.  La  Perrière. 


LES  PARLEMeirrs  de  ROUEN,  MBTZi  HfiSISTENT  (NOVEMBRE)  89.  1S 

faible  chez  les  avocats,  fut  nulle  chez  les  magistrats, 
chez  ceux  qui  appliquaient  le  droit  pour  la  vie  ou 
pour  la  mort.  Les  compagnies  demandaient  peu 
qu'on  fit  preuve  de  science,  si  Ton  prouvait  la  no- 
blesse. 

De  là  encore  une  conduite  de  plus  en  plus  double 
et  louche.  Ces  nobles  magistrats  sans  cesse  avancent 
et  reculent.  Ils  crient  pour  la  liberté;  Turgot  vient, 
ils  le  repoussent.  Us  crient  :  Les  Ëtats-Généraux  !  Le 
jour  où  on  les  leur  donne,  ils  proposent  de  les  rendre 
nuls,  en  les  calquant  sur  la  forme  des  vieux  Ëtats 
impuissants. 

Ce  jour-là,  ils  étaient  morts. 

Quand  TÂssemblée  décréta  la  vacance  indéfinie^ 
ils  s'attendaient  peu  à  ce  coup.  Ceux  de  Paris  vou- 
laient résister*.  Le  garde-des^ceaux,  archevêque  de 
Bordeaux,  les  supplia  de  n'en  rien  faire.  Novembre 
aurait  renouvelé  le  grand  mouvement  d'octobre.  Ils 
enregistrèrent  et  firent  l'offre,  un  peu  tardive,  de 
juger  gratuitement. 

Ceux  de  Rouen  enregistrèrent;  mais,  secrètement, 
prudemment,  ils  écrivirent  au  Roi  qu'ils  le  faisaient 
provisoirement  et  par  soumission  pour  lui.  Ceux  de 
Metz  en  dirent  autant,  publiquement,  avec  au- 
dace, toutes  les  chambres  assemblées,  motivant  har- 
diment cet  acte  sur  la  non-liberté  du  Roi.  Ceux-ci 
pouvaient  être  braves  sous  le  canon  de  Bouille. 

Grande  peur  du  garde  des  sceaux,  le  timide  évé- 

*  V.  le  parlementaire  SaUier,  Annale»,  II,  49. 


34      PAALEHENTii  DB  MRTZ,  ROUEN,  8K  RÈTRACTBNT. 

que.  11  montre  au  Roi  le  péril;  TAssemblée  va  ri«- 
poster,  s'irriter,  lancer  le  peuple.  Le  moyen  de 
sauver  le$  parlement^,  c'est  que  le  Roi  se  hâte  de 
les  condamner  lui-même.  Il  sera  en  position  meil^ 
leure  pour  intervenir  et  intercéder.  Déjà,  en  effet  les 
villes  de  Rouen,  de  Mets,  déféraient  leur  parlement, 
demandaient  leur  punition.  Ces  corps  orgueilleux  se 
virent  seuls,  toute  la  population  contre  eux.  Ils  se  ré* 
tractèrent.  Metz,  elle-même,  pria  pour  les  coupa- 
bles. Et  l'Assemblée  pardonna  (26  novembre  80). 


CHAPITRE  IV. 

RÉSISTANCES.  PARLEMENTS.  MOUVEMENT  DES  FÉDÉRATIONS. 


Trtfioz  de  rorganisation  Judiciaire.  Le  parlement  de  Bretagne  i  la  barre, 
8  jaavier  90.  Le«  parlementa  de  Rretagne  et  de  Bordeans  oondamBéa, 
JanTîer,  mars.  —  Origine  des  fédérations:  Ai^on,  Bretagne,  Dtvphiiié, 
Franche-Comté,  Rhône,  Bourgogne,  Languedoc,  PrOTence,  etc.  La  guerre 
eMtn  iea  châteavi,  téprfiiée;  les  villas  ddléftdeBt  les  Mblea,  leuit  en- 
nemis, février  1790. 


La  résistance  la  plus  obstinée  fut  celle  du  parle-» 
ment  de  Bretagne.  Par  trois  fois  il  refusa  l'enre- 
gîstrement,  et  il  se  croyait  en  mesure  de  soute- 
nir ce  refus.  D'une  part^  il  atait  la  noblesse  qui  s'as- 
semblait à  Saint<-MalOy  les  nombreux  et  trèfr-fidèles 
domestiques  des  nobles,  les  siens,  sa  clientèle  dans 
les  villes,  ses  amis  dans  les  confréries,  dans  les  corpo- 
rations de  métiers  ;  ajoutez  la  facilité  de  recruter  dans 
cette  foule  d'ouvriers  sans  ouvrage,  de  gens  qui  va- 
guaient dans  les  rues,  mourant  de  faim.  Les  villes  les 
voyaient  travailler,  préparer  la  guerre  civile.  Envi- 


36  Nouvelle  organisation  looiciAiRE. 

rontiéed  de  campagnes  hostiles  ou  douteuses,  elles 
pouvaient  être  affamées.EUes  tranchèrent  le  nœud  qui 
tardait  à  se  dénouer.  Rennes  et  Nantes,  Vannes  et 
Saint-Malo,  envoyèrent  à  rassemblée  des  accusations 
foudroyantes,  déclarant  qu'elles  abjuraient  tout  rap- 
port avec  les  traîtres.  Sans  rien  attendre,  la  garde 
nationale  de  Rennes  entra  au  château  et  s'assura  des 
canons  (18  décembre  89). 

L'Assemblée  prit  deux  mesures.  Elle  manda  le 
parlement  de  Bretagne  à  comparaître  devant  elle.  Elle 
accueillit  la  pétition  de  Rennes  qui  sollicitait  la  créa- 
tion d'autres  tribunaux.  Elle  commença  son  beau 
travail  sur  l'organisation  d'une  justice  digne  de  ce 
nom,  non  payée,  non  achetée,  ni  héréditaire»  sortie 
du  peuple  et  pour  le  peuple.  Le  premier  article  d'une 
telle  organisation  était,  bien  entendu,  la  suppression 
des  parlements  (  22  décembre  89). 

Thouret»  l'auteur  du  rapport,  établit  parfaitement 
cette  vérité,  trop  oubliée  depuis,  qu'une  révolution 
qui  veut  durer  doit,  avant  tout,  6ter  à  ses  ennemis 
l'épée  de  justice. 

Étrange  contradiction,  de  dire  au  système  qu'on 
renverse  :  «  Ton  principe  m'est  opposé,  je  l'effiaice 
des  lois,  du  gouvernement;  mais,  en  toute  affaire 
privée,  tu  l'appliqueras  contre  moi...»  Gomment  mé* 
connaître  ainsi  la  toute-puissance,  modeste,  sourde, 
mais  terrible,  du  pouvoir  judiciaire,  son  invincible 
absorption.  Tout  pouvoir  a  besoin  de  lui;  lui,  il  se 
passe  des  autres.  Donnez-moi  le  pouvoir  judiciaire, 
gardez  vos  lois,  vos  ordonnances,  tout  ce  monde  de 


PARLBMBNT  BB  BRETAGNE  A  LA  BARRB  (8  JANVIBB  90).         37 

papier  ;  je  me  charge  de  faire  triompher  le  système  le 
plus  contraire  à  vos  lois. 

Il  leur  fallut  bien  venir,  ces  vieux  tyrans  parle* 
mentaires,  aux  pieds  de  la  nation  (8  janvier).  S'ils 
n'étaient  venus  d'eux-mêmes,  la  Bretagne  aurait  plu- 
tôt levé  une  armée  ex[Nrès  pour  les  y  traîner,  lis 
comparurent  avec  arrogance,  un  mépris  mal  déguisé 
pour  cette  Assemblée  d'avocats,  n'en  tenant  guère 
plus  de  compte  qu'aux  jours  où  d'en  haut  ils  écra- 
saient le  barreau  de  pesantes  mercuriales.  Les  rôles 
ici  étaient  changés.  Au  reste,  qu'importaient  les  per- 
sonnes? C'était  devant  la  raison  qu'il  fallait  répondre, 
devant  les  principes,  posés  pour  la  première  fois. 

Leur  superbe  baissa  tout-à-fait,  ils  furent  comme 
cloués  à  la  terre,  quand,  de  cette  Assemblée  d'avocats, 
les  mots  suivants  furent  lancés  :  «  On  dit  que  la  Bre- 
tagne n'est  pas  représentée,  et,  dans  cette  assemblée, 
elle  a  soixante-six  représentants...  Ce  n'est  pas  dans 
de  vieilles  chartes,  où  la  ruse  combinée  avec  la  force 
a  trouvé  moyen  d'opprimer  le  peuple,  qu'il  faut  cher- 
cher les  droits  de  la  nation  ;  c'est  dans  la  Raison  ;  ses 
droits  sont  anciens  comme  le  temps,  sacrés  comme  la 
nature.  » 

Le  président  du  parlement  de  Bretagne  n'avait  pas 
défendu  le  parlement  qui  était  en  cause.  11  défendait 
la  Bretagne,  qui  ne  voulait  pas  être  défendue,  et  n'en 
avait  pas  besoin. 

11  aJlégua  les  clauses  du  mariage  d'Anne  de  Bre- 
tagne, mariage  qui  n'était  qu'un  divorce  organisé, 
stipulé,  entre  la  Bretagne  et  la  France.  II  plaidait 


88  PAALEIIEIITS  DE  9HETAGlfE  ET  DE  BORDEAUX 

pour  CQ  divorce,  comme  un  droit  qui  de?ait  être 
éternel.  Haineuse,  insidieuse  défense,  adressée,  non  k 
l'Assemblée,  mais  h  l'orgueil  provincial,  provocation 
retentissante  à  I4  guerre  civile, 

La  Bretagne  avait*elle  à  craindre  de  diminuer,  en 
devenant  France?  est-*ce  qu'une  telle  séparation  pou- 
vait durer  à  jamais?  ne  fallaitril  pas  t6t  ou  tard  qu'un 
mariage  plus  vrai  se  fit?  La  Bretagne  a  gagné  assez  à 
participer  à  la  gloire  d'un  tel  empire.  Et  cet  empire 
certes,  a  gagné,  nous  en  conviendrons  toujours,  à 
épouser  la  pauvre  et  glorieuse  contrée,  sa  fiancée  de 
granit,  celte  mère  des  grands  cœurs  et  des  grandes 
résistances. 

Ainsi  la  défense  des  paiiements,  trop  mauvaise,  se 
retirait  dans  la  défense  des  provinces,  des  états  pro- 
vinciaux. Mais  ces  Ëtats  se  trouvaient  plus  faibles 
encore,  en  un  sens.  Les  parlements  étaient  des  corps 
homogènes,  organisés  ;  les  Ëtats  n'étaient  autre  chose 
que  de  monstrueuses  et  barbares  constructions,  hé- 
térogènes et  discordantes.  Ce  qu'on  pouvait  dire  de 
pieilleur  eu  leur  faveur,  c'est  que  tels  d'entre  eux, 
ceux  du  Languedoc,  par  exemple,  avaient  sagement, 
prudemment  administré  l'injustice.  D'autres,  ceux 
du  Dauphiné,  sous  l'habile  direction  de  Meunier, 
avaient  pris,  la  veille  de  la  Révolution,  une  noble 
initiative. 

Le  même  Meunier,  fugitif,  jeté  dans  la  réaction, 
avait  abusé  de  son  influence  sur  le  Dauphiné,  pour 
faire  indiquer  une  convocation  prochaine  des  États, 
fc  où  l'on  examiuerfiit  si  effectivement  le  roi  était  li- 


CONDAMll»  (lANTIEII.  MARS  00).  90 

bre.  •  À  Toulouse,  une  ou  deux  centaines  de  nobles 
et  de  p»r}9inentaireB  avaient  simulé  un  essai  de  réur 
nion  d'États.  Ceuy^  de  Cambrésis,  imperceptible  as- 
semblée d'un  pays  imperceptible,  qui  s'intitulaient 
ËtatS)  avaient  réclamé  leur  privilège  de  ne  pas  ètro 
Franoe,  et  dit,  comme  ceux  de  Bret^ne  ;  Nous 
sommes  une  nation. 

Ces  fausses  et  infidèles  représentations  des  provin^- 
ces  venaient  audacieusemeot  parler  en  leur  nom.  Et 
elles  recevaient  à  l'instant  de  violents  démentis.  Les 
municipalités,  ressuscitées,  pleines  de  vigueur  et 
d'énergie,  venaient  une  à  une,  devant  l'Assemblée  na- 
tionale, dire  à  ces  États,  à  ces  Parlements  :  <  No 
parles  pas  au  nom  du  peuple;  le  peuple  ne  vous  con** 
naît  pas  ;  vous  ne  représentez  que  vous>-mèmeSy  la  vé^- 
palilé,  l'hérédité,  le  privilège  gothique.  » 

La  municipalité,  corps  réel,  vivant  (on  le  sent  &  la 
force  de  ses  coups),  dit  k  ces  vieux  corps  artiftoiels, 
à  ees  vieilles  ruines  barbares,  l'équivadent  du  mot 
déjà  signifié  au  corps  du  clergé  :  «  Vous  n'existât 
pas!» 

Ils  firent  pitié  à  l'Assemblée.  Tout  ce  qu'elle  fit  à 
oeux  de  Bretagne,  ce  fut  de  les  déclarer  inhabiles  à 
faire  oe  qu'ils  refusaient  de  faire,  de  leur  interdire 
toute  fonction  publique,  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent 
présenté  requête  pour  obtenir  de  prêter  serment 
(11  janvier). 

Même  indulgence,  deux  mois  après,  pour  le  parle- 
ment de  Bordeaux,  qui,  saisissant  Toccasion  des  désor-* 
dresdu  Midi,  se  hasarda  jusqu'à  foire  une  espèce  de 


10  ORIGINE  DES  FÉDÉRATIONS  (g9). 

réquisitoire  contre  la  Révolution ,  déclarant  dans  un 
acte  public  qu'elle  n'avait  fait  que  du  mal,  appelant 
insolemment  l'Assemblée  les  députés  des  baiUùyes. 

L'Assemblée  eut  peu  à  sévir.  Le  peuple  y  su£Bsait 
de  reste.  La  Bretagne  comprima  le  parlement  de 
Bretagne.  Et  celui  de  Bordeaux  fut  accusé  devant 
l'Assemblée  par  la  ville  même  de  Bordeaux  qui  en- 
voya tout  exprès,  pour  soutenir  l'accusation,  le  jeune 
et  ardent  Fonfrède  (4  mars). 


Ces  résistances  devenaient  tout-à-fait  insignifiantes 
au  milieu  de  l'immense  mouvement  populaire  qui  se 
déclarait  partout.  Jamais,  depuis  les  croisades,  il 
n'y  eut  un  tel  ébranlement  des  masses,  si  général,  si 
profond.  Élan  de  fraternité  en  90  ;  tout-à-l'heure 
élan  de  la  guerre. 

Cet  élan  d'où  commence-t-il?  De  partout.  Nulle 
origine  précise  ne  peut  être  assignée  à  ces  grands 
faits  spontanés. 

Dans  l'été  de  1789,  dans  la  terreur  des  brigands j 
les  habitations  dispersées,  les  hameaux  même  s'ef- 
frayent de  leur  isolement:  hameaux  et  hameaux 
s'unissent,  villages  et  villages,  la  ville  même  avec  la 
campagne.  Confédération,  mutuel  secours,  amitié 
fraternelle,  fraternité,  voilà  l'idée,  le  titre  de  ces 
pactes.  —  Peu,  très-peu,  sont  écrits  encore. 

L'idée  de  fraternité  est  d'abord  assez  restreinte. 
Elle  n'implique  que  les  voisins,  et  tout  au  plus  la 
province.  La  grande  fédération  de  Bretagne  et  Anjou 


A!«iOU,  BRETAGNB,  DAUPIIINÉ,  ETC.  (DÉGSIIBRB-JANVIER  90).      4i 

a  encore  ce  caractère  provincial.  Convoquée  le  26 
novembre,  elle  s'accomplit  en  janvier.  Au  point  cen- 
tral de  la  presqu'île,  loin  des  routes,  dans  la  solitaire 
petite  ville  de  Pontivy,  se  réunissent  les  représentants 
de  cent  cinquante  mille  gardes  nationaux.  Les  cava- 
liers portaient  seuls  un  uniforme  commun ,  corset 
rouge  et  revers  noirs  ;  tous  les  autres,  distingués  par 
des  revers  roses,  amarantbe,  chamois,  etc.,  rappe- 
laient dans  l'union  même,  la  diversité  des  villes  qui 
les  envoyaient.  Dans  leur  pacte  d'union,  auquel  ils 
invitent  toutes  les  municipalités  du  royaume,  ils 
insistent  néanmoins  pour  former  toujours  une  famille 
de  Bretagne  et  Anjou ,  «  quelle  que  soit  la  nouvelle 
division  départementale ,  nécessaire  à  l'administra- 
tion. 9  fls  établissent  entre  leurs  villes  un  système 
de  correspondance.  Dans  la  désorganisation  générale, 
dans  l'incertitude  où  ils  sont  encore  du  succès  de 
l'ordre  nouveau,  ils  s'arrangent  pour  être  du  moins 
toujours  organisés  à  part. 

Dans  les  pays  moins  isolés,  au  croisement  des 
grandes  routes,  sur  les  fleuves  spécialement,  le  pacte 
fraternel  prend  un  sens  plus  étendu,  l^es  fleuves  qui, 
sous  l'ancien  régime,  par  la  multitude  des  péages, 
par  les  douanes  intérieures,  n'élaient  guère  que  des 
limites,  des  obstacles,  des  entraves,  deviennent, 
sous  le  régime  de  la  liberté,  les  principales  voies  de 
circulation  ,  ils  mettent  les  bommes  en  rapport 
d'idées,  de  sentiments,  autant  que  de  commerce. 

C'est  près  du  Rhône,  à  deux  lieues  de  Valence,  au 
petit  bourg  d^Ëtoile,  que  pour  la  première  fois  la  pro- 


m  rtDÉRATKNIt, 

f>ineÊ  e$t  aifurée  ;  quatorze  communes  ruralei  du 
Dauphiné  s'unissent  entre  elles,  et  se  dopnrat  à  la 
grande  unité  française  (29  nov.  1789).  Belle  réponse 
de  ces  paysans  aux  politiques,  aux  Meunier,  qui  fai^ 
saient  appel  à  l'orgueil  proyincial,  à  l'esprit  de  divi^ 
flion,  qui  essayaient  d'armer  le  Dauphiné  contre  la 
France. 

Cette  fédération ,  reneuTclée  à  Montélimart,  n'est 
plus  seulement  dauphinoise,  mais  mêlée  de  plusieurs 
provinces  des  deux  hves ,  Dauphiné  et  Vivurais  » 
Provence  et  Languedoc.  Cette  fois  donc,  ce  sont  des 
Français.  -^Gnsnoble  y  envoie  d'ell&^mème,  malgré 
sa  municipalité,  «n  dépit  des  politiques;  elle  ne  se 
soucie  plus  de  son  rôle  de  capitale  ;  elle  aime  mieux 
être  France.  »•  Tous  ensemble  ils  répètent  le  ser- 
ment sacré  que  les  paysans  ont  fait  déjà  en  novem^ 
bre  :  Plus  de  province  1  la  patrie  !•..  Et  s'aider,  sa 
nourrir  les  uns  les  autres,  se  passer  les  blés  de  maio 
en  main  par  le  Rhône  (1 3  décembre). 

Fleuve  sacré,  qui  traversant  tant  de  peuples,  de 
races,  de  langues,  semble  avoir  hftte  d'échanger  les 
produits,  les  sentiments,  les  pensées,  il  est,  dans  son 
cours  varié,  l'universel  médiateur,  le  sociable  Genius^ 
la  fraternité  du  Midi.  C'est  au  point  aimable  et  riant 
de  son  mariage  avec  la  Saône,  que  sous  Auguste 
soixante  nations  des  Gaules  avaient  dressé  leur  autel. 
Et  c'est  an  point  le  plus  austère,  au  passage  sérieux^ 
profond,  que  dominent  les  monts  cuivrés  deTArdé^ 
cbe,  dans  la  romaine  Valence ,  assise  sous  sou  arc 
éternel,  que  se  fît,  le  31  janvier  1790,  l^premièrede 


RHONE  (DâCEHBR&JANVIER  90).  43 

DOS  grandes  fédérations.  Dix  mille  hommes  étaient 
en  armes,  qui  devaient  en  représenter  plusieurs  cen- 
taines de  mille.  Il  y  avait  trente  mille  spectateurs. 
Entre  cette  immuable  antiquité,  ces  monts  immua- 
bles, devant  ce  fleuve  grandiose,  toujours  divers,  tou-* 
jours  le  même,  se  fit  le  serment  solennel.  Les  dix 
mille,  un  genou  en  terre,  les  trente  mille  à  deux  ge-* 
DOUX,  tous  ensemble  jurèrent  la  sainte  unité  de  la 
France. 

Tout  était  grand,  le  lieu,  le  moment  ;  et,  chose 
rare,  les  paroles  ne  furent  nullement  au-dessous. 
La  sagesse  du  Dauphiné,  Taustérité  du  Yivarais,  le 
tout  animé  d'un  soufQe  de  Languedoc  et  de  Pro- 
vence. A  rentrée  d'une  carrière  de  sacrifices  qu'ils 
prévoyaient  parfaitement,  au  moment  de  commencer 
l'œuvre  grande  et  laborieuse,  ces  excellents  citoyens 
se  recommandaient  les  uns  aux  autres  de  fonder  la 
liberté  sur  la  seule  base  solide,  «  la  vertu  »,  sur  C4 
qui  rend  les  dévouements  faciles,  a  la  simplicité ,  Ic^ 
frugalité,  la  pureté  du  cœur  !  » 

Je  voudrais  savoir  aussi  ce  que  disaient,  presque 
en  face,  de  l'autre  côté  du  Rhône,  à  Youte,  les  cent 
mille  paysans  armés  qui  y  firent  l'union  du  Yivarais. 
C'était  encore  février,  rude  saison  dans  ces  froides 
montagnes;  ni  le  temps,  ni  la  misère,  ni  les  routes 
effroyables,  n'empêchèrent  ces  pauvres  gens  d'ar- 
river au  rendez-vous.  Torrents,  verglas,  précipices, 
fontes  de  neiges,  rien  ne  put  les  arrêter.  Une  chaleur 
toute  nouvelle  était  dans  l'air;  une  fermentation  pré- 
coce se  faisait  sentir  à  eux  ;  citoyens  pour  la  première 


44  FÉDÉRATtOXS 

fois,  évoqués  du  fond  de  leurs  glaces  au  nom  inouï  de 
la  liberté,  ils  partirent,  comme  les  rois  mages  et  les 
bergers  de  Noël,  voyant  clair  en  pleine  nuit,  suivant 
sans  pouvoir  s'égarer,  à  travers  les  brumes  d'hiver, 
une  lueur  de  printemps  et  Tétoile  de  la  France. 

Dès  longtemps  les  quatorze  villes  de  Franche- 
Comté,  inquiètes  entre  les  châteaux,  et  les  pillards 
qui  forcent  et  qui  hrâleutles  châteaux,  se  sont  unies  à 
Besançon ,  se  sont  promis  assistance. 

Ainsi,  par-dessus  les  désordres,  les  craintes,  les 
périls,  j*entends  s'élever  peu-à-peu,  répété  par  ces 
chœurs  imposants  dont  chacun  est  un  grand  peuple, 
le  mot  puissant,  magnifique,  doux  à  la  fois  et  for- 
midable, qui  contiendra  tout  et  calmera  tout  :  la  fra- 
ternilé. 

Et  à  mesure  que  les  associations  se  forment ,  elles 
s'associent  entre  elles,  comme  dans  les  grandes  fa- 
randoles du  Midi,  chaque  bande  de  danseurs  qui  se. 
forme,  donne  la  main  à  une  autre,  et  la  même  danse 
emporte  des  populations  entières. 

Ici  éclate,  par  une  double  initiative,  le  grand 
cœur  de  la  Bourgogne. 

Dès  le  fonds  même  de  l'hiver,  dans  la  rareté  des 
subsistances,  Dijon  invite  toutes  les  municipalités  de 
Bourgogne  à  aller  au  secours  de  Lyon  affamée  *. 

Lyon  a  faim,  et  Dijon  souffre...  Ainsi  ces  mots  de 
fraternité,  de  solidarité  nationale,  ne  sont  pas  des 


I  Archives  de  Dijon.  Je  dois  celle  coinmunicalion  à  TobligeaDce  de 
M.  Gamier. 


DE  BOVRGOGKE,  FRANCHE-ECOUTE.  45 

mots,  ce  sont  des  sentiments  sincères ,  des  actes 
réels,  efiBcaces. 

La  même  ville  de  Dijon,  liée  aux  confédérations  de 
Dauphiné  et  de  Yivarais  (elles-mêmes  en  rapport  avec 
celles  de  Provence  et  Languedoc),  Dijon  invite  la 
Bourgogne  à  donner  la  main  aux  villes  de  la  Franche- 
Comté.  Ainsi,  rimmense  farandole  du  sud-est,  liant 
et  formant  toujours  de  nouveau!  anneaux,  avance 
jusqu'à  Dijon,  qui  se  rattache  à  Paris. 

Tous  sortant  de  l'égoïsme,  tous  voulant  du  bien  à 
tous,  tous  voulant  nourrir  les  autres,  les  subsistances 
commencent  à  circuler  facilement,  l'abondance  se 
rétablit  ;  il  semble  que  par  un  miracle  de  la  frs^ter- 
nité  une  moisson  nouvelle  soit  venue  en  plein 
hivOT.  , 

Nulle  trace  dans  tout  cela  de  l'esprit  d'exclusion, 
d'isolement  local,  qu'on  désigna  plus  tard  sous  le 
nom  de  fédéralisme.  Ici,  tout  au  contraire,  c'est  une 
conjuration  pour  l'unité  de  la  France.  Ces  fédéra- 
tions de  provinces  regardent  toutes  vers  le  centre, 
toutes  invoquent  l'Assemblée  nationale,  se  ratta-* 
chent  à  elle,  se  donnent  à  elle,  c'est-à-dire  à  l'unité. 
Toutes  remercient  Paris  de  son  appel  fraternel. 
Telle  ville  lui  demande  secours.  Telle  veut  être  af- 
Gliée  à  sa  garde  nationale.  Clermont  lui  avait  proposé 
en  novembre  une  association  générale  des  munici- 
palités. A  cette  époque  en  effet,  sous  la  menace  des 
États,  des  Parlements,  du  Clergé,  les  campagnes 
étant  douteuses,  tout  le  salut  de  la  France  semblait 
placé  dans  une  ligue  étroite  des  villes.  Grâce  à  Dieu, 


46  LA  GUERRE  CONTHB  LBg  CHATEAUX,  RÉPRIMÉE. 

les  grandes  fédérations  résolurent  mieux  la  difficulté. 
Elles  entraînèrent,  a\ec  les  villes,  un  nombre  im^ 
mense  des  habitants  des  campagnes.  On  l'a  vu  pour 
le  Dauphiné,  le  Vivarais,  le  LAnguedoc. 

Dans  la  Bretagne,  dans  le  Quercy,  le  Rouei^gae,  le 
Limousin,  le  Périgord,  les  campagnes  sont  moins 
paisibles  ;  il  y  a  en  février  des  désordres,  des  violen- 
ces. Les  mendiants,  nourris  à  grand'  peine  jusque-4à 
par  les  municipalités,  sortent  peu^à^peu  et  courent  le 
pays.  Les  paysans  recommencentàforcerles  châteaux, 
brûler  les  chartes  féodales,  exécuter  par  la  force  les 
déclarations  du  4  août,  les  promesses  de  TAssemblée. 
En  attendant  qu'elle  y  songe,  la  terreur  est  dans  les 
campagnes.  Les  nobles  laissent  leurs  châteaux,  vien*- 
nent  se  cacher  dans  lesi  villes,  trouver  sûreté  parmi 
leurs  ennemis.  Et  ces  ennemis  les  défendent.  Les 
gardes  nationaux  de  la  Bretagne,  qui  viennent  de  ju- 
rer leur  ligue  contre  les  nobles,  s'arment  aujourd'hui 
pour  les  nobles,  vont  défendre  les  manoirs,  où  l'on 
conspirait  contre  eux  ^.  Ceux  du  Quercy,  du  Midi  en 
général*  furent  éKalemeut  magnanimes. 

<  Las  gtrdes  ntUoniux  de  4  790  ii*èlaieiii  nullêmeni  iiae  aristocratie, 
comme  quelques  écrivains  le  font  entendre»  par  un  étrange  anaclmn 
nisme.  Dans  la  plupart  des  villes,  c'était,  comme  je  Tai  dit,  littérale- 
ment tout  le  monde.  Tous  étaient  intéressés  à  empêcher  le  ravage  des 
campagnes,  qui  eût  rendu  la  culture  impossible,  affamé  la  France.  — 
An  reste,  ees  désordres  passagers  n*eurent  aucunement  le  caractère 
d'une  Jacquerie.  Dans  certaines  localités  de  Bretagne  et  de  Provence, 
les  paysans  réparèrent  eux-mêmes  les  dégâts  qu'ils  avaient  faits.  Dans 
un  château  ob  ils  ne  trouvèrent  qu*une  dame  malade  avec  ses  enfants, 
ils  s*ab8titirent  de  tout  désordre,  etc. 


LES  VILLES  DÉFENDENT  LES  NOBLES,  LEURS  ENNEMIS  (FÉV.  90).  Al 

Les  pillards  furent  comprimés,  les  paysans  con- 
tenus ,  peu-à-peu  initiés ,  intéressés  au  but  de  la 
RéTolutioD.  À  qui  donc  pouvait -elle  profiter  plus 
qu'à  eux?  Elle  avait  afiranchi  des  dîmes  ceux  d'entre 
eux  qui  possédaient.  Elle  allait,  entre  les  autres, 
créer  des  propriétaires  et  par  centaines  de  mille*  Elle 
allait  leur  donner  Tépée,  de  serfs  en  un  jour  les  faire 
nobles,  les  mener  par  toute  la  terre  à  la  gloire,  aux 
aventures,  tirer  d'eux  des  princes,  des  rois,  et  que 
dis- je?  bien  plus,  des  héros. 


CHAPITRE  V. 

RÉSISTANCES.  U  BEINE  ET  L'AUTRICIIE  (octobre-féTrier). 

Irritation  de  la  reine,  octobre.  Complota  de  la  covr.  Le  Roi  prisonnier  do 
peuple  (novembre-décembre?)  —  La  reine  ae  délie  des  princes.  La  reine 
peo  liée  avec  le  clergé.  Elle  avait  toujours  été  gouvernée  par  rAulriche. 
L'Autriche  intéressée  à  ce  que  le  Roi  n'agit  poinL  Louis  XVI  et  Léopold 
se  déclarent  amis  des  constitutions,  février-mars.  Procès  de  Besenval  et  de 
Favras.  Mort  de  Pavras,  18  février.  Découragement  des  royalistes. «Grandes 
fédérations  du  Nord. 


Du  spectacle  sublime  de  la  fraternité ,  je  re- 
tombe, hélas  !  sur  la  terre,  dans  les  intrigues  et  les 
complots. 

Personne  n'appréciait  l'immensité  du  mouve- 
ment; personne  ne  mesurait  ce  flux  rapide,  invinci- 
ble, qui  monta  d'octobre  en  juillet.  Des  populations, 
jusque-là  étrangères  entre  elles,  se  liaient,  se  rappro- 
chaient. Des  villes  éloignées,  des  provinces,  naguère 
divisées  encore  par  les  vieilles  rivalités,  allaient  en 
quelque  sorte  au-devant  les  unes  des  autres,  se  don- 
naient la  main,  et  fraternisaient.  Ce  fait  si  nouveau, 


IRRITATION  DE  LA  REINE  (OCTOBRE}.  40 

si  frappant,  était  à  peine  remarqué  des  grands  esprits 
de  l'époque.  S'il  eût  pu  l'être  de  la  reine,  de  la  cour, 
il  aurait  découragé  les  résistances  inutiles.  Qui  donc, 
quand  l'Océan  monte,  oserait  marcher  contre  lui? 

La  reine  se  trompa  dès  le  point  de  départ,  et  elle 
resta  trompée.  Elle  vit  dans  le  6  octobre  une  affaire 
arrangée  par  le  duc  d'Orléans,  un  tour  c[ue  lui  jouait 
l'ennemi.  Elle  céda;  mais,  avant  de  partir,  conjura  le 
roi,  au  nom  de  son  fils,  de  n'aller  à  Paris  que  pour 
attendre  le  moment  où  il  pourrait  s'éloigner^. 

Dès  le  premier  jour,  le  maire  de  Paris,  le  priant 
d'y  fixer  sa  résidence,  lui  disant  que  le  centre  de 
l'Empire  était  la  demeure  naturelle  des  rois,  n'avait 
tiré  de  lui  que  cette  réponse  :  «  Qu'il  ferait  volontiers 
de  Paris  sa  résidence  la  plw  habituelle.  » 

Le  9,  proclamation  du  Roi  où  il  annonce  que,  s'il 
n'eût  pas  été  à  Paris,  il  eût  craint  de  causer  un  grand 
trouble;  que,  la  constitution  faite ,  il  réalisera  son 
projet  d'aller  visiter  ses  provinces;  qu'il  se  livre  à 
l*espoir  de  recevoir  d'elles  des  marques  d'affection, 
de  les  yoiT  encourager  V Assemblée  nationale,  etc. 

Cette  lettre  ambiguë  qui  semblait  provoquer  des 
adresses  royalistes,  décida  la  commune  de  Paris  à 
écrire  aussi  aux  provinces;  elle  voulait  les  rassurer, 
disait-elle,  contre  certaines  insinuations,  jetant  un 
voile  sur  le  complot  qui  avait  failli  renverser  l'ordre 
nouveau  ;  elle  offrait  une  fraternité  sincère  à  toutes 
les  communes  du  royaume. 

*  Beaulieu,  n,  S03. 

11.  4 


!»  COVLQflS  DB  LA  i 

La  rotoe  rafiisa  de  recevo»^  les  vaioqueurs  ^e  la 
Bastille  qui  Teoaieat  lui  préseoter  leurs  hoQiHiages. 
Elle  raçul  les  dames  de  la  Halle,  ntaisà  distance,  et 
comme  aâparée,  défondMy  par  les  larges  paniers  de» 
dames  de  la  ooiir  qoî  se  jetàrent  au-devant.  Elle 
éloignait  d'elle  ainsi  une  dasae  trè»-royaliste;  pli^* 
sieurs  des  dames  de  la  Halle  désaTouaient  le  6  oeto** 
bre.  Elles  arrêtèrent  elles-mêmes  quelques  femmes 
sans  af^u,  qui  pénétraient  dans  les  maisons  pour 
extorquer  de  Taigoit. 

Ces  maladresses  de  la  leine  n'étaient  pa^  ptofms  à 
augmenter  la  confiance*  Gomment  eât-elle  subsisté, 
au  milieu  des  tentatÎTes  de  la  cour,  toujours  avœtées, 
découvertes!  D'octobre  en  mara^  on  découvrit  à 
peu  près  un  complot  par  pmia  (Augéard,  Fanas, 
HaiU^îd,  etc). 

Le  2&  octobre,  on  arrête  un  sieur  Augéard,  gaidee 
des^ceaui  de  la  reine  ;  on  trouva  chez  lifi  un  plan 
pour  mener  le  |loi  à  Met^. 

Le  31  Qovem^,  dans  l'Assemblée,  le  comité  des 
rechercbe^,  provoqué  par  Malouet^  le  fiât  taiw  an  lui 
disant  q^'il  existe  un  nouveau  çomidot  pour  enkver 
le  Roi  à  Mets,  et  que  Malouet  lui-même  le  oonnatt 
pariûtement 

Le  25  décembre,  on  arrête  le  marquis  de  Favr«9, 
encore  un  raleveur  du  Roi,  qui  recriiitait  daast^ari». 
Si  Ton  eût  eu  pour  projet  de  troubla  pour  totyoue» 
rimagination  du  peuple,  de  le  pendre  fol  de  défiance 
et  de  craintes,  l'entourant  ainsi  de  ténèbres,  de  com- 
plots, de  pièges,  il  eût  fallu  faire  exactement  ce  qu'on 


LE  BOI  PRISONNIER  W  PBUHB  (NOVBlISREt  DÉCEMBRE  T).       SI 

fit  n  eût  Mu,  par  une  suite  de  compintiods  mal- 
adroites, lui  montrer  à  chaque  instant  le  roi  en  fiiite, 
le  roi  à  la  tète  des  armées,  le  roi  retenant  affirmer 
Paris. 

Sans  doute,  en  supposant  la  liberté  assise^  les  té* 
sistances  moins  fortes,  il  eûtmieui  talû  leuroilyrif 
la  porte  toute  grande,  à  ce  roi,  à  cette  rame,  les  me- 
nœà  leur  ?iaie  ]dace,  à  la  firontière,  en  fiike  cadeau 
à  l'Autriche. 

Hais,  dans  l'état  chancelant,  incertain,  où  se  troU'^ 
Yaitlapaurre  France,  ayant  pour  chef  une  assemblée 
de  métaphysiciens,  et  contre  elle  des  hommes  <f  eiéctn 
tion  et  de  main,  comme  était  M.  de  Bouille,  comme 
nos  officiers  de  marine,  comme  les  gentilshommes 
bretons,  il  était  bien  difficile  de  l&cher  le  grand  otage, 
le  Roi,  de  donner  à  toutes  ces  forées  ce  qui  leur 
Ruinquait,  l'unité. 

*  Donc,  le  peuple  veillait  nuit  et  jour,  rédait  aritour 
des  Tuileries;  il  ne  se  flait  à  personne.  B  allait  teir 
tous  les  matins  si  le  Roi  n'était  pas  parti.  La  garde 
nationale  lui  en  répondait,  et  le  cofianandant  de  te 
garde  nationale.  Mille  bruits  circnlaient,  reproduits 
par  des  journaux  violents,  furieux,  qui  à  tout  ha*- 
said  dénonçairat  quelque  complot...  Les  gens 
modérés  s'indignaient,  niaient,  ne  voAhûest  paa 
croire...  Le  complot  n'en  était  pas  moins  découvert 
le  lendemam.  Le  résultat  de  tout  ceci,  c'est  que  le 
Roi,  qui  n'était  nullement  prisonnier  en  octobre, 
l'était  ep  novembre  ou  décembre. 

La  reine  avait  manqué  un  moment  unique,  aâsan 


52  LA  RBINB  DÉDAIGNE 

rable,  irréparable,  le  moment  où  Lafayette  et  Mira- 
beau se  trouvèrent  d'accord  pour  elle  (fin  octobre). 

Elle  ne  voulait  pas  être  sauvée  par  la  Révolution, 
par  Mirabeau,  par  Lafayette  ;  courageuse  et  rancu- 
neuse,  véritable  princesse  de  la  maison  de  Lorraine, 
elle  voulait  vaincre  et  se  venger. 

Elle  risquait  à  la  légère,  se  disant  évidemment, 
comme  disait  dans  une  tempête  Henriette  d'Angle- 
terre, qu'après  tout,  les  reines  ne  pouvaient  pas  se 
noyer. 

Marie-Thérèse  avait  été  bien  près  de  périr,  et  elle 
n'avait  pas  péri.  Ce  souvenir  héroïque  de  la  mère  in- 
fluait beaucoup  sur  la  fille  —  à  tort  —  la  mère  avait 
pour  elle  le  peuple,  la  fille  l'avait  contre  elle. 

M.  de  Lafayette,  peu  royaliste  avant  le  6  octobre, 
l'était  sincèrement  depuis.Il  avait  sauvé  la  reine, 
protégé  le  roi.  On  s'attache  par  de  telles  choses.  Les 
efforts  prodigieux  qu'exigeait  de  lui  le  maintien  de^ 
l'ordre  lui  faisaient  vivement  désirer  que  l'autorité 
reprit  force.  Il  écrivit  par  deux  fois  à  H.  de  Bouille, 
le  priant  de  s'unir  à  lui  pour  sauver  la  royauté.  M.  de 
Bouille  regrette  amèrement,  dans  ses  Mémoires,  de 
ne  point  l'avoir  écouté. 

Lafayette  avait  fait  une  chose  agréable  à  la  reine, 
en  chassant  le  duc  d'Orléans.  11  lui  faisait  une  sorte 
de  cour.  11  est  curieux  de  voir  le  général,  l'homme 
occupé,  suivre  la  reine  aux  églises,  assister  aux 
offices  où  elle  faisait  ses  pâques^ 

^  En  cela  M.  de  Lafayette  \oulait,  je  crois,  faire  aussi  sa  cour  I  ta 
dévote  et  vertueuse  femme.  Il  hii  écrit  vite  ce  grand  événement. 


LAFAYETTB  ET  MIRABEAU  (NOVEMBRE  89).  I$3 

Pour  la  reine,  pour  le  roi,  Lafayette  surmoala  la 
répugnance  que  lui  inspirait  Mirabeau. 

Dès  le  16  octobre,  Mirabeau  s'était  offert,  par  une 
note,  que  son  ami  Lamarck,  l'homme  de  la  reine,  ne 
montra  pas  même  au  roi.  —  Le  20,  nouvelle  note  de 
Mirabeau;  mais  celle^^i,  il  l'envoya  à  Lafayette,  qui 
s'aboucha  avec  l'orateur,  le  conduisit  chez  le  minis- 
tre Mon  tmorin. 

Ce  secours  inespéré  qui  leur  tombait  du  ciel,  fut 
tout-4i-fait  mal  reçu.  Mirabeau  aurait  voulu  que  le 
roi  se  contentât  d'un  million  pour  toute  dépense  ; 
qu'il  se  retirât,  non  à  Metz  dans  l'armée,  mais  à 
Rouen ,  et  que  de  là  il  publiât  des  ordonnances  plus 
populaires  que  les  décrets  de  l'Assemblée^.  —  Ainsi 
point  de  guerre  civile,  le  roi  se  faisant  plus  révolu- 
tionnaire que  la  révolution  même. 

Étrange  projet,  qui  prouve  la  confiance,  la  facile 
crédulité  du  génie!...  Si  la  cour  l'eût  accepté  pour 
un  jour,  si  elle  eût  consenti  de  feindre,  c'eût  été  pour 
faire  pendre  le  lendemain  Mirabeau. 

Dès  novembre,  il  put  bien  voir  ce  qu'il  avait  à  at- 
tendre de  ceux  qu'il  voulait  sauver.  Il  lui  fallait  le 
ministère ,  et  garder  en  même  temps  sa  position  do- 
minante dans  l'assemblée  nationale.  Pour  cela,  il 
avait  besoin  que  la  cour  lui  ménageât  l'appui,  la  con- 
nivence, le  silence  du  moins,  des  députés  royalistes. 
Loin  de  là,  le  garde  des  sceaux,  avertit,  anima  plu- 


*  Voir  les  pièces  citées  dans  l*ilisloire  de  M.  Droz,  et  daos  les  Mé- 
moires de  Mirabeau. 


ttl  LA  RBim  SB  DÉni  DES  PRINCBS. 

sieurs  dépatés,  même  de  ropposition,  contre  le  pro- . 
jet.  Au  ministère,  aux  Jacobins  tce  club  était  à 
peine  ourert),  on  trayailla  en  m6me  temps  pour 
rendre  Mihibeau  impossible.  Deux  honnêtes  gens, 
Hontlosibr  du  côté  droit ,  Lanjutnais  du  côté  gauche, 
parlèrent  dans  le  même  sens.  Ils  proposèrent  et  firent 
décréter  «  qu'aucun  député,  en  fonction,  ni  trois  ans 
après,  ne  pût  accepter  de  place.  »  —  Ainsi  les  roya- 
listes réussirent  à  interdire  le  ministère  au  grand 
Orateur,  qui  eût  été  le  sbutien  de  leur  parti  (7  no^ 
vembre). 

La  reine,  nous  Tavonsdit,  ne  voulait  pas  être 
sauvée  par  la  Révolution,  et  elle  ne  voulait  pas  l'être 
non  plus  par  Témigration,  par  les  princes.  Elle  avait 
trop  bien  bonnu  le  comte  d'Artois  pour  ne  pas  savoir 
le  peu  que  c'était.  Elle  se  défiait  aveo  raison  de 
Monsieur,  comme  d'Un  caractère  louche  et  faux. 

Quelles  étaient dono  ses  espérances?  ses  vuest  ses 
secrets  conseillers? 

Il  ne  faut  pas  compter  madame  de  Latnballe  S  jolie 
petite  femme  très^-nuUe  ^  amie  tendre  de  la  reine , 
mais  Âatis  idées,  sans  conversation,  et  qui  ne  méritait 
pas  la  responsabilité  terrible  que  l'on  fit  peser  sur 
elle.  Elle  semblait  être  un  centre  ;  elle  tenait  avec 


t  Joli*  eslle  mot  propre  ;  rien  de  plus  loin  de  la  beauté.  Des  traite 
fort  petitsi  peu  de  froot.  pea  de  cerveau.  Elle  avait  les  maiiia  uo  peu 
grosses,  dit  iDadaoïe  de  Genlis.  Le  portrait  de  Versailles  marque  très- 
bien  la  race  et  le  pays;  c*éuît  une  gentille  Savoyarde.  Les  cheveux 
caehés  dasl  la  poudre,  mais  (hélas  I  il  n*y  parut  que  trop  !  )  abon- 
dants, admirables.. • 


LA  REOIB  nu  Utg  ATBC  LB  CURGÉ.  t(B 

gréce  le  Téritable  salon  de  Marié-Antoinette,  an  re^ 
den^haussée  du  pavillon  de  Flore.  Beaucoup  de  no» 
blesse  y  venaient,  un  monde  indiscret,  futile,  comprb* 
mettant,  t{\n  croyait,  comme  au  temps  de  laFrotade, 
meeer  tout  par  des  satires,  des  mots  piquants,  des 
chansons.  On  lisait  là  le  très-spirituel  joumiU  de» 
Aotaé  des  apôUres;  on  y  chanta  telle  romance  sur  la 
captivité  du  Roi,  qui  fit  pleurer  tout  le  motade,  les 
amis  et  les  ennemis. 

^  Les  relations  de  Harie-^Antoinette  étaient  toutes 
avec  les  nobles,  peu  avec  les  prêtres.  Ellb  n'était  pas 
bigote,  pas  plus  que  son  frère  Joseph  IL 

Les  ndiles  n'étaient  pas  un  parti  :  c'était  une 
classe  nombreuse  divisée  et  sans  lien.  Mais  les  prêtres 
étaient  un  parti,  un  corps  très-serré,  et  matériellement 
trèi-paissitnt.  La  dissidence  momentanée  des  curés  et 
des  prélats  le  faisait  paraître  faible.  Mais  la  force  de  la 
hi^vchie,  mais  l'esprit  de  corps,  tnais  le  Pape^  Id 
voix  du  SAint-Siége ,  allait  tobt-à-rheure  refaire 
l'Unité  du  clergé.  Alors,  par  ses  membres  inférieurs, 
il  allait  puiser  des  foroes  incdhnues  dans  la  terre,  et 
dans  les  hommes  de  la  terre,  les  habitants  des  cam^ 
pagnes»  U  allait  contre  le  peuple  de  la  Révolution 
amener  un  peuple,  la  Yendée  contre  la  France. 

Marie-Antoinette  ne  vit  rien  de  tout  cela.  Ces 
grandes  fwces  morales  étaient  lettre  close  pour  elle; 
Elle  rêvait  Iti  tictoire,  la  force  matérielle.  Bouille 
et  l'Autriche. 

Lorsqu'au  10  août  on  trouva  dans  l'armoire  de  fer 
les  papiers  de  Louis  XVI,  on  lut  avec  étonnement 


86  LA  REINE  AVAIT  TOUJOURS  ÉTÉ 

que,  'dans  les  premières  aimées  de  son  mariage,  il 
n'avait  vu  dans  sa  jeune  femme  qu'un  pur  agent  de 
l'Autriche*. 

Marié  malgré  lui  par  M.  de  Ghoiseul  dans  cette 
maison  deux  fois  ennemie,  comme  Lorraine  et  comme 
Autriche,  obligé  de  recevoir  le  précepteur  de  la 
reine,  l'abbé  de  Yermond,  espion  de  Marie-Thérèse, 
il  persévéra  longtemps  dans  sa  défiance,  jusqu'à 
rester  dix-neuf  ans  sans  parler  à  ce  Yermond. 

On  sait  comment  la  pieuse  impératrice  avait  dis- 
tribué les  rôles  à  sa  nombreuse  famille,  employant 
surtout  ses  filles  comme  agents  de  sa  politique.  Par 
Caroline,  elle  gouvernait  Naples.  Par  Marie-Antoi- 
nette, elle  comptait  gouverner  la  France.  Celle-ci, 
avant  tout,  Lorraine,  Autrichienne,  persécuta  dix  ans 
Louis  XVI  pour  lui  faire  donner  le  ministère  au  lor- 
rain Choiseul,  l'homme  de  l'impératrice.  Elle  réussit 
du  moins  à  lui  faire  accepter  Breteuil^  qui,  comme 
Choiseul,  avait  été  d'abord  ambassadeur  à  Vienne,  et 
comme  lui  appartenait  entièrement  à  cette  cour.  Ce 
fut  encore  la  même  influence  (celle  de  Vermond  sur 
la  reine),  qui,  en  dernier  lieu,  surmonta  les  scrupules 
de  Louis  XVI,  et  lui  fit  prendre  un  athée  pour  premier 
ministre,  l'archevêque  de  Toulouse. 

La  mort  de  Marie-Thérèse,  les  paroles  sévères  de 
Joseph  II  sur  Versailles  et  sur  sa  sœur,  semblaient 
devoir  rendre  celle-ci  moins  favorable  à  l'Autriche. 

*  Il  surveiHaît  sa  correspondance  avec  Vienne,  par  Thugul,  à  qui 
elle  se  confiait.  Lettre  en  date  du  47  octobre  4774,  citée  par  Brtssot, 
Mémoires  IV,  420. 


GOl  VBftNÉB  PAR  L'ADTRICHB.  57 

Ce  fut  alors  cependant  qu'elle  décida  le  Roi  à  donner 
les  millions  que  Joseph  II  voulait  extorquer  des 
Hollandais. 

En  1789,  la  reine  avait  trois  confidents,  trois  con*- 
seillers,  Yermond,  toujours  autrichien,  Breteuil,  non 
moins  autrichien,  enfin  l'ambassadeur  d'Autriche, 
M.  Mercy  d'Argenteau.  Derrière  ce  vieux  Mercy,  il 
faut  voir  celui  qui  le  pousse,  le  vieux  prince  de 
Kaunitz,  ministre  septuagénaire  de  la  m(Hiarchie  au- 
trichienne; ces  deux  fats  ou  ces  deux  vieilles,  qui 
semblaient  tout  occupées  de  toilette  et  de  bagatelles, 
menaient  la  reine  de  France. 

Funeste  direction,  dangereuse  alliance.  L'Autriche 
était  alors  dans  une  situation  si  mauvaise  que  loin 
de  servir  Marie-Antoinette,  elle  ne  pouvait  lui  être 
qu'un  obstacle  pour  agir,  un  guide  pour  agir  mal,  la 
pousser  à  toute  démarche  absurde  que  pourrait  de- 
mander l'intérêt  autrichien. 

Cette  catholique  et  dévote  Autriche  s'étant  faite  à 
mmtié  philosophe  sous  Joseph  II,  avait  trouvé  moyen 
de  n'avoir  personne  pour  elle.  Contre  elle  se  tournait 
sa  propre  épée,  la  Hongrie.  Les  prêtres  belges  lui 
avaient  enlevé  les  Pays-Bas,  avec  l'encouragement 
des  trois  puissances  protestantes,  Angleterre,  Hol- 
lande et  Prusse.  Et  pendant  ce  temps,  que  faisait 
l'Autriche?  elle  tournait  le  dos  à  l'Europe,  se  pro- 
menait dans  les  déserts  des  Turcs,  usait  ses  meilleures 
armées,  au  profit  de  la  Russie. 

L'Empereur  ne  se  portait  pas  mieux  que  l'Empire. 
Joseph  II  était  poitrinaire.  11  mourait  désespéré.  Il 


60  LOUIS  XVI  ET  LKOPOLD  SE  DÉCLARENT 

se  fil  grand  tort.  Elle  eût  dû  se  lier  de  plus  en  plus  au 
clergé.  L'Autriche,  en  lutte  avec  le  clergé,  avait  des 
intérêts  absolument  différents. 

Elle  espérait  apparemment  que ,  si  l'Empereur, 
s'arrangeant  avec  les  Belges,  se  retrouvait  enfin 
libre  de  ses  mouvements,  elle  pourrait  s'abriter 
sous  la  protection  impériale,  montrer  à  la  Révolution 
une  guerre  prête  à  fondre  sur  la  France ,  peut-être 
fortifier  la  petite  armée  de  Bouille  de  quelques  corps 
autrichiens. 

Mauvais  calcul.  Tout  cela  était  trop  long,  et  le 
temps  marchait  très-vite.  L'Autriche,  fort  égoMe, 
était  un  secours  très- lointain  et  très-douteux. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  deux  beaux-frères  suivirent 
exactement  la  même  conduite.  Dans  le  n(iême  mois, 
Louis  XVI  et  Léopold  se  déclarèrent  l'un  et  l'autre 
amis  de  la  liberté,  défenseurs  zélés  des  constitu- 
tions, etc. 

Même  conduite  dans  deux  situations  parfaitement 
opposées.  Léopold  agissait  très-bien  pour  regagner  la 
Belgique  ;  il  divisait  ses  ennemis,  fortifiait  ses  amis. 
Louis  XVI,  tout  au  contraire,  loin  de  fortifier  ses 
amis,  les  jetait  par  cette  parade  dans  le  plus  profond 
découragement;  il  paralysait  le  clergé,  lanoblesse,  la 
contre-révolution. 

Les  modérés  Necker,  Malouet,  croyaient  que  le 
Roi,  par  une  profession  de  foi  constitutionnelle, 
presque  révolutionnaire,  pouvait  se  constituer  le  chef 
de  la  Révolution.  C'est  ainsi  que  les  conseillers 
d'Henri  III  lui  firent  faire  la  fausse  démarche  de  se 


AMIS  DBS  CONSTITimOKS  (FÊVRlEB-MAnS  90).  6t 

dire  chef  delà  Ligue.  L'occasion  semblait,  il  est  vrai, 
fayorable.  Les  désordres  de  janvier  avaient  alarmé 
Tiv^nent  la  propriété.  Devant  ce  grand  intérêt  social, 
on  supposait  que  tout  intérêt  politique  allait  pâlir.  La 
désorganisation  était  effrayante;  le  pouvoir  n'avait 
garde  d'y  remédier;  ici,  il  était  mort  en  réalité, 
et  là,  il  faisait  le  mort,  comme  disait  un  des  I^meth. 
Beaucoup  avaient  déjà  assez  de  révolution,  et  trop  ; 
de  découragement,  ils  auraient  volontiers  sacrifié 
les  songes  d'or  qu'ils  avaient  faits,  à  la  paix,  à 
l'unité. 

Au  même  moment  (du  1^'  au  4  février),  deux  évé- 
nements de  même  sens  : 

D'abord,  s'ouvre  le  club  des  impartiaux  (Malouet, 
Virieu,  etc.).  Leur  impartialité  consistait,  ils  le  di- 
sent dans  leur  déclaration,  à  rendre  force  au  Aot,  et 
à  conserver  des  terres  à  l'église^  à  subordonner  l'a- 
liénation des  biens  du  clergé  à  la  volonté  des  pro- 
vinces* 

Le  4  février,  le  Roi  se  présente  à  Timproviste  dans 
l'Assemblée,  prononce  un  discburs  touchant,  qui 
étonne  et  attendrit...  Chose  incroyable,  merveilleuse! 
Le  Roi  était  secrètement  épris  de  cette  constitution 
qui  le  dépouillait.  Il  loue,  il  admire,  spécialement  la 
belle  division  des  départements.  Seulement,  il  con- 
seille à  TAssemblée  d'ajourner  une  partie  des  ré- 
formes. Il  déplore  les  désordres ,  il  défend ,  console 
le  clergé  et  la  noblesse  ;  mais  enfin,  il  est,  avant 
tout,  dit-il,  l'ami  de  la  constitution. 

11  se  présentait  ainsi  à  l'Assemblée  embarrassée 


9i  LOtJ»  XTI  SB  DÉGLABK 

de  rétid>lir  Tordre,  et  il  semblait  dire  :  Vous  ne  saveie 
que  faire?  Eh  bien  I  reodez^moile  pouvoir... 

L'effet  de  la  soèoe  fut  prodigieux.  L'Assemblée  per- 
dit la  tête*  Barrère  pleurait  à  chaudes  larmes.  Le  Roi 
sort)  ou  court  après  lui,  on  se  précipite.  On  va  cbn 
la  reine.  Elle  reçoit  la  députation,  avec  le  dauphin. 
Toujours  altière  et  gracieuse  :  «  Voici  mon  fils,  dit- 
elle,  je  lui  apprendrai  à  chérir  la  liberté  ;  j'espère  qu'il 
en  sera  l'appui.  » 

Elle  ne  fut  pas  ce  jour4à  la  fille  fie  Marie-Thérèse, 
mais  la  sœur  de  Léopold.  Peu  après,  son  frère  lançait 
le  manifeste  hypocrite ,  où  il  se  déclara  ami  de  la 
liberté ,  de  la  constitution  des  Belges,  jusqu'à  leur 
dire,  lui  Empereur,  qu'après  tout  ils  avaient  eu 
droit  de  s'armer  contre  PEmpereur. 

Pour  revenir ,  l'Assemblée  délira  complètement, 
ne  sut  plus  ce  qu'elle  disait.  Elle  se  lève  tout 
entière,  elle  jure  fidélité  à  la  constitution  qui  n'est 
pas  encore.  Les  tribunes  se  joignent  à  ces  transports, 
dans  un  inconcevable  enthousiasme.  Tout  le  monde 
se  met  k  jurer,  à  l'Hètel-de-Ville,  à  la  Grève,  dans 
les  rues.  On  chante  un  Te  Deum.  On  illumine  le 
soir.  Pourquoi  ne  pas  se  réjouir?  La  Révdutîon  est 
faite,  bien  faite  pour  cette  fois. 

Du  S  février  au  15,  ce  fut  ijne  suite  de  fêtes,  à 
Paris  et  dans  les  provinces.  Partout,  sur  les  places 
publiques  on  se  pressait  pour  prêter  le  serment.  Les 
écoliers,  les  enfonts,  y  étaient  conduits  en  bande. 
Tout  était  plein  d'élan,  de  joie  et  d'enthousiasme. 

Beaucoup  d'amis  de  la  liberté  s'effrayaient  de  ce 


AMI  nS  LA  CdHStntmM  (4  rtfRlBH  iOf*  6B 

mooTeoient,  cfoyaot  qu'il  tournentit  au  profit  du 
Roi.  Erreur.  La  Réirolutiou  était  une  chose  si  fiorte^ 
dans  un  tel  mouvement  ascendant,  que  tout  événe- 
ment nouveau  ^  pour  ou  contre ,  finissait  toujours 
par  la  favoriser^  la  pousser  plus  vite  encore.  Dans 
cette  affaire  du  serment,  il  arrivait  ce  qui  arrive 
toujouKs  pour  toute  passion  violente.  Chacun  en 
prononçant  des  mots,  ne  leur  donnait  nul  autre 
sens  que  ce  qu'il  avait  dans  le  çcem.  Tel  avait  juré 
pour  le  Roi,  qui  n'avait  rien  entendu,  sinon,  jusor 
pour  la  patrie. 

On  remarqua  qu'au  Ik  Ikum, ,  le  Roî  n'était  pas 
venuàKotre^ame,  qu'il  n'avait  pas,  comme  on  Tes- 
pénût.  Juré  sur  l'autel.  Il  vonkît  bien  mentir,  mais 
non  pas  se  parjurer. 

Dte  le  tt  février,  pendant  que  les  fêtes  duraient 
encore,  Grégoire  et  Lanjuinais  dirent  que  la  cause 
des  désordres  était  la  nan^exécution  des  décrets  du 
4  août,  dmc,  qu'il  ne  Mait  pas  faire  halte ^  mais 
bien  avancer. 

Les  tentatives  des  royalistes  pour  reodM  1&  force 
et  les  annes  au  pouvoir  ipyal,  ne  forent  pas  heu* 
reusee.  Maory  essaya  la  ruse,  disant  qu^au  fTiotas 
dum  le$  cam^fftm ,  il  fallait  permettu^  k  la  fbroe 
armée  d'agir,  sans  autorisation  des  munioqMdités. 
Catalèi  essaya  l'audace,  ouvrit  l'avis  étrange  de  don* 
aer  au  Roi  la  dictature  pour  trois  mm.  Ruse  gras* 
siire.  Mirabeau,  Busot,  d^autres  encwe^  déclarèrent 
netiemeat  qu'on  ne  pouvait  se  fier  au  pouvoir  exé-' 
catif.  L'AssemUée  ne  se  fia  qu'aux  municipalités. 


64  PROCÈS  DE  BESENVAL  ET  DE  FAVRAS. 

leur  donna  tout  pouvoir  d'agir,  et  les  rendit  respon- 
sables des  désordres  qu'elles  pourraient  empêcher. 

L'audace  inouïe  de  la  proposition  de  Cazalès  ne 
s'explique  que  par  sa  date  (20  février).  Un  sacrifice 
sanglant  avait  été  fait  le  18,  qui  paraissait  répondre 
de  la  bonne  foi  de  la  cour. 

Elle  avait  alors  deux  affaires,  deux  procès  sur  les 
bras,  celui  de  Besenval,  celui  de  Favras. 

Besenval,  accusé  pour  le  14  juillet,  n'avait  fait 
après  tout  qu'exécuter  les  ordres  de  son  chef  le 
ministre,  les  ordres  du  Roi.  Pourtant,  si  on  l'inno- 
centait, on  paraissait  condamner  la  prise  de  la  Bas- 
tille et  la  Révolution  même.  Il  était  spécialement 
odieux  comme  étant  l'homme  de  la  Reine,  l'ex-con- 
fident  des  parties  de  Trianon ,  l'ancien  ami  de  Choi- 
seul,  et  comme  tel,  appartenant  à  la  cabale  autri- 
chienne. 

Favras  intéressait  moins  la  cour.  C'était  l'homme 
de  Monsieur.  Il  s'était  chargé,  pour  lui,  d'enlever  le 
Roi.  Monsieur,  vraisemblablement,  eût  été  lieutenant- 
général,  régent  peut-être,  si  l'on  eût  interdit  le  Roi, 
comme  le  proposaient  quelques  parlementaires  et 
amis  des  princes.  M.  de  Lafayette  dit  dans  ses  Mé- 
moires, que  Favras  devait  commencer  par  tuer  Bailly 
et  Lafayette. 

Favras  ayant  été  arrêté  dans  la  nuit  du  25  dé- 
cembre. Monsieur,  très -effrayé,  fit  la  démarche 
singulière  d'aller  se  justifier,...  où?  devant  quel  tri- 
bunal ?  devant  la  ville  de  Paris.  Les  magistrats  muni- 
cipaux n'étaient  nullement  qualifiés  peur  recevoir 


MORT  DE  PAVRAS  (18  FÉVRIBR  90).  65 

un  tel  acte.  Monsieur  renia  Favras,  dit  qu'il  n'avait 
nulle  connaissance  de  l'affaire,  fit  une  parade  hypo- 
crite de  sentiments  révolutionnaires,  d'amour  pour 
la  liberté. 

Favras  montra  beaucoup  de  courage,  et  releva  fort 
sa  vie  par  sa  mort.  Il  se  défendit  très-bien ,  et  pas 
plus  qu'il  ne  fallait,  ne  compromettant  personne. 
On  lui  fit  comprendre  qu'il  lui  fallait  mourir  discrè- 
tement j  et  il  le  fit.  La  longue  et  cruelle  promenade  à 
laquelle  on  le  condamna,  l'amende  honorable  à 
Notre-Dame,  etc.,  n'ébranlèrent  pas  sa  fermeté.  Â  la 
Grève,  il  demanda  à  déposer  encore,  et  ne  fut  pendu 
qu'aux  flambeaux  (18  février).  C'était  la  première 
fois  qu'on  pendait  un  gentilhomme.  Le  peuple  mon- 
trait une  impatience  furieuse,  croyant  toujours  que 
la  cour  trouverait  moyen  de  le  sauver.  Ses  papiers, 
recueillis  par  le  lieutenant  civil,  furent  (dit  Lafayette) 
remis  par  la  fille  de  ce  magistrat  à  Monsieur,  devenu 
roi,  qui  s'empressa  de  les  brûler. 

Le  dimanche  qui  suivit  l'exécution ,  la  veuve  et  le 
fils  de  Favras  vinrent  en  deuil  assister  au  dtner  public 
du  Roi  et  de  la  Reine.  Les  royalistes  croyaient  qu'ils 
allaient  combler,  caresser  la  famille  delà  victime.  La 
Reine  n'osa  lever  les  yeux. 

Ils  virent  alors  l'impuissance  où  la  cour  était  ré- 
duite, combien  peu  d'appui  pouvaient  attendre  ceux 
qui  se  dévoueraient  pour  elle. 

Déjà,  au  4  février,  la  visite  du  Roi  à  l'Assemblée, 
sa  profession  de  foi  patriotique,  les  avait  fort  abattus. 
Le  vicomte  de  Mirabeau  sortit,  et  dans  son  déses- 

n.  6 


w  ntaomufiBMnir  ou  BovALiàns. 

poir,  brisa  son  épée.,.  Que  peqserî  que^roife  eq  ^pt? 
I^  royalistes  aTf^iopt  }e  ehoù^  d9  çrpire  le  Roi  çni 
mentewi  0(1  traQ^tfvgç»  4髧i1eur  4i9  son  fffppre  p»F|i. 
Le  Roi  n'était  donc  plus  royaliste?  ou  bien,  il  saçr|9ait 

fm  Plerg^T  §&  M^  Aol>le§s#,  pQ«r  sanv^r  tu)  lam- 
beau ^e  royauté  ? 

M.  dQ  pôuilié,  laissé  «aos  ipstrueUon,  dapfk  l'ignor 
rappe  aim\m  d@  os  qu'il  avait  k  fair^,  tQmi)e  aiofv 
daps  h  Jf\m  profond  dâpoMrugçment.  Toile  es|  i^Hsii 
l'impresslpq  do  l)§aUQoup  de  gentilslioiQine»,  d'of»- 
fîciprs  d@  terrg  çt  de  mef ,  qui  partept  do  Franc». 
M,  de  BQHJllé  Iwiî-méme  dapande  la  p«irmi«iQp 
d'ep  faire  autapt,  de  servir  &  l'étrapg^,  l»  Roi  lui 
fait  dire  dfi  rester,  qu'il  aura  bespin  de  lui.  On  s'est 
trop  hftté  d'espérer;  la  Révolutiop  ètwt  fipie  le 
U  juillet}  finie  le  6  oetobre,  elle  l'^tût  au  ^  février { 
je  craii^  nuûnteoapt  qu'eu  pum^  elle  no  h  noit  pas 
çnçpre. 

Qu'importe!  la  lilierté,  adulte,  robuste  au  l)erceau 
mttmf^i  doit  çraludru  peu  \^  r^iiitauee»,  fille  vient, 
9P  un  ippmeut»  de  vaincre  Mt  piu>  redeutftbld,  1^  dé*- 
^re  et  l'wiM'çhiçii  ç^  pi)i«ias  des  çampague^i  lettie 

gueire  contre  les  château^ ,  qui  gagP4Plr  de  pfoe^ 
eu  prpohe  pieuaçait  tout  le  pays  d'uq  eiub^aseuient 
iuunepse,  tout  cela  a  fini  d'uu  poup.  Ui  muuvenieiit 
de  janvier,  février,  estdéji^  ^pajsé  eu  mars.  Pendant 

que  le  M  ^  préseutftit  pouMue  l'umque  garant  de  la 
pai^  publique,  peudfuit  (jue  VAiiseiublée  cherplMat  et 
ue  trouyait  pas  \m  moyens  de  la  wneper,  i^Vnaçp 


granubs  fédérations  du  nord  (mars  90).  67 

l'aTait  faite  elle-même.  L'élan  de  la  fraternité  avait 
devancé  les  lois;  le  nœud  qu'on  ne  dénouait  pas, 
avait  été  tranché  par  la  magnanimité  nationale.  Les 
villes,  armées  tout  entières,  avaient  marché  à  la 
défense  des  châteaux;  elles  avaient  protégé  les  no- 
bles, leurs  ennemis. 

Les  grandes  réunions  continuent,  et  plus  grandes 
chaque  jour,  si  formidables,  que  sans  agir,  par  leur 
seule  apparition,  elles  doivent  intimider  les  deux  en- 
nemis de  la  France,  d'une  part  l'anarchie,  le  pil- 
lage, d'autre  part  la  contre-révolution.  Ce  ne  sont 
plus  seulement  les  populations  (dus  rares,  plus  disper- 
sées du  Midi  qui  s'assemblept  ;  ce  spot  les  maçsivçs^ 
les  compactes  légions  des  grandes  provinces  du  Nord; 
c'est  la  Champagne,  cent  mille  hommes;  c'est  la 
UttTaîne^  cent  mille  hommes;  les  Vosges,  l'Ai* 
sace,  etc. 

Mouvement  plein  de  grandeur,  désiaiéMssé  et  sans 
jalousie.  Tout  se  groupe,  tout  s*unit;  tout  gravie  à 
l'unité.  Paris  appelle  les  provinces»  veut  s'tmûr  toutes 
les  conmiunes.  Et  les  f^^vtnees  d'elle»iBta)es,  sans 
la  moindre  pensée  d'envie,  veulent  encore  plus  s'unir. 
La  Bretagne,  le  20  mars,  demande  que  la  France 
envoie  un  homme  sur  mille  &  Paris.  Bordeaux  a  déjà 
demandé  une  fête  civique  pour  le  14  juillet.  Les  deux 
propositions  touirà-rheurç  n'en  feront  qu'une.  La 
France  appellera  toute  la  France  à  cette  grande  fète^ 
la  première  du  nouveau  culte. 


CHAPITRE   VI. 


SniM.  LA  RBINE  ET  L'AOTRICHE.  LA  RfilNB  BT  MIBABBAU.  —  L'ARMÉl. 
(mtftHBtl  90). 

L*ABtiielie  m  rallie  rSotope.  Elle  censeille  4e  gagner  Mirabeae  (mars). 
Condaiie  équivoque  de  la  eour  dans  ta  uégoeiatioa  avec  Mirabeau.  Mh» 
beau  lui  porte  de  nouTeani  coups  (avril).  Mirabeau  peu  bifluent  daaa  lee 
clubs.  Miràbeaa  gagné  (10  mai).  Minbeau  fait  donner  au  Roi  Tinitiative 
de  la  guerre  (tt  aai).  Entrevue  de  Mirabeau  et  de  la  relue  (In  uMi). 
—  Le  soldat  fraternise  avec  le  peuple.  La  cour  eroit  gagner  le  soldat.  Mieéru 
de  ranclenne  armée.  Insolence  des  officiers.  Ils  essayent  de  mettre  le  soldat 
eeotre  le  peuple.  RébàbIHUUon  du  soldat,  du  marin. 


Le  complot  de  Favras  était  celui  de  Monsieur  ;  le 
complot  de  Maillebois  (qu'on  découvre  en  mars)  se 
rattache  au  comte  d'Artois,  &  Témigration,  La  cour, 
sans  les  ignorer,  paraissait  suivre  plutôt  le  conseU 
que  Ton  trouva  dans  le  mémoire  d'Âugéard,  garde- 


L'ACTRICHB  SB  BALLIg  L'EUROPE.  m 

des-sceaux  de  la  reine  :  Ruser,  attendre,  simuler  la 
confiance,  laisier  filer  dnq  ou  $iûo  mais. 

Même  mot  d'ordre  à  Vienne,  à  Paris. 

Léopold  négociait.  Il  mettait  les  gouvernements 
soi^isant  amis  de  la  liberté,  les  faux  révolution- 
Mires  (J'entends  l'Angleterre  et  la  Prusse)  à  une  se* 
rieuse  épreuve  ;  il  les  plaçait  en  foce  de  la  Révolu- 
tion, et  peu-à-peu  ils  laissaient  tomber  le  masque. 
Léopold  disait  aux  Anglais  :  «  Vous  platt^il  que  je 
sois  forcé  de  cédera  la  France  une  partie  des  Pays-- 
Bas? »  et  l'Angleterre  reculait  ;  elle  sacrifiait,  devant 
cette  peur,  l'espoir  de  s'emparer  d'Ostende.  Aux  Prus- 
siens, aux  Allemands  en  général,  il  disait  :  «  Pou- 
vons-nous délaisser  nos  princes  allemands  posses- 
sionnés  en  Alsace,  qui  perdent  leurs  droits  féodaux?  » 
La  Prusse  elle-même,  le  16  février,  avait  déjà  parlé 
pour  eux,  proclamé  le  droit  de  l'Empire  de  demander 
raison  à  la  France. 

L'Europe  entière  des  deux  purtis,  d'une  part  Au- 
triche et  Russie,  d'autre  part  Angleterre  et  Prusse, 
gravitait  peu-à-peu  vers  une  même  pensée,  la  haine 
de  la  Révolution.  Seulement,  il  y  avait  cette  diffé- 
rence 'que  la  libérale  Angleterre,  la  philosophique 
Prusse,  avaient  besoin  d'un  peu  de  temps  pour  passer 
d'un  p61e  à  l'autre,  pour  se  décider  à  se  démentir, 
s'abjurer,  se  renier,  avouer  ce  qu'elles  étaient,  les 
ennemis  de  la  liberté.  Ce  respectable  combat  de  là 
honte  et  de  la  pudeur  devait  être  ménagé  par  l'Au- 
triche. Donc,  à  attendre,  il  y  avait  infiniment  à 
gagner.  Encore  un  moment,  tout  le  monde  des  hon- 


70       L'AUTRICHB  €6iWliXB  1»  OACHIER  mUBBAU  (XABS  90). 

sètos  gens  allait  se  trouver  d'accord.  Seole  alors^ 
que  ferait  la  Frauce?.*.  De  quel  poids  énorme  attait 
peser  contre  elle  tdut-inl'heure  rAutriohe,  asràitée  de 
r  Europe! 

Rien  â'empdohait,  en  attendant^  de  donner  aut 
révolutionnaires  de  France  et  de  Belgique  de  boimeë 
paroles»  de  les  endormir^  n  l'on  pouvait^  de  les 
diviser» 

Dès  ({ue  Léopold  fut  empereur  (tO  février  ),  dès 
qu'il  eut  publié  son  étrange  manifeste  oÀ  il  adopte 
les  principes  de  la  révolution  belge,  atode  là  lé^Uté 
de  rinsurrection  contre  l'empereur  (  2  mars)^  son  am^ 
bass&deur^  M.  Mercy  d'Argenteau^  décida  Harie-An^ 
toinetteà  Surmonter  ses  répugnances^  à  se  rapprocher 
de  Mirabeau. 

Mhiij  quelle  que  fttt  là  fecilitô  du  caractère  de 
l'orateur^  son  étemel  besoin  d'argent,  le  rapproche^ 
ment  était  difficile.  On  l'avait  dédaigné,  repoussé,  au 
moment  où  il  pouvait  être  utile.  Et,  où  venait  le 
chercher^  lorsque  tout  était  compromis,  perdu  peut« 
être. 

jEn  novembre ,  on  s'était  entendu  avec  les  dé- 
putés lesplds  révolutionnaires  pour  fermer  à  Mira- 
beau le  ministère  pour  toujours.  Maintenant  on  l'ap- 
pelait. 

On  l'appelait  k  une  entreprise  impossible,  après 
tant  d'imprudences,  et  trois  Complots  avortés. 

L'ambassadeur  d'Antriche  se  chargea  lui-même  de 
ûiire  revenir  de  Belgique  l'homme  qui  pouvait  le 
mieux  servir  d'inlèrtnédiàire,  M.  de  Lamarck,  ami 


flomiiin  ÉWTosoi  M  u  cmm  Atic  niunAu  n 
personnel  de  Mindieiai  et  personiielletnent  aussi  «ont 
dérooé  à  kl  reine. 

11  revint.  Le  15  mars,  il  porta  à  Mirabeau  M  du^ 
vertuiies  de  la  coui^)  le  trouta  très^^id.  Bon  bon 
sSDS  lui  faisait  sentir  que  la  cour  lui  proposait  seule-^ 
ment  de  se  noyer  avec  elle. 

Pressa  pbf  LAmarok^  U  dit  ({U^od  ne  tKmvait  rele- 
ver le  trôtie  liu*en  s'apt>uyatit  sur  la  Ubené^  que,  si  la 
cour  vcHilalt  autre  cbesë,  il  lA  côttibattrait,  loin  de  là 
servir.  Quelle  garantie  pouvait  le  rassurer  là-dessusT 
D  venait  Ini4n6ffle  de  ^rMlamer  devant  TAssem^ 
Ute  eombieb  peu  il  se  fiait  au  poutoir  exéeutifj 
Pour  le  rassurer^  Lottis  XYl  derivit  k  Latuarck  qu'il 
n'avait  jamais  désiré  qu'un  pouvoir  limité  par  les 
Idisi 

Pendant  cette  ilégoeiatioi}^  la  eour  en  mebait  une 
autre  aveo  Lafityette^  Le  RoilUi  protaiettait  par  écrit  la 
confiance  la  plus  entière.  Le  14  avrils  il  lui  déitian-« 
dait  ses  idées  sui"  la  t>rérogative  roy'ato^  Bt  Lafayelte 
avait  la  sittiplioité  de  les  lui  donner^ 

Sérieusement,  que  vdulait  la  court  Amuser^  et 
rien  de  plus^  endormir  Ldfayette,  neutraliser  Mira** 
beau,  amortir  son  action,  le  tenir  partagé  entre  deil 
tendances  diverses,  peut-être  aussi  le  compromettre^ 
comme  on  avait  compromis  Necker«  La  cour  mit  tou-^ 
jours  sa  profonde  politique  à  perdre  et  ruiner  ses 
sauveurs. 

Exactement  à  la  même  époque,  et  de  la  même 
manière,  le  frère  de  la  reine,  LéopoUi^  négociait  avec 
les  progressistes  belges,  les  compromettait ,  puis , 


72     CONDUITE  ÉQUIVOQUK  DE  LA  COUR  AVEC  MIRABBAU. 

menacés  par  le  peuple ,  dénoncés  et  poursuivis, 
les  amenait  à  désirer  Tinvasion,  le  rétablissement 
de  l'Autriche^. 

Comment  croire  que  ces  démarches  du  frère 
et  de  la  sœur,  précisément  identiques,  se  soient 
accordées  par  hasard? 

Mirabeau  devait  bien  y  regarder  à  deux  fois,  avant 
de  se  fier  à  la  cour.  C'était  le  moment  où  le  Roi, 
cédant  aux  exigences  de  l'Assemblée,  lui  livra  le 
fameux  Livre  rouge  (dont  nous  parlerons  tout-à- 
l'heure)  «t  l'honneur  de  tant  de  gens;  tous  les  pen- 
sionnaires secrets  virent  leurs  noms  chantés  par  les 
rues.  Qui  pouvait  assurer  Mirabeau  que  la  cour  ne 
jugerait  pas  utile,  dans  quelque  temps,  de  publier 
aussi  son  traité?...  La  négociation  n'était  pas  fort 
rassurante  ;  on  avançait,  on  reculait;  on  ne  lui  con- 
fiait rien  du  tout,  et  on  lui  demandait  ses  secrets,  la 
pensée  de  son  parti. 

On  ne  jouait  pas  ainsi  avec  un  tel  homme.  Il  fallait 
l'avoir  pour  ami  ou  pour 'ennemi,  le  combattre  à  mort 
ou  se  jeter  dans  ses  bras.  Quelles  que  fussent,  au 
fond,  ses  tendances  royalistes,  il  était  impossible 
d'aveugler  entièrement  un  homme  de  tant  d'esprit. 
Il  allait,  en  attendant;  organe  de  la  Révolution, 
il  ne  lui  manquait  jamais  dans  les  moments  décisifs  ; 
on  aurait  pu  le  gagner,  on  ne  pouvait  l'amortir, 
l'énerver,  le  neutraliser.  Quand  la  situation  parlait. 


*  Sur  U  conduite  de  Léopold  en  Europe,  en  Belgique  spécialement^ 
V.  Hirdenberg,  Borgnet,  etc. 


nilABBAU  LUI  POBTE  DE  NOUVEAUX  COUPS  (AVRIL  90).         73 

à  rinstant  le  Mirabeau  vicieux,  corrompu,  disparais- 
sait, le  Dieu  entrait  en  lui,  la  patrie  agissait  par  lui, 
et  lançait  la  foudre. • . 

Dans  un  seul  mois  (avril)  où  la  cour  traînait, 
marchandait  y  finassait ,  la  foudre  frappa  deux 
fois. 

La  première  (que  nous  remettons  au  chapitre 
suivant  pour  réunir  toute  FaiTaire  du  clergé) ,  c'est 
la  fameuse  apostrophe  sur  Charles  IX  et  la  Saint- 
Bartbélemi ,  qui  est  dans  toutes  les  mémoires  :  a  Je 
vois  d'ici  la  fenêtre,  etc.  »  Jamais  les  prêtres  n'avaient 
reçu  sur  la  tète  un  coup  si  pesant!  (13  avril.) 

La  seconde  affaire,  non  moins  grave,  fut  la  question 
de  savoir  si  l'Assemblée  se  dissoudrait  ;  les  pouvoirs 
de  plusieurs  députés  étaient  bornés  à  un  an,  et  cette 
année  finissait.  Déjà,  avant  le  6  octobre,  on  avait  pro- 
posé (et  avec  raison  alors),  de  dissoudre  l'Assemblée. 
La  cour  attendait,  épiait  le  moment  de  la  dissolu- 
tion, l'entr'acte,  le  moment  toujours  périlleux  entre 
l'Assemblée  qui  n'est  plus  et  celle  qui  n'est  pas  encore. 
Qui  régnerait  dans  l'intervalle,  sinon  le  Roi,  par  or- 
donnances? Le  pouvoir  une  fois  repris,  l'épéeune  fois 
ressaisie,  c'était  à  lui  de  la  garder. 

Maury,  Cazalès,  dans  des  discours  pleins  de  force, 
mais  irritants,  provoquants,  demandèrent  à  l'Assem- 
blée si  ses  pouvoirs  étaient  illimités,  si  elle  se  croyait 
une  Convention  nationale  ;  ils  insistaient  sur  cette 
distinction  de  convention,  d'assemblée,  de  législa- 
ture. Ces  arguties  poussèrent  Mirabeau  dans  une  de 
ces  magnifiques  colères  qui  montaient  jusqu'au  su- 


71  MUUBAO  fM  nmofiNt 

blimo  i  <  Ydds  demandes  comment^  de  ddputte  de 
bailliages^  ttouft  iiotis  sommes  faiiai  Ckinyentioii  T  le 
répondrai  :  Le  jour  où  trouvant  notta  sbUè  fermée^ 
hérisAée»  souillée  dé  baïonnettes^  nous  courûmes  au 
premier  lieu  (jui  put  hous  réunir,  et  juràmee  de  périr 
plutôt...  Ce  jour  là,  si  nous  n'étions  Convention,  nous 
le  Mmmes  devenus.  <  4  Qu'ils  aillent  chercher  main- 
tenant dans  la  Vaine  nomenclature  dés  publicistes  la 
définition  de  6es  mots  :  Convention  nationale!..» 
Messieurs,  voua  connaistoa  tous  le  trait  de  ce  Romaiu 
qui,  poUr  sauver  sa  t)atrie  d'une  grande  conspiration, 
avait  été  contraint  d'outre-passer  les  pouvoirs  que  lui 
conféraient  leà  lois.  Un  tribun  captieux  exigea  de  lui 
le  serment  de  les  avoir  respectés.  Il  orbysût,  par  cet 
insidieux  inteirogat  placer  lé  consul  dans  l'alternar 
tive  d'un  parjure,  ou  d'un  aveu  embarrassanti  Jejure, 
dit  le  grand  homme$  je  jure  que  j'ai  sauvé  la  Répu- 
blique I  -—  Messieurs.  < .,  je  jure  que  vous  avez  sauvé 
la  chose  publique  1  » 

A  ce  magnifique  serment,  l'assemblée  se  lève  tout 
entière  et  décrète  :  Point  d'élection  que  la  oonfttitu^ 
tioU  ne  soit  achevéCi 

Les  royalistes  furent  attéi^»  Plusieurs  néanmoins 
pensaient  que  l'espoir  de  leur  {larti,  l'élection  nou- 
velle, eût  bien  pu  tourner  contre  eux^  qu'elle  eût 
amené  peut-être  une  Assemblée  [dus  hostile,  plus 
violente.  Dans  l'immense  fermentation  du  royaume, 
dans  l'ébullitiob  croissaUte,  qUi  pouvait 'être  sûr  de 
bien  voir?. . .  La  simple  Organisation  des  municipalités 
remuait  la  France  dans  sa  profoiideur^  Elles  m  for- 


DAMS  LES  GLOM.  TV 

maient  à  peine,  et  déjà,  à  côté  d'elles,  s'organisaieiit 
des  sociétés^  des  clubs  pour  les  surveiller.  Sociétés 
redoutables,  mais  utiles,  éminemment  utiles  dans  une 
telle  ci4se,  organe^  instrument  nécessaire  de  la  dé- 
fiance publique,  en  présebce  de  tant  de  complotsi 

Les  clubs  iront  grandissant,  il  le  faut,  la  situation 
le  veut  ainsi.  Cette  époque  n'est  pas  encore  celle  de 
leur  plus  grande  puissance.  Pour  la  France,  c'est 
l'époque  des  fédérations*  Mais  d^à  les  clubs  régnent 
à  Paris. 

Paris  semble  veiller  pour  la  France,  Paris  reste  ha- 
letant, debout,  tenant  ses  soixante  districts  assemblés 
en  permanence,  n'agissant  pas,  près  d'i^r«  Il  écoute, 
il  s'inquiète  ;  vous  diriez  la  sentinelle  à  deux  pas  de 
l'ennemi*  Le  cri:  «  Preuec^ga^e  b  vous  I  »  s'entend 
à  chaque  heure.  Deux  voix  le  poussent  sans  cesse,  du 
club  des  Gordeliers,  du  club  des  Jacobins.  J'y  pénètre 
au  prochain  livre,  dans  ces  antres  redoutables  ;  ici, 
je  m'abstiens  d'y  entrer.  Les  Jacobins  ne  sont  pas 
caractérisés  encore,  ils  sont  à  leur  premier  âge,  âge 
bâtard,  constitutionnel,  où  régnent  chez  eux  les  Du- 
port  et  les  Lameth. 

Le  caractère  principal  de  ces  grands  laboratoires 
d'agitation,  de  surveillance  publique,  de  ces  puis- 
santes machines  (je  parle  surtout  des  Jacobins), 
c'est  que,  comme  en  toutes  machines^  l'action  col* 
lective  y  dominait  de  beaucoup  Taction  individuelle, 
que  l'individu  le  plus  fort,  le  plus  héroïque,  y  per- 
dait ses  avantages.  Dans  les  sociétés  de  ce  genre, 
la  médiocrité  active  monte  à  l'importance,  le  génie 


76        MIRABEAU  GAGNÉ  PAK  LA  GOUB  (iO  MAI  %0). 

pèse  très-peu.  Aussi  Mirabeau  n'allait  jamais  volon- 
tiers aux  clubs,  il  n'appartenait  exclusivement  à 
aucun,  y  faisait  de  courtes  visites,  passait  une  heure 
aux  Jacobins,  une  heure  dans  la  même  soirée  au 
club  de  89  qu'avaient  formé  au  Palais -Royal 
Sieyes,  Bailly,  Lafayette,  Chapelier  et  Talleyrand 
(13  mai). 

Club  élégant,  magnifique,  nul  d'action.  La  vraie 
force  était  au  vieux  couvent  enfumé  des  Jacobins. 
La  domination  d'intrigue,  de  parlage  facile  et  vul- 
gaire qu'y  exerçait  souverainement  le  triumvirat  de 
Duport,  Bamave  et  Lameth,  ne  contribua  pas  peu 
à  rendre  Mirabeau  accessible  aux  suggestions  de  la 
cour. 

Homme  de  contradiction  !  au  fond  qu'était- il  T 
royaliste,  noble  quand  même.  Et  quelle  était  son 
action?  Tonte  contraire  ;  à  coups  de  foudre,  il  brisait 
la  royauté. 

S'il  voulait  enfin  la  défendre,  il  lui  fallait  se  hâter. 
Elle  enfonçait  d'heure  en  heure.  Elle  avait  perdu 
Paris;  il  lui  restait  en  province  de  grandes  foules 
dispersées;  par  quel  art  pouvait-on  en  faire  un  fais- 
ceau ?  C'est  à  quoi  Mirabeau  rêvait,  il  projetait  d'or- 
ganiser une  vaste  correspondance,  sans  doute  à 
l'instar,  à  l'encontre  de  celle  des  Jacobins.  Telle  fut 
la  base  du  traité  de  Mirabeau  avec  la  cour  (10  mai). 
11  eût  constitué  chez  lui  une  sorte  de  ministère  de 
l'esprit  public.  Dans  ce  but,  ou  sous  ce  prétexte,  il 
reçut  de  l'argent,  un  traitement  fixe.  Et  comme  il 
était  dans  ses  habitudes  de  faire  tout  avec  audace,  le 


IL  PAIT  WmHSM  AU  ROI  L'IMITUTIVB  DB  LA  GUERRE.  77 

mai  et  le  bien,  il  prit  un  train  de  maison ,  voiture, 
table  ouYerte  et  le  petit  hôtel  de  la  Chaussée  d'Antin 
çui  subsiste  encore. 

Tout  cela  n'était  que  trop  clair,  et  il  y  parut  bien 
mieux,  quand,  du  milieu  du  côté  gauche,  on  le  vit 
parier  avec  la  droite  pour  la  royauté,  pour  lui  faire 
donner  l'initiative  de  la  paix  ou  de  la  guerre. 

Le  Roi  avait  pwdu  l'intérieur,  puis  la  justice  ;  les 
juges,  conuneles  magistrats  municipaux,  échappaient 
àaon  action.  Si  on  lui  était  la  guerre,  y  avait41  encore 
royauté?  Voilà  ce  que  dit  Cazdés. 

Bamave  et  le  côté  opposé  trouvaient  mille  réponses, 
sans  dire  un  mot  de  la  meilleure.  —  C'est  que  le  Roi 
était  suspect,  c'est  que  la  Révolution  ne  s'était  faite 
qu'en  brisant  l'épée  dans  la  main  du  Roi,  c'est  que, 
de  tous  les  pouvoirs ,  celui  qu'il  était  le  plus  dange- 
reux de  lui  laisser  dans  les  mains,  c'était  justement 
la  guerre. 

L'occasion  du  débat  était  celle-ci.  L'Angleterre 
avait  été  alarmée  de  voir  la  Belgique  tendre  la  main 
à  la  France.  Elle  commençait  à  s'effrayer,,  tout 
comme  l'Empereur  et  la  Prusse,  d'une  révolution 
vivace,  contagieuse,  qui  gagnait  et  par  son  ardeur,  et 
par  un  caractère  de  généralité  (plus  que  nationale) 
humainey  très-contraire  au  génie  anglais.  Un  homme 
de  talent,  passionné  et  vénal,  l'irlandais  Burke,  élève 
des  jésuites  de  Saint-Omer,  lança  aux  chambres  une 
furieuse  philippique  contre  la  Révolution,  laquelle 
lui  fut  payée  comptant  par  son  adversaire,  M.  Pitt. 
L'Angleterre  n'attaqua  pas  la  France ,  mais  elle 


16  miABB/lD  VAIT  DOMIIBR  ÂJO  B« 

abandonna  la  Belgique  à  TEmpereur  ^  elle  alla  an 
bout  du  monde  ckercher  querelle  sur  les  mon  à 
notre  alliée,  l'Espagne.  Louis  XVI  fit  satoir  à  Yk^ 
lemblée  qu'il  armait  quatorze  vaisseaux* 

Là-dessusy  une  longue,  immense  discusten  théo* 
rique  sur  la  question  géniale  :  A  qui  appartient 
l'initiative  de  la  guerre?  *-^  Peu  ou  rien  sur  la  ques* 
tien  particulière,  qui  pourtant  dominait  l'autre.  Tout 
le  monde  semblait  l'éviter,  la  fuir,  avait  peur  de  la 
voir. 

Paris  n'en  avait  pas  peur,  Paris  l'envisageait  en 
fkee.  Tout  le  monde  sentait ,  disait,  que  si  le  Roi 
avait  l'épée,  la  Révolution  périssait,  il  y  avait  cin* 
^  quante  mille  hommes  aux  Tuileries,  à  la  plaee  Vm^ 
dame,  dans  la  rue  Saintr-Hoûoré,  attendant  avec  une 
inexprimable  anxiété,  recueillant  avidemrat  les  bil^ 
lets  qu'on  leur  jetait  des  fenêtres  de  l'Assemblée,  pour 
leur  faire  suivre  de  moment  en  moment  le  progrès  de 
la  dîscivsion.  Tous  étairat  indignés,  exaspérés  contre 
Mirabeau.  A  l'entrée,  à  la  sortie,  l'un  lui  montrait 
une  corde,  et  l'autre  des  pistolets. 

U  fit  {M^uve  de  sang^roid.  Dans  un  moment  m6me 
où  Bamave  occupait  la  tribune  de  ses  longs  discours, 
croyant  avoir  saisi  le  point  où  il  le  terrasserait.  Mira* 
beau  n'en  écouta  pas  davantage,  il  alla  promener 
aux  Tuileries  au  milieu  de  cette  foule,  fit  sa  coor  k 
la  jeune  et  ardente  madame  de  Staël,  qui  était  là  aussi 
à  attendre  avec  le  peuple. 

Son  courage  n'en  rendait  pas  sa  cause  meillenre. 
il  triomphait  de  dire  sur  la  question  théorique,  sur 


LiNiTiAfrai  m  ik  çmmm  (M  viii  90).  lê 

l'ii^aeiation  natuveUe  (  dws  6e  i^païul  aete  de  la 
guem)  eetie  la  penaée  et  Ifi  ffH*ee,  eotrq  V  Aaiemblée 
et  le  Roî.  Toute  eette  métaphysique  ue  pouvait  nasf- 
quer  la  situation. 

Sai  epuemis  evij^yèreiit  uu  moyeu  peu  parie- 
iMRtaîra  qui  touchait  de  près  à  l'assaiBsiniit,  pouvait 
le  bîre  mettre  eq  pièces*  Ils  finot  écrire,  imprimw 
lauuity  f^Mudre  un  libelle  atioee.  Le  matin,  allant 
k  r Assemblée  I  Miraheau  entendit  crier  partout  i 
«  L4  grande  trahison  décQuvMPte  du  eomte  de  Mirar 
bsM,  »  Le  péiili  comipe  il  lui  arrivait  toujours,  Tin** 
iipirt  (ulmirâblemept,  U  éerasa  ses  ennemis  :  «  Je 
iiavve  bien  qu'il  n'y  a  pea  km  du  Ci^Htole  à  la  roehe 
Twpéirane  n^etc. 

Il  tHompha  sur  la  question  personnelle,  ^nr  Velr 
faire  même  en  litige,  il  recula  habilement;  à  la  pre? 
inièpe  ouverture  que  lui  donuA  la  proposition  d'une 
rèdaclîei}  moins  hwntie^  il  fit  m  retraite,  céda  sur  la 
bm0  el  gngna  le  fbud-  H  fut  décidé  que  le  Roi  avait 
le  diCHi  de  ^lire  lespfy^alf/î,  de  diriger  les  forces 
eoiuiHe  il  voulait,  qu'il  frcpmii  U  guerre  à  l'Assemr 
blée,  hiquelto  ne  décidail  riep  qui  ne  fftt  êmonionné 
par  le  (toi  (99  mw), 

^  SQrtant,  Biirp»ve,  Oupert,  Liimath,  qui  «'en 
sUeien^  désecq^FéSi  furent  applaudis»  porté»  presque 
par  le  peuple,  qui  oroyiiit  Avoir  vaineui  Us  n'eurent 
pas  le  courAge  de  lui  dire  U  v&rité.  Pins  la  réalité,  1» 
cour  Avait  l'avantage. 

ÇDe  valait  d'éprouver  deia  fois  1%  foret  de  Mira*»- 
beau,  en  avril  contre  elle,  et  pour  elle  w  mu*  Sd 


80  BNTRBVCB  DB  MIRABKAO 

cette  dernière  occasion,  il  avait  fait  des  efforts  plus 
qu'humains,  sacrifié  sa  popularité,  hasardé  sa  vie. 
La  reine  lui  accorda  une  enU^vue,  la  seule,  selon 
toute  apparence,  qu'il  ait  eue  jamais. 

Autre  faiblesse  en  cet  homme,  qu'on  ne  peut  dis- 
simuler. Quelques  marques  de  confiance,  exagérées 
sans  doute  par  le  zèle  de  Lamarck  qui  voulait  les  rap- 
procher, montèrent  l'imagination  du  grand  orateur, 
crédule  comme  sont  les  artistes.  Il  attribua  à  la  reine 
une  supériorité  de  génie,  de  caractère  qu'elle  ne 
montrait  nullement.  D'autre  part,  il  crut  aisément, 
dans  sa  force  et  son  oi^eil,  que  celui  à  qui  nul 
homme  ne  résistait,  entraînerait  sans  difficulté  la 
volonté  d'une  femme.  Il  eût  été  le  ministre  d'une 
reine,  plus  volontiers  que  d'un  roi,  le  ministre,  ou 
bien  l'amant? 

La  reine  était  alors,  avec  le  roi,  à  Saint-Cloud. 
Entourés  par  la  garde  nationale,  généralement 
bienveillante,  ils  s'y  trouvaient  dans  une  demi-cap- 
tivité assez  libre,  puisque  tous  les  jours  ils  allaient  se 
promener  sans  gardes,  et  souvent  à  quelques  lieues. 
n  y  avait  cependant  beaucoup  de  bonnes  gens,  de 
bons  cœurs,  qui  ne  pouvaient  supporter  l'idée  d'un 
roi,  d'une  reine,  prisonniers  de  leurs  sujets.  Un  jour, 
dans  l'après-midi,  la  reine  entend  un  petit  bruit  dans 
la  cour  solitaire  de  Saint-Cloud,  elle  lève  le  rideau, 
et  voit  sous  son  balcon  environ  cinquante  personnes, 
femmes  de  campagnes,  prêtres,  vieux  chevaliers  de 
Saint-Louis,  qui  pleuraient  à  demi-\oix,  et  retenaient 
le\irs  sanglots. 


BT  DB  LA  REINE  (FIN  MAI  90).  81 

Mirabeau  ne  pouvait  être  à  l'épreuve  de  pareilles 
impressions.  Resté,  malgré  tous  ses  vices,  homme 
d'ardente  imagination,  de  passion  orageuse,  il  trou- 
vait quelque  bonheur  à  se  sentir  l'appui,  le  défen- 
seur, le  libérateur  peutrètre,  d'une  belle  reine  pri- 
sonnière. Le  mystère  de  l'entrevue  ajoutait  à  l'émo- 
tion. Il  vint,  non  pas  en  voiture,  mais  à  cheval,  pour 
ne  pas  attirer  l'attention.  Il  fut  reçu,  non  au  château, 
mais  dans  un  lieu  très-^litaire,  au  point  le  plus  élevé 
du  parc  réservé,  dans  un  kiosque  qui  couronne  ce 
jardin  d'Ârmide...  C'était  à  la  fin  de  mai. 

Mirabeau  était  alors  trè^visiblement  atteint  du 
mal  qui  le  mit  au  tombeau;  je  ne  parle  pas  de  ses 
excès,  de  ses  prodigieuses  fatigues.  Non,  Mirabeau  ne 
mourut  que  de  la  haine  du  peuple.  Adoré,  puis  con- 
spué !  avoir  eu  son  prodigieux  triomphe  de  Provence, 
où  il  se  sentit  pressé  sur  le  sein  de  la  patrie. ..  Puis, 
en  mai  90^  le  peuple,  dans  les  Tuileries,  le  deman- 
daot  pour  le  pendre!...  Lui-même,  faisant  face  à 
l'ûrage  sans  pouvoir  être  soutenu  par  une  bonne 
conscience,  mettant  la  main  sur  sa  poitrine,  et  n'y 
sentant  que  l'argent  reçu  le  matin  de  la  cour...  Tout 
cela  bouUlonnait  ensemble,  colère,  honte,  vague 
espoir,  mêlés  dans  cette  âme  trouble.  Un  teint  ob- 
scur, gris,  peu  net,  des  yeux  malades  et  rougis,  un 
commencement  de  pesanteur  et  d'obésité  malsaine, 
des  joues  affaissées,  tel  était  sur  son  cheval,  montant 
lentement  l'avenue  de  Saint-Cioud,  atteint,  blessé, 
non  brisé,  le  violent  Mirabeau. 

Et  la  reine  dans  son  pavillon,  combien  aussi  elle 

II.  6 


ai         ENTREVUE  DE  Mll^SAp  ^  Plf  («i  BElfiO»  (FIN  HAI  90). 

est  çh^ng^el  Le^  trente-cîoq  wis  app^y^nt, 
l'âyj^  V)iW>b«at  que  t^Dt  4e  fois  s'est  pla  à  p^kidre 
Ya^-Oîck  i  fi^uim  d^  raaAces  ciélMrMl^  légj^fWffMt 
viciées  qui  fé^^leut  n»  mol  profonil.,  ,9I^94q> 
p^foQ4é9ie»t^i4lft4^l  etik)90  guérir  îma^o^|Aa|A49 
dQ.Q9ui;  et  de  corp^^ «^  gUiç  lia|e,  oq^  le  voH  bie»«  (^ 
tète  hfi^utey  les^  yeuiir  seos,  mais  q^  ne  témpjgpent  qiie 
tfop  (li'eUe  pleure  toutes  tes  nuits.  Sqi  dignité^  wtU»- 
l'^y  peUe  du  commue  et  du  malheur  qui  soq^  vpe 
^tpe  rQyAi)té«  défeude^t  toi^te  défia^oe...  U  j^bîep 
besoin  de  la  ÇFQirj»^  ç^^i  9^^^  dévoue  ppiv  ^1^^ 

^l^%|»smrpFise  (^  voir  quecet.haiiu|ie.l)|ij(|  défïrié, 
fi$4  kpixupe  tf^  par  qui  «^  pc^rié  1#  l^ydution,  q% 
q^st)^  enfin ,  éUù\  un  bjQf)apkiiie,r.  qu'iH  oyait  m 
£^E^  partji^lâer  de  délicatesse»  qu' wie  telle  teei^ 
|pe  sfinjî^lQ  eiiclur»^  Selon  toutes  les  i^pp^trenees^ 
y^x^tieii^  fllAy9!guf9^.a<41@m^^  conçluu))^  L4  reî^e 
BfffiH  sa  pensée»  ciw'eUe  godait»  llirabefiu  h  swqm 
qu'il  ne  cueillait  oaUement,  sauver  )b  la  fois  le  nn  et 
1§  UlieFlévr..  Quelle  l(M«gue:  çofpnu^e  enti^e  &v^t,.. 
^  woaieiilc  de  tier/q^n^,  ^(falM^aii  s'^resseat  à  la 
l^qme  wt»Ql  q^'il^la  reine  ]^  un^  g^m^m  ^  la 
j^vespeotwuse et  hardie:  flil^^^p)^  lorsque yotre 
4llgP9te  qière  ^itoetla^  i|p  de  se^  «tôets  k  l'honneur 
d»  sa  pc4sfHi^9  jwpaaifi  §Ue^w  leoofigédiaHsanslui 
dçAoer  ?a  maÎQ  k  hajseri  9  La  rei#e  présenta  la 
sieime.  Mirabeau  s'inclijifi»  pu^s,  relevant  la  tftte^  il 
d^vreçwi  açc€»t  plei^  dfàme  çt  d»  fierté  :  «  Dla*- 
dame,  la  monarchie  est  seu,vé«  !  r^ 

l\  s'ep  alla  tout  ^u,  6M9}>lé,.,.  lro|»j)4,  |^  r«ine 


LE  SOLDAT  FRATERNISE  AVEC  LE  PEUPLE.        83 

écrirait  k  son  agent  en  Allemagne,  M.  de  Flachslan* 
den^  qu'on  se  servait  de  Mirabeau,  mais  qu'il  n'y 
avait  rien  de  sérieux  dans  les  rapports  qu'on  avait 
avec  lui. 

Au  umnent  même  oh  il  venait,  an  prix  de  sa  popu* 
larité,  presque  de  sa  vie,  d'emporter  ce  dangereui: 
décret  qui  au  fond  rendait  au  Roi  le  droit  de  paix  et 
de  guerre,  le  Roi  faisait  chercher  aux  archives  du 
Parlement  les  vieilles  formes  de  protestation  contre 
les  Ëtats-Généraux ,  voulant  en  taire  une  secrète 
œntre  tous  les  décrets  de  l'Assemblée  (23  mai)^ 

Grâce  à  Dieu,  le  salut  de  la  France  ne  dépendait 
pas  de  ce  grand  homme  crédule  et  de  cette  oour 
trompeuse.  Un  décret  rend  l'épée  au  Roi,  mais  cette 
épée  est  brisée. 

Le  soldat  redevient  peuple,  se  mêle  au  peuple, 
firatemise  avec  le  peuple. 

M.  de  Bouille  nous  apprend  dans  ses  Mémoires 
qu'il  ne  négligeait  rien  pour  mettre  en  oppo^tioB  le 
soldat  et  le  peuple,  pour  inspirer  au  mSitaire  la  haine 
et  le  mépris  du  bourgeois. 

Les  officiers  avaient  saisi  avidement  une  eeecsion 
de  faûre  monter  cette  haine  plus  haut  eneofi»,  jus^'à 
l'Assemblée  nationale,  de  la  calomnier aiqirès  du  ad- 

^  Le  roi  y  envoya  le  garde-des'^ceaax  lai-mâme»  911,  dans  Fémi- 
gralioo,  a  révélé  le  fait  à  Montgaillard.  Quant  à  la  letti»  de  la  reine  à 
Flaclulanden,  elle  eiiate  en  original  dans  une  collection  particulière  ; 
allé  y  a  été  hie,  non  par  moi,  mais  par  un  employé  des  archives,  très- 
ttmiif,  tfès4nslniit,  digne  de  tonte  confiance. 


84  LA  COVK  CflOIT  A  TOKT  GAGNER  LK  SOLDAT. 

dat.  Un  (les  plus  fermes  patriotes,  Dubois  de  Crancé, 
avait  exposé  à  TAssemblée  la  triste  composition  de 
l'armée,  recrutée  en  grande  partie  de  mauvais  sujets  ; 
il  tirait  de  là  la  nécessité  d'une  organisation  nouvelle 
qui  devait  faire  de  Tarmée,  ce  qu'elle  a  été,  la  fleur 
de  la  France.  Ce  fut  justement  de  ces  paroles  bien- 
veillantes pour  le  militaire,  de  cette  tentative  pour 
réformer,  réhabiliter  l'armée,  que  l'on  abusa.  Les 
officiers  allaient  disant,  répétant  au  soldat  que  l'As- 
semblée l'outrageait.  La  cour  en  conçut  de  grandes 
espérances;  elle  crut  qu'elle  allait  ressaisir  l'armée. 
Des  bureaux  du  ministère,  on  écrivait  au  comman- 
dant de  Lille  ces  paroles  significatives  :  «  Tous  les 
jours,  nous  prenons  un  peu  de  consistance.  Qu'on 
veuille  nous  oublier,  ne  nous  compter  pour  rien,  et 
bientôt  nous  serons  tout.  »  (8  décembre,  3  janvier.) 

Yaine  espérance  !  pouvait-on  croire  que  le  soldat 
fermerait  longtemps  les  yeux,  qu'il  verrait  sans  émo- 
tion cet  enivrant  spectacle  de  la  fraternité  de  la 
France,  qu'au  moment  où  la  patrie  était  retrouvée, 
seul,  il  s'obstinerait  à  rester  hors  de  la  patrie,  que  la 
caserne,  le  camp  seraient  comme  une  lie,  séparée 
du  reste  du  monde  ? 

11  est  alarmant  sans  doute  de  voir  l'armée  qui  dé- 
libère, qui  distingue,  choisit  dans  l'obéissance.  Ici, 
pourtant,  comment  pouvait-il  en  être  autrement?  Si 
le  soldat  obéissait  aveuglément  à  l'autorité,  il  dés- 
obéissait à  l'autorité  suprême  d'où  procèdent  toutes  les 
autres  ;  docile  à  ses  officiers,  il  se  trouvait  infailli- 
blement rebelle  au  chef  de  ses  chefs,  à  la  Loi.  S'ab<- 


MISÈRS  nB  L'ANCIENNE  ARMÉK.  ST» 

stenir,  ue  pas  agir,  il  ne  le  pouvait  ;  la  contre-révo^ 
IntioD  ne  l'entendait  pas  ainsi,  elle  lui  commandait 
de  tirer  sur  la  Révolution,  sur  la  France,  sur  le  peuple, 
sur  son  père,  son  frère,  qui  lui  tendaient  les  bras. 

Les  officiers  lui  apparurent  ce  qu'ils  étaient,  Ten- 
nemi;  —  un  peuple  à  part,  qui  était,  et  de  plu.^ 
en  plus,  d'autre  race,  d'autre  nature.  Comme  les; 
vieux  pécheurs  endurcis  s'enfoncent  dans  leur  péché 
en  avançant  vers  la  mort,  l'ancien  régime  vers  sa 
fin  était  plus  dur  et  plus  injuste.  Les  hauts  grades 
ne  se  donnaient  plus  qu'aux  jeunes  gens  de  la 
cour,  aux  petits  protégés  des  dames;  le  ministre 
Montbarrey  a  raconté  lui-même  la  scène  violente, 
indécente  que  la  reine  lui  fit  pour  un  jeune  colo- 
nel. Les  moindres  grades,  accessibles  encore  sous 
Louis  XIV  et  sous  Louis  XY,  ne  furent  donnés 
sous  Louis  XVI  qu'à  ceux  qui  pouvaient  prouver 
quatre  degrés  de  noblesse.  Fabert,  Catinat,  Chevert, 
n'auraient  pu  arriver  au  grade  de  lieutenant. 

J'ai  dit  le  budget  de  la  guerre  (en  1784)  :  46  mil- 
lions pour  l'officier,  44  pour  le  soldat.  Pourquoi  dire 
soldat?  mendiant  serait  le  mot  propre.  La  solde,  re- 
lativement forte  au  dix-septième  siècle,  vient  à  rien 
sous  Louis  XV.  Sous  Louis  XVI,  il  est  vrai,  une  autre 
solde  s'ajoute,  payée  en  coups  de  bâton.  C'était  pour 
imiter  la  fameuse  discipline  de  Prusse  ;  on  crut  que 
c'était  là  tout  le  secret  des  victoires  du  grand  Fré- 
déric :  l'homme  mené  comme  une  machine,  et  châtié 
comme  un  enfant.  Le  pire  des  systèmes  à  coup  sûr, 
unissant  les  maux  opposés ,  système  k-la-fois  uiéca- 


86  mSOILElICE  VBS  OFFICIEIIS. 

nique  et  non  mécanique,  d'une  part  fatalement  dur, 
dé  Tautre  violemment  arbitraire. 

Les  officiers  méprisaient  souverainement  le  soldat, 
le  bourgeois,  toute  espèce  d'homme,  et  ne  cachaient 
pas  ce  mépris.  Pourquoi?  pour  quel  si  haut  mérite?  un 
seul,  ils  tiraient  bien  Tépée.  Le  préjugé  si  respectable 
qui  met  la  vie  des  braves  à  la  discrétion  des  adroits, 
constituait  à  ceux-ci  une  sorte  de  tyrannie.  Ils  es- 
sayèrent à  l'Assemblée  même  ce  genre  d'intimidation; 
dans  la  chambre  de  la  noblesse,  certains  membres 
tirèrent  l'épée  pour  empêcher  les  autres  de  s'unir  au 
Tiers-État.  Labourdonnaie,  Noailles,  Castries,  Ca- 
zalès,  provoquèrent  Bamave  et  Lameth.  Tels  adres- 
saient à  Mirabeau  de  grossières  injures,  dans  l'espoir 
de  s'en  défaire;  il  fut  immuable.  Plût  au  ciel  que  le 
plus  grand  homme  de  toer  de  ce  temps,  Sulïren,  l'eût 
été  aussi  1  Selon  une  tradition  qui  n'est  que  trop  vrai- 
semblable, un  jeune  fat  de  grande  naissance  eut 
l'insolence  coupable  d'appeler  cet  homme  héroïque 
dont  la  vie  sacrée  n'appartenait  qu'à  la  France; 
lui,  déjà  sur  l'âge,  il  eut  la  bonhomie  de  répondre 
et  reçut  uil  coup  d'épée.  Le  jeune  homme  était 
bien  en  cour,  l'affaire  fut  étouffée.  Qui  fut  ravit 
l'Angleterre  ;  pour  un  si  beau  coup  d'épée,  elle  eût 
'  donné  des  millions. 

Le  peuple  n'eut  jamais  l'esprit  de  comprendre  ce 
point  d'honneur.  Les  Belzunce,  les  Patrice  qui  dé- 
fiaient tout  le  monde,  s'en  trouvèrent  très-mal. 
L'épée  de  l'émigration  cassa,  comme  verre,  sous  le 
sabre  de  la  République. 


os  ESSAYENT  DB  mstHÊg  IB  ^LBAT  GMTRB  LB  PEUPLE.      RT 

Si  È06  dffit^ieFs  de  terre  qui  n'aTaient  rien  fiiit, 
éUùent  pourtant  èi  iosOlmlSy  (fn^était-^  éonc,  grand 
Dîeiit  deft  offieknsde  mariDel  Depuis  iews  dèr^ieM 
succès  (qui  pourtant  ne  furent  le  pins  i^uTent  qtre  de 
br^aets  é^éh  de  vaisseau  à  vaisseAu),  ils  ne  se  €en- 
missaîeQt  plQ6;  leur  orgueil  était  eialtê  jusqu'à  la 
fftrwîlé.  Un  âés  leurt  Avait  le  malheur  de  déroge)^ 
jusqu'à  fhéi^ntènifl  aiieieu  oaifiarade,  déveaëoÉ<>- 
der  de  terre^  ila  le  fettèretit  de  te  battM  ftvee  hii> 
peur  se  latr^de  ee  criaie^,  eiiose  aflreu^e,  il  le  fut! 
UniïGSèier^ieiiiâriue,  Acton,  étftit  eoiiiiae  rei  de 
Naptes.  Les  VaudfeuH  entouMieut  là  reiae  et  le 
comte  d'Arteia  de  lèuft  (H^nseM  vidleiits.  De»  effl^ 
cieA  de  inarine,  les  Bonctiamp,  lès  Màrigui,  aâteitOt 
que  la  France  eut  toute  l'Europe  eu  faee^  lui  ptaii'^ 
tèPMt  diatis  le  doâ  le  polgttai'd  de  la  Tfendée. 

Le  premier  coup  4  leur  orgueil>  ee  fui  Totrfon  qui 
le  porta.  Là  commandait  le  très-^braye,  t^^iusdlent, 
Ms^ur^  Attert  de  Rioifts ,  un  de  nos  meilleurs  èapi* 
tailles,  H  «royalt  mener  IM  deux  viHei,  et  l'Atsëiial, 
etlbidMi,  justemtot  de  même  manière,  eoniteë  titie 
cbieunBe  de  foi^ats,  à  coitpâ  de  cordes  et  de  IJàUès, 
pmtégeaiit  la  cocarde  noire,  putdksiEiAt  la  tricolotte.  Il 
se  fiait  à  Ub  paete  qtoe  ses  offitiiet^  de  mai4ne  avaient 
fiût  atec  ceuK  de  teire,  cofitre  les  gardes  tiationaui.  * 
Qoa«d  eeut-ei  vi&tetit  ^éelë.tBer,  les  iliagistrats  en 
Me,  3  les  reçut  comme  il  eût  fait  des  galériens  de 
rAraeoAl.  Alors  un  peuple  furieux  entoure  Thôtel 
Al  ec^tMÉdaÉt.  Alors  il  eominbndé  le  feu,  et  pas  un 
seMat  tae  tll^  Alerâ^  H  M  ftiut  plier  les  fnagtistràts 


88  RÉHABILITATION  DU  SOLDAT. 

de  la  ville  de  lui  accorder  secours.  Les  gardes  natio* 
naux  qu'il  avait  insultés,  eurent  grand'  peine  à  le 
défendre  ;  ils  ne  parvinrent  à  le  sauver  qu'en  le  met- 
tant au  cachot  (nov.  déc.  89). 

A  Lille,  on  essaya  de  même  de  mettre  aux  prises 
les  troupes  et  la  garde  nationale,  même  d'armer  les 
régiments  entre  eux.  Le  commandant  Livarot  (on  le 
voit  par  ses  lettres  inédites)  les  animait  en  leur  par- 
lant de  la  prétendue  injure  que  Dubois  de  Crancé 
aurait  faite  à  l'armée  dans  l'Assemblée  nationale. 
L'Assemblée  ne  répondit  qu'en  améliorant  le  sort 
du  soldat,  lui  témoignant  du  moins  intérêt,  comme 
on  le  pouvait  alors,  par  l'augmentation  de  quelques 
deniers  qu'on  ajouta  à  la  solde.  Ce  qui  l'encoura- 
gea, bien  plus,  ce  fut  de  voir  qu'à  Paris,  M.  de  La- 
fayette  avait  porté  tous  les  sous-o£Bciers  aux  grades 
supérieurs.  L'infranchissable  barrière  était  donc 
enfin  rompue. 

Pauvres  soldats  de  l'ancien  régime ,  qui  si  long- 
temps avaient  souffert  sans  espoir,  et  en  silence  I... 
Sans  être  les  prodigieux  soldats  de  la  République  et  de 
l'Empire,  ils  n'étaient  pas  indignes  d'avoir  aussi  enfin 
leur  jour.  Tout  ce  que  je  lis  d'eux  dans  nos  vieilles 
histoires,  m'étonne  comme  patience,  et  me  touche 
comme  bonté.  Je  les  vois,  à  La  Rochelle,  entrant 
dans  la  ville  affamée,  donner  leur  pain  aux  habitants. 
Leurs  tyrans,  leurs  officiers,  qui  leur  fermaient  toute 
carrière,  ne  trouvaient  en  eux  que  docilité,  respect, 
douceur  et  bienveillance.  Dans  je  ne  sais  quelle  affaire 
sous  Louis  XY,  un  officier  de  quatorze  ans,  à  peine 


RÉHABILITATION  DU  SOLDAT,  DU  MARIN.  H9 

anÎTé  de  Versailles,  ne  pouvait  plus  avancer  :  «  Passe- 
le-moi,  dit  un  grenadier  gigantesque  Je  le  mettrai  sur 
mon  dos  ;  s'il  y  a  une  balle  à  recevoir,  je  la  sauverai 
à  Tenfant.  » 

II  fallait  bien  qu'à  la  fin  il  y  eût  un  jour  pour  la 
justice,  l'égalité,  la  nature  ;  heureux  ceux  qui  vécu- 
rent assez  pour  le  voir  !...  Et  ce  fut  pour  tous  un 
bonheur.  Quelle  joie  pour  la  Bretagne  de  retrou- 
ver encore,  à  près  de  cent  ans,  dans  son  humble  état 
de  pilote,  le  pilote  de  Duguay-Trouin,  celui  dont  la 
main  ferme  et  froide  menait  le  vainqueur  sous  le  feu. .. 
Jean  Robin,  de  Tlle  de  Batz,  fut  reconnu  aux  élec- 
tions, et  d'un  accord  unanime  placé  près  du  président. 
On  rougissait  pour  la  France  d'une  si  longue  injus- 
tice; on  eût  voulu  dans  la  personne  de  cet  homme 
vénérable,  honorer  tant  de  générations  héroïques 
indignement  méconnues,  rabaissées  pendant  leur  vie 
par  rinsolence  de  ceux  qui  profitèrent  de  leurs  ser- 
vices, puis  vouées,  hélas  1  à  l'oubli. 


€HâPITRS  VH. 

LUTTE  RELIGIEUSB.  PAQtJES.  LA  PASSION  DB  LOCtS  XVI. 

LétêaéB  ûa  rof  «Mtttfn.  Se«i«à1e  té  f •uftnnfB  ^w  advT«»ii.  La 
exalte  les  masses  ignorantes.  L'agent  du  clergé  veut  s'entendre  avec  rémi- 
gration. Le  elergé  et  là  noblesie  en  opposition.  VancniTres  du  clergéf,  i 
Hqiies.  L'AMenMée  pifttiè  le  O^trk  iNkt§e,  a? A  «W.  ERe  kypôlàMe  lai 
«ssignau  snr  Us  biens  Un  cleifé.  Le  deif  é  setame  rAisemMèe  de  dèclarof 
le  catholicisme  religion  nationale,  IS  avril  90. 


Il  était  trop  visible  qa*on  ne  pouvait  armer  te  sol- 
dat contre  le  peuple.  Il  fallait  trouver  un  moyen 
d'armer  le  peuple  contre  lui-même,  contre  une  révo- 
lution qui  ne  se  faisait  que  pour  lui. 

  l'esprit  de  fédération ,  d'union  y  à  la  nouvelle 
foi  révolutionnaire,  on  ne  pouvait  opposer  que  l'an- 
cienne foi,  si  elle  existait  encore. 

Au  défaut  du  vieux  fanatisme,  éteint,  ou  tout  au 
moins  profondément  assoupi ,  le  clergé  avait  une 
prise  qui  ne  manque  guère ,  la  facile  bonté  du  peu- 
ple, sa  sensibilité  aveugle,  sa  crédulité  pour  ceux  qu'il 
aimait,  son  respect  invétéré  pour  le  prêtre  et  pour  le 


LÉGENDE  DU  ROI  MARTYR.  91 

Roi...  le  Roi,  cette  vieille  religion,  ce  mystique  per- 
sonnage, mêlé  des  deux  caractères  du  prêtre  et  dn 
magistrat,  avec  un  reflet  de  Dieu  ! 

Toujours  le  peuple  avait  adressé  là  ses  vœux,  ses 
soupirs  ;  avec  quel  succès,  quel  triste  retour,  on  le 
sait  de  reste.  La  royauté  avait  beau  le  fouler,  récra- 
ser,  comme  une  machine  impitoyable;  il  Taimait 
comme  une  personne. 

Rien  ne  fut  plus  facile  aux  prêtres  que  de  montrer 
en  Louis  XVI  un  saint,  un  martyr.  Cette  figure  béate 
et  paterne,  lourde  (comme  maison  de  Saxe  et  comme 
maison  de  Bourbon  ),  était  un  saint  de  cathédrale, 
tout  fait  pour  un  portail  d'église.  L'air  myope,  Tin- 
décision,  l'insignifiance,  lui  donnaient  justement  ce 
vague  qui  permet  tout  à  la  légende. 

Texte  admirable,  pathétique,  bien  propre  à  troubler 
les  cœurs.  Il  avait  aimé  le  peuple,  il  voulait  le  bien 
du  peuple,  et  il  en  était  puni...  Des  ingrats,  des  for- 
cenés avaient  osé  lever  la  main  contre  cet  excellent 
père,  contre  Voint  de  Dieu!....  Le  bon  roi,  la  noble 
reine,  la  sainte  madame  Elisabeth,  le  pauvre  petit 
Dauphin,  captifs  dans  cet  affreux  Paris!  Que  de  larmes 
à  ces  récits ,  que  de  voeux  au  ciel ,  de  prières ,  de 
messes  pour  la  délivrance  !  Quel  ccBur  de  femme  ne 
se  brisait,  lorsque,  sortant  de  l'Église,  le  prêtre  tout 
bas  lui  disait  :  «  Priez  pour  le  pauvte  roi  !  »  —  Priez 
aussi  pour  la  France,  voilà  ce  qu'il  fallait  dire 
encore,  priez  pour  un  pauvre  peuple,  trahi,  livré 
àrèlranger. 

L'autre  texte,  non  moins  puissant  pour  exciter  la 


92  SCANDALE  DE  L'OUVERTURE  DES  COUVENTS. 

guerre  civile,  c'était  Touverture  des  couvents,  Tordre 
d'inventorier  les  biens  ecclésiastiques,  la  réduction 
des  maisons  religieuses.  Cette  réduction  fut  cepen- 
dant faite  avec  de  grands  ménagements.  On  réserva 
dans  chaque  département  une  maison  au  moins  de 
chaque  ordre,  où  ceux  qui  voulaient  rester  pouvaient 
toujours  se  retirer.  Qui  voulait  sortir,  sortait,  et  tou- 
chait une  pension.  Cela  était  modéré  et  nullement 
violent.  Les  municipalités,  fort  douces  à  cette  épo- 
que, ne  montraient  que  trop  de  facilité  dans  l'exécu- 
tion. Elles  connivaient  souvent ,  inventoriaient  à 
peine,  souvent  moitié  des  objets,  et  à  moitié  des  va- 
leurs réelles.  —  N'importe  !  on  ne  négligeait  rien 
pour  leur  rendre  ce  devoir  difficile  et  dangereux.  On 
avertissait  a  grand  bruit  du  jour  de  l'inventaire,  du 
jour  maudit  où  des  laïques  franchiraient  la  clôture 
sacrée.  Pour  arriver  seulement  à  la  porte,  les  ma- 
gistrats municipaux  devaient  d'abord ,  au  péril  de 
leur  vie,  traverser  la  foule  ameutée ,  les  cris  des 
femmes ,  les  menaces  des  robustes  mendiants  que 
nourrissaient  les  monastères.  Les  douces  brebis  du 
Seigneur  opposaient  aux  hommes  de  la  loi,  forcés 
d'exécuter  la  loi,  refus,  délais,  résistance,  de  quoi  les 
faire  mettre  en  pièces. 

Tout  cela  fut  travaillé  avec  beaucoup  d'habileté, 
une  adresse  remarquable.  S'il  était  possible  d'en  faire 
l'histoire  détaillée  et  complète,  on  serait  fort  édlBé 
sur  un  curieux  sujet  de  haute  philosophie  :  Comment, 
dans  une  époque  indifférente,  incrédule,  les  politiques 
peuvent  faire,  refaire  du  fanatisme  ?  —  Beau  cha- 


ON  EXALTE  LES  NASSES  IGNORANTES.  95 

pitre  à  ajouter  au  livre  indiqué  par  un  penseur  :  La 
mécanique  de  V enthousiasme. 

Le  clergé  n'avait  pas  la  foi,  mais  il  trouvait  pour 
instruments  des  personnes  qui  l'avaient  encore,  des 
âmes  pieuses,  convaincues,  des  visionnaires  ardents, 
têtes  poétiques  et  bizarres  qui  ne  manquent  jamais, 
spécialement  en  Bretagne.  Une  madame  de  Pontr 
Levès,  femme  d'un  officier  de  marine,  publia  la  Com^ 
passUm  de  la  Vierge  pour  la  France,  petit  livre  brûlant, 
mystique,  livre  de  femme  pour  les  femmes,  propre  à 
les  troubler  et  les  rendre  folles. 

Le  clergé  avait  encore  une  action  bien  facile  sur 
ces  pauvres  populations  sans  connaissance  de  la 
langue  française.  Il  leur  laissait  ignorer  la  suppres- 
sion des  dtnnes  et  du  casuel,  passait  sous  silence  l'abo- 
lition successive  des  impôts  indirects,  et  les  jetait  dans 
le  désespoir,  en  leur  montrant  tout  le  poids  des  taxes 
qui  écrasait  la  terre,  leur  annonçant  qu'on  allait  toutr 
à-l'heure  prendre  le  tiers  de  leurs  meubles  et  de  leurs 
bestiaux. 

Le  Midi  offrait  d'autres  éléments  de  trouble,  non 
moins  favorables,  des  hommes  de  passion  sèche, 
actifs,  ardents,  politiques,  esprits  d'intrigue  et  de 
ruse,  propres  non-seulement  à  soulever,  mais  à  orga- 
niser, r^ler,  diriger  le  soulèvement. 

Le  véritable  secret  de  la  résistance,  la  voie  unique 
qui  donnait  des  chances  sérieuses  à  la  contre-ré- 
volution, l'idée  de  la  future  Vendée,  fut  formulé 
d'abord  à  Nîmes  :  Ck)ntre  la  Révolution,  point  de 
résultat   possible,   sans  la  guerre   religieuse.   — 


91  L'AGENT  DU  CLERGÉ  VEUT  S'ENTENDRE 

Autrement  dit  :  Contre  la  foi,  nulle  autre  force  que 
la  foi. 

Voie  terrible,  à  faire  reculer,  quand  on  se  sou- 
vient... quand  on  voit  les  ruines,  les  déserts,  qu'a 
faits  le  vieux  fanatisme...  Que  serait-il  arrivé,  si  tout 
le  Midi,  tout  TOuest,  toute  la  France,  étaient  devenus 
Vendée? 

Mais  la  contre-révolution  n'avait  pas  une  autre 
chance.  Au  génie  de  la  fraternité,  un  seul  pouvait 
être  opposé,  celui  de  la  Saint-Barthélemi. 

Telle  fut  à  peu  prés  la  thèse  que,  dès  janvier  90, 
soutint  à  Turin  devant  le  grand  conseil  de  l'émigra- 
tion Tardent  envoyé  de  Ntmes,  homme  du  peuple, 
homme  de  peu, 'mais  tète  forte,  intrépide,  qui  voyait 
parfaitement  et  posait  la  question. 

Celui  qui,  par  grâce  spéciale,  était  admis  à  parler 
devaut  les  princes  et  les  seigneurs,  Charles  Froment, 
c'était  son  nom,  fils  d'un  homme  accusé  de  faux 
(puis  lavé),  n'était  lui-même  rien  de  plus  qu'un  petit 
receveur  du  clergé,  et  son  factotum.  D'abord  révo- 
lutionnaire, il  avait  senti  qu'à  Nîmes,  il  y  avait  plus  à 
faire  de  Tautre  côté.  Tout  d'abord,  il  se  trouva  chef 
de  la  populace  catholique,  la  lança  aux  protestants. 
Lui-même  était  beaucoup  moins  fanatique  qpuie  fac- 
tieux, un  homme  du  temps  des  gibelins.  Hais,  il 
voyait  nettement  que  la  vraie  force  était  le  peuple, 
l'appel  à  la  foi  du  peuple. 

Froment  fut  gracieusement  reçu,  écouté,  peu 
compris.  On  lui  donna  quelque  argent,  et  l'espoir 
que  le  commandant  de  Montpellier  pourrait  lui  four- 


AVSC  L'tWGRATIQN.  g5 

oir  dm  annes*  Du  reste,  on  sentit  si  peu  combien  il 
youTâjt  être  utile  que  plus  tard^  ayant  émigré,  il 
n'obtint  pas  même  de&  princes  la  permissipn  de  se 
joindre  aux  Espagnols^  et  de  les  metto  en  n^port 
af ec  3pn  ancien  parti. 

«  Ce  qui  a  perdu  Louis  XYI,  dit  Froment  dans  ses 
brocburesi  c'est  d'avoir  eu  des  ministres  philoso- 
phes, p  U  ipouvait  étendre  ceci  bien  plus  loin,  a^cnon 
moius  de  raison.  Ce  qui  reiniait  la  contre-révolution 
géQéraleoiient  impuissante,  c'est  qu'elle  avait  en  elle, 
à  des  degrés  différents,  mais  enfin  qu'elle  avait  au 
cœur  l^  philosophie  à^  siècle,  c'est*i^dire  la  Révo- 
lution m^ii^. 

j'ai  dit,  (d^BS^  mon  Introduction  (au  1^'  volume), 
^ue  tous  alors,  la  reine  môsae^  le  comte  d'Artois,  la 
noblesse,  étaient,  à  des  degrés,  d^érents,  atteints  de 
l'esprit  nouveau. 

La  langue  du  vieux  fanatisme  était  pour  eux  une 
laogpp  qiorte.  Le  réveiller  dans  les  masses,  c'était 
une  opération  incompréhensible  à  de  tels  esprits.  Le 
peuple  soulevé^  même  pour  eux,  leur  faisait  peur. 
D'aillews,  rendre  force  ai)  cleigé,  c'étititr  chose  toute 
eontraire  aux  idées  de  la  noblesse  '^  eÛe  ayait  toujours 
attendu,  espéré^  la  dépouille  di)  cl^igé.  Les  cahiers 
de  ces  dieux  ordres  étaient  opposés^  hostiles.  La  Révo- 
IjotioQ  qui  devait  les  rapprocher  les  avait  brouillés 
encore.  Les  pix)priétaires.  nobles^  cU^9s  certaines  pro* 
vinees,  par  exemple  ep  Languedoc,  gagnaient  par  la 
siippi^ssion  des  dîmes  e<;clésiastiques  plus  qu'ils  ne 
pasdaÎM^t  en  droits  féodaw,iu 


96  LE  CLERGÉ  ET  LA  NOBLESSE 

Dans  la  discussion  des  vœux  monastiques  (février), 
pas  un  noble  n'aide  le  clergé.  Lui  seul  défend  la  vieille 
tyrannie  des  vœux  irrévocables.  Les  nobles  votent 
avec  leurs  adversaires  ordinaires  pour  l'abolition  des 
vœux,  l'ouverture  des  monastères,  la  liberté  des 
moines  et  religieuses. 

Le  clergé  prend  sa  revanche.  Quand  il  s'agit  d'a- 
bolir les  droits  féodaux,  la  noblesse  crie  k  son  tour, 
à  la  violence,  à  l'atrocité,  etc.  Le  clergé,  du  moins 
la  majorité  du  clergé,  laisse  crier  la  noblesse,  vote 
contre  elle,  aide  à  sa  ruine. 

Les  conseillers  du  comte  d'Artois,  M.  de  Galonné 
et  autres,  les  conseillers  autrichiens  de  la  reine, 
étaient  certainement,  comme  le  parti  de  la  noblesse 
en  général,  très-favorables  à  la  spoliation  du  clergé, 
pourvu  qu'elle  se  fit  par  eux.  Plutôt  que  d'employer 
l'arme  du  vieux  fanatisme,  ils  aimaient  beaucoup 
mieux  faire  appel  à  l'étranger.  Hs  n'y  avaient  nulle 
répugnance.  La  reine,  dans  l'étranger,  voyait  son 
proche  parent.  La  noblesse  avait  par  toute  l'Europe 
tles  relations  de  famille,  de  caste,  de  culture  com- 
mune, qui  la  rendaient  très-philosophe  à  l'endroit  des 
préjugés  vulgaires  de  nationalité...  Quel  Français 
étajt  plus  français  que  le  général  de  l'Autriche,  le 
charmant  prince  de  Ligne?...  La  philosophie  fran- 
çaise ne  régnait-elle  pas  à  Berlin?  Quant  à  l'Angle- 
terre, pour  nos  nobles  les  plus  avancés,  c'était  jus- 
tement l'idéal,  la  terre  classique  de  la  liberté.  Il  n'y 
avait  pour  eux  que  deux  nations  en  Europe,  celles  des 
honnêtes  gens,  et  des  malhonnêtes  gens.  Pourquoi 


£N  OPPOSniON.  97 

tt'aurait-oD  pas  appelé  les  premiers  en  France,  pour 
mettre  à  la  raison  les  autres? 

Voilà  donc  trois  contre-révolutions  qui  agissent 
sans  pouvoir  s'entendre. 

1^  La  reine,  l'ambassadeur  d'Autriche,  son  prin- 
cipal conseiller,  attendent  que  l'Autriche,  libre  de 
son  affaire  de  Belgique,  et  se  ralliant  l'Europe,  puisse 
menacer  la  France,  la  contraindre  (au  besoin)  par 
corps. 

2^ L'émigration,  le  comte  d'Artois,  les  brillants 
chevaliers  de  l'OËil-de-Bœuf,  qui  s'ennuyent  fort  a 
Turin,  qui  ont  hâte  de  retrouver  leurs  maîtresses  et 
leurs  actrices,  voudraient  que  l'étranger  agit  tout 
dabord,  leur  rouvrit  la  France,  n'importe  a  quel 
prix;  en  1790,  ils  voudraient  181  S. 

S""  Le  clergé  est  encore  moins  disposé  a  attendre. 

Exproprié  par  l'Assemblée,  poussé  peu-k-peu  de 
chez  lui  et  mis  à  la  porte,  il  voudrait  armer  aujour- 
d'hui sa  nombreuse  clientèle  de  paysans,  de  fermiers. 
Aujourd'hui;  demain  peut-être,  tout  s'attiédira.  Que 
sera-ce,  si  le  paysan  s'avise  d'acheter  des  biens  ec- 
clésiastiques?... Alors,  la  Révolution  aurait  vaincu 
sans  retom*. 

Nous  l'avons  vu  eu  octobre  faii-e  feu  avant  l'ordre. 
Nouvelle  explosion,  et  dans  l'Assemblée  même,  eu 
février.  C'était  le  moment  où  Thomme  de  Ntmes,  re- 
venu de  Turin,  courait  la  campagne,  organisait  les 
sociétés  catholiques,  travaillait  à  fond  le  xMidi. 

Au  milieu  de  la  discussion  sur  l'inviolabilité  des 
vœux,  un  membre  de  l'Assemblée  invoqua  les  droits 
■.  7 


^  MANCEUVH&S  ÙV  CLERGÉ  (PAUUES  90). 

de  Ift  nature,  repoussa  comme  un  crime  de  l'ancienue 
barbarie  cette  surprise  à  k  volonté  de  Thomme,  qui; 
sur  un  mot  échappé,  peut-être  arraché  de  sa  bouche, 
le  lie,  Tenterre  pour  toujours...  Là-dessUS  des  cris 
s'élèvent  :  «  Blasphème  !  blasphème  I  il  a  blas- 
phémé. »  L'évêquc  de  Nancy  s^élaucé  à  la  tribune  : 
«  Reconnaissez-vous  que  la  religion  catholique,  apo^ 
tolique  et  romaine,  est  la  religion  nationale?...  » 
L'Assemblée  sentit  le  coup,  Tesquiva.  On  ^répondit 
qu'il  s'agissait  surtout  de  finances  dans  la  suppression 
des  couvents,  qu'il  n'était  personne  qui  ne  crût  la  re- 
ligion catholique  religion  nationale,  que  la  sanctionner 
par  un  décret,  ce  serait  la  compromettre. 

Ceci  le  13  février.  Le  18,  on  apporta  un  libelle, 
répandu  en  Normandie,  où  l'Assemblée  était  désignée 
à  la  haine  du  peuple,  comme  assassinant  à-la-fois  la 
religion  et  la  royauté.  Pâques  approchait;  l'occasion 
fut  saisie,  on  vendit,  on  distribua,  autour  des  églises, 
un  pamphlet  terrible  :  La  Passion  de  Louis  XSï. 

L'Assemblée,  à  cette  légende,  pouvait  en  opposer 
Une  autre,  d'égal  intérêt,  c'est  que  Louis  XVI,  qui 
jurait,  le  4  février,  amour  à  la  constitution,  avait  près 
de  son  frère,  au  milieu  des  ennemis  mortels  de  la 
constitution,  un  agent  en  permanence;  que  Turin, 
Trêves  et  Paris,  étaient  comme  une  même  cour, 
entretenue,  payée  par  le  Roi. 

A  Trêves,  existait,  soldée,  habillée  par  Ihi,  sa  mai-^ 
son  militaire,  sa  grande  et  petite  écurie,  sous  le  prince 
de  Lambesc^  On  payait  Artois,  Condé,  Lambesc,  tous 

'  Twit  coniiôuiiii  cdmiue  ik  Verbailleb.  C'éiail  uo  miDistère  que  k 


ULÉË  PLBLIË  LE  UVAE  AOUGB  (AVRIL;.  \fé 

les  émigrés,  et  des  petosions  énofnies.  Et  t*ori  ajour- 
nait indéfiniment  des  pensions  alimentaires  de  veu^ 
ves  et  autres  malheureux,  de  deux,  tix)is  ou  quatre 
cents  livres. 

Le  Roi  payait  les  émigrés  salis  égard  à  un  décret 
par  lequel  depuis  deux  mois  l'Assemblée  avait  essayé 
(le  retenir  cet  aident  qui  passait  à  nos  ennemis, 
n  avait  justement  oublié  de  sanctionner  ce  décret. 
L'irritation  augmenta  lorsque  Camus,  le  sévère  rap- 
porteur du  comité  des  finances,  déclara  ne  point 
découvrir  l'emploi  d'une  somme  de  soixante  millions. 
L'iissemblée  ordonna  que,  pour  tout  décret  présenté 
a  la  sanction,  le  garde-des-sceaux  rendrait  courte 
dam  la  huitaine  de  la  sanction  royale  ou  du  refus  de 
sanction. 

Grands  cris,  grande  lamentation  sur  cette  exi- 
gence outrageuse  à  la  volonté  du  roi. .  .Camus  répon- 
dit eu  faisant  imprimer  le  trop  célèbre  Livre  rouge 
[V*  avril),  que  le  Roi  avait  confié,  dans  l'espoir  qu'il 
resterait  secret  entre  lui  et  le  comité.  Ce  livre  im^ 
monde,  sale  à  chaque  page  des  ordures  de  l'aristo-^ 
eratie,  des  faiblesses  criminelles  de  la  royauté,  mon^ 
Ira  si  l'on  avait  tort  de  fermer  l'égout  par  où  s'en 

M  araîi  poUiqaeimiit  k  F^tniiger*  Rien  né  se  fftlsast  k  Paris  (foi  ne 
fût  réglé  à  Trêves.  Les  éUte  de  dépenses  et  autres  papiers  Ç^édîMi 
monlrent  Lambesc  signant  les  comptes,  faisant  droit  à  des  pétitions 
envoyées  de  Paris,  nommant  des  employés  pour  Paris,  des  pages  pour 
les  Tuileries,  éle.  On  eonfecfiotinait  ici,  pov  les  eajojef  I  Trâvetf, 
des  uBifoimea  de  gardes-dineorps.  On  faisnit  veair  d*Aag|ei^rre  des 
cheranx  pour  monter  les  officiers  delà-bas.  Le  Roi  prie  Lambesc  de 
vouloir  bien  prendre  au  moins  des  chevaux  français. 


iOO  LMSSëXBLëë  HYPOTHEQUE  LKS  ASSIGNATS 

allait  la  vie  de  la  France...  Beau  livre,  avec  tout 
celai  il  enfonça  la  Révolution  dans  le  cœur  des 
hommes. 

a  Oh  !  que  nous  avons  eu  raison  !  »  Ce  fut  le  cri 
général,  et  qu'on  était  loin,  dans  les  plus  violentes 
accusations,  d'entrevoir  la  réalité  !»  —  En  même 
temps,  s'affermit  la  foi,  que  ce  monstrueux  r^me, 
contre  la  nature,  contre  Dieu,  ne  pouvait  jamais  re« 
venir.  La  Révolution,  quand  elle  vit,  sans  voile  et  sans 
masque,  la  face  hideuse  de  son  adversaire,  s'affermit 
sur  elle-même,  se  sentit  vivre,  et  pour  toujours... 
Oui,  quels  qu'aient  été  les  obstacles,  les  baltes,  les 
trahisons,  elle  vit  et  vivra  1 

Un  signe  de  cette  foi  forte,  c'est  que  dans  la  dé- 
tresse univei*selle,  parmi  plus  d'une  émeute  contre 
les  impôts  indirects,  l'impôt  direct  fut  régulièrement, 
religieusement  payé. 

On  met  en  vente  quatre  cents  millions  de  biens  ec- 
clésiastiques. Et  la  seule  ville  de  Paris  en  achète  pour 
deux  cents  millions.  Toutes  les  municipalités  sui- 
vent. 

Cette  marche  était  très-bonne.  Peu  de  gens  au- 
raient voulu  exproprier  eux-mêmes  le  clergé;  les 
municipalités  seules  pouvaient  se  charger  de  cette 
opération  pénible.  Elles  devaient  acheter,  pues  reven- 
dre. L'hésitation  était  grande,  surtout  chez  te  paysan, 
voilà  pourquoi  les  villes  devaient  lui  donner  Texem- 
ple,  acheter,  revendre  d'abord  les  maisons  ecclé- 
siastiques; puis,  viendrait  la  vente  des  terres. 

Tous  ces  biens  servaient  d'hypothèque  au  papier- 


SCR  LES  BIENS  0U  CLERGÉ  (AVRIL  90V  1(H 

moDDaîe  qui  fut  créé  par  TAssemUée.  A  chaque  pa- 
lier un  lot  était  assigné,  aflècté;  ces  billets  forent 
dits  a$9ignai$.  Chaque  papier  était  du  bien,  de  la  terre 
mobilisée.  Rien  de  commun  avec  les  fameux  biHets 
de  la  Régence,  fondés  sur  le  Mississipi,  sur  des  terris 
lointaines  et  possibles. 

Ici  l'on  touchait  le  gage.  A  cette  garantie,  joignez 
cdle  des  municipalités  qui  avaient  acheté  à  l'Ëtat  et 
qui  revendaient.  Divisés  dans  tant  de  mains,  ces  lots 
de  papier  une  fois  lancés,  circulant,  allaient  engager 
dans  cette  grande  opération  la  nation  tout  entière. 
Tous  auraient  de  cette  monnaie,  les  ennemis  comme 
les  amis  étaient  Clément  intéressés  au  salut  de  la 
Révoluticm. 

Cependant,  le  souvenir  de  Law,  les  traditions  de 
tant  As  fiunilles,  ruinées  par  le  Système,  n'étaient  pas 
un  léger  obstacle.  La  France,  moins  que  T  Angleterre, 
moins  que  la  Hollande,  était  habituée  à  voir  les  va- 
leurs circuler  sous  la  fwme  de  papier.  Il  fallait  que 
tout  un  peuple  s'élevât  au-dessus  de  ses  habitudes 
matérielles;  c'était  un  acte  de  spiritualisme,  de  foi 
révolutionnaire  que  demandait  l'Assemblée. 

Le  clergé  fut  terrifié  en  voyant  que  sa  dépouille 
serait  ainsi  aux  mains  de  tous.  Divisée  en  poudre 
impalpable,  il  n'y  avait  guère  d'apparence  qu'elle  lui 
revint  jamais.  Il  s'efforça  d'abord  d'assimiler  ces  so- 
lides assignats  dont  chacun  était  de  la  terre,  avec  les 
chiffons  du  Mtssissipi  :  «  J'avais  cru,  dit  perfidement 
rarchevèque  d'Aix,  que  vous  aviez  règlement  re* 
DonrA  à  la  banqueroute.  » 


^  ON  OeiliNPB  K  tiSSBMILÉg  DE  D^UfUER 

.  U'  fép/mm  ét^i  ixùp  fooile,  Alors,  ils  se  tom^^- 
rdiit  ftilteurs.  «  ToiH  cela  est  apraogé  fSff  les  l^anqui^ns 
dePari^;  les  provinces  n'^a  ¥eiil£n|;  pas.  »  Alors,  ofi 
leur  apporta  les  adresser  ém  proriiipesi  qui  réi^la- 
maient  la  prompte  création  des  i)3sîgQc'vts, 

Ils  avaient  cru  au  moins  gagner  du  tenap^,  çt^  d4ns 
rintarvallet  rester  an  ppi^sessiou;^  atteqdi^  tOMJoars/ 
saisir  quelque  bonne  circonstAnco.  On  leur  ù\&  cet 
espoir  :  «  Quelle  confiance ,  dit  Prieur  t  ^uraitnou 
dans  rbypotbèque  qui  fonde  les  lignât»,  si  las  bîens 
hypothéqués  ne  sont  pas  vraiment  dans  nos  maina?  » 
Ceci  aboutissait  à  dessaisir  immédiatement  le  clergé. 
k  le  déloger,  et  mettre  tout  dans  1»  main  des  mupi*^ 
cipalités,  des  districts. 

L'AsMmblée  avait  t^eftu  leur  offrir  un  mQUsM^upux 
traitement  d'une  centaine  de  millions;  ila  éiniwt  'm- 
,eoiisolables. 

.  L'archevêque  d'Aix,  dans  un  discours  pleuraur. 
plein  de  lamentations  enfantines,  découijuas,  de- 
manda si  Ton  aurait  >ien  le  co^ur  de  ruipar  les  pau- 
ivres,  en  ôtant  au  clergé  ce  qui  lui  fut  donrié  pQi^r  les 
pauvres.  Il  hasarda  pe  paradoxe  qua  1^  b^pqueroutr 
(iuivrfif  infailliblement  Topér^tion  destinée  à  pré- 
venir la  banqueroute.  Il  accusa  TAssembléa  4'^voir 
.mis  la  ipain  sur  le  spirituel,  en  décl^ranl  m\&  les 
vœiiK,  etc.  etc.  . 

Enfin,  il  s'avança  jusqu'à  offrir,  au  nom  du  fileiigi^, 
uft  emprunt  de  quatre  cents  millions,  hypothéqués 
-eara»!  biens. 

A  quoi,  Thouret  répondit  «vea  son  flagme  n<^- 


IF.  rATMOLirjSMF.  HRLICIOX  \AT|OKALP.    12  AVRIL  m%       10$ 

Bdand  :  «  On  offre  au  iiom  d'un  corpg  qui  n'existe 
flu$.,.  n  — ^  Et  encore  :  «  Qu^nd  h  religion  vous  a 
ravofés  dans  le  monde,  tom&  M^Ue  dit  :  Allez,  pro-» 
spérez  et  aequérez  t...^ 

Il  y  avait  dans  T  A«$eni))lée  un  boqbomm^  de  char* 
treux,  dom  Gerles,  d'excellent  cœur,  de  courte  yùe, 
chaud  patriote,  mais  non  moins  bon  catholique.  Il 
crut  (ou  très-probablement,  il  se  laissa  persuader  par 
quelque  renard  du  clergé)  que  ce  qui  tourmentait  les 
prélats,  c'était  uniqueqient  le  péril  spirituel,  la 
crainte  que  le  pouvoir  civil  ne  touchât  à  l'encensoir. 
Rien  de  plus  simple,  dit-il;  pour  répondre  aux  gens 
qui  disent  que  l'Assemblée  ne  veut  pas  de  religion, 
ou  bien  qu'elle  veut  admettre  toutes  les  religions  en 
France,  il  n'y  a  qu'à  décréter  :  Que  la  religion  catho- 
lique, apostolique  et  romaine,  est  et  sera  toujours  la 
religion  de  la  nation,  et  que  son  culte  est  le  seul  au- 
torisé (12  avril  90). 

Charles  de  Lameth  crut  s'en  tirer  comme  au  13  fé- 
vrier, en  disant  que  l'Assemblée,  qui,  dans  ses  dé- 
crets, suivait  l'esprit  de  l'Évangile,  n'avait  nullement 
l)esoin  de  se  justifier  ainsi. 

Mais  la  chose  ne  tomba  pas.  L'évêque  de  Clermont 
reprit  avec  amertume,  affecta  de  s'étonner  que  lors- 
qu'il s'agissait  de  rendre  hommage  à  la  religion,  on 
délibérât,  au  lieu  de  répondre  par  une  acclamation 
(le  cœur. 

Tout  le  côté  droit  se  lève,  et  pousse  une  accla- 
mation. 

Le  soir,  ils  se  réunissent  aux  Capucins^  et  prépa- 


toi  LR  CATHOLtaSMC  RBLIGIOX  NATIONALES 

renl,  ix)iir  le  cas  où  l'Assemblée  ne  déclarerait  pas  1«^ 
catholicisme  religion  nationale,  une  protestation  Tio- 
lente  qu'on  porterait  solennellement  au  Roi,  et  qu'on 
répandrait  à  grand  nombre  par  toute  la  France^  pour 
bien  faire  connaître  au  peuple  que  l'assemblée  natio 
tionale  ne  voulait  nulle  religion. 


^t 


CHAPITRE   VIII. 


LITTE  ftELIGIErSE.  SUCCÈS  DE  I.A  CONTRE-RÉVOLrTION. 
'!!•{  fO.  ) 

Saiie.  L* Assemblée  èladc  la  question.  Le  Rof  n*osr  recevoir  U  prolesUlion  du 
Hen^,  «vrU.  Éruptloo  reliffieiise  d«  Midi,  mai.  —  Le  Midi  tovjoart  inflam- 
laaMe.  Ancienoes  penéfoUons  rcligieuaes;  Avignon,  Toulon.  Lefanatiame 
auièdi;  habilemenl  ravjTé.  Les  protestants  toujours  eiclns  des  fonctions 
rinlM  et  militaires.  Inanimité  des  deut  cultes  en  89.  Le  clergé  ranime 
le  fanaliMiie,  organise  la  résistance  à  Nlnias  (1790).  Il  éveille  les  JaloïKies 
•sociales.  Terreur  des  protesunts.  Explosion  de  Toulouse,  Mmes  (a>rii;. 
ilonnivenee  des  municipalités.  Massacre  de  Montaul»an  '10  mai).  Triomphe 
4e  la  coair<*« révolution  d.ins  le  Midi. 


La  motion  de  cet  homme  simple  avait  étonnam- 
ment changé  la  situation.  D'une  époque  de  discus- 
sion ,  la  Révolution  parut  tout-à-coup  transportée 
dans  un  âge  de  terreur. 

Deux  terreurs  en  face.  Le  clergé  avait  un  ai*gu- 
ment  muet,  sous-entendu,  formidable;  il  montrait 
à  TAssemblée  une  Méduse,  la  guerre  civile,  le  soulè- 
vement imminent  de  TOuest  et  du  Midi,  le  renou- 
vellement probable  des  vieilles  guerres  de  religion. 
L'Assemblée  avait  en  elle  la  force  immense,  inéluc- 
table, d'une  Révolution  lancée,  qui  devait  renverser 
tout,  une  Révolution  qui  pour  principal  organe  avait 


1G6  I/ASSÈMBLÉK  tlVm  h\  OTESTION. 

l'émeute  de  Paris...  Elle  rugissait  aux  porU*s,  se 
faisait  souvent  entendre  plus  haut  que  les  députés. 

Le  beau  rôle  était  au  clergé,  d'abord  parce  qu'il 
semblait  être  dans  lyn  danger  personnel  ;  ce  danger 
le  relevait  ;  tel  prélat  incrédule,  licencieux,  intrigant, 
se  trouvait  tout-à-coup,  par  la  grâce  de  Féroeute* 
posé  dans  la  gloire  du  martyre...  Martyre  impossible 
pourtant,  avec  les  précautions  infinies  de  M,  de  I^- 
fayette,  si  fort  alors,  si  populaire,  à  son  apogée,  vrai 
roi  de  Paris. 

Le  clergé  avait  eacore  pour  lui  l'avantage  d'une 
position  simple,  et  l'extérieur  de  la  foi.  Interrogé 
jusqu'ici,  mis  sur  la  sellette  par  respritdu  siècle,  c'est 
lui  maintenant  qui  interroge.  Il  demande  fièrement  : 
«  Étes-vous  catholiques?  —  L'Assemblée  répond  ti- 
midement, d'un  ton  suspect,  équivoque,  qu'elle  ne 
peut  pas  répondre,  qu'elle  respecte  trop  la  religion 
pour  répondre,  qu'en  salariant  un  seul  culte,  elle 
prouve  afiscE,  etc.  » 

Mirabeau  dit  Jiypocritement  :  «  Faut-*îl  décréter 
que  le  soleil  iuit?...  p  Et  un  autre:  «  J«  crois  la 
religion  catholique  la  seule  véritable,  je  la  res- 
pecte infinimeot...  Il  est  dit:  Les  portes  de  l'enfer 
ne  prévaudront  pas  contre  elle.  Et  nous  croirions 
pfu*  un  misérable  décret  confirmer  une  telle  pa^ 
roleî»  jBtc.  etc. 

D'Ësprémesnil  arracha  ce  masque  par  ifn  mot  vio« 
lopt  :  «  Qui,  dit-^il,  quand  les  Juifs  crucifièrent  Jésusr* 
Christ,  ils  disaient  :  Salut,  roi  des  Juifs  !  » 

Personne  ne  répondit  à  cotte  terrible  attaque.  Mi- 


LE  ROI  REFrSP.  l\  PftOTEST^TIOX  DU  C|.ERr.É  i4VRII.  9()).      |07 

rabeau  se  tut,  se  rama^fsa  sur  lui-même,  commo  le 
lioD  qui  médite  un  bçod-  Puis,  34i»ûsspfit  rocca^ion 
d'un  député  qui  citait,  en  faveur  de  l'intoléranco,  je 
lie  sm  que}  traité  de  (.ouïs  XI Y  ;  «  Et  comment  toute 
intolérance  n'eût-elle  pas  été  consacrée  sous  iin  rogne 
signalé  par  la  révocation  de  rËdi(  de  Nantes. . .  Si  Ton 
en  appelle  k  Thistoirç,  n'oul}}iez  pas  qu'on  voit  d'ici, 
qu'on  voit  de  ce^te  tribune  la  fenêtre  d'où  \iï\  roi;, 
armé  contre  wn  peuple  par  d'exécrables  factieux  qui 
couvraiisnt  ri»tér^t  personnel  de  celui  de  \^  religion, 
tira  Farquebuse.  et  donna  le  signal  de  la  Saintr- 
Barthélemi!  i» 

Et  il  montrait  la  fenêtre  dp  doigt,  du  regard.  Elle 
i'^taît  inipos;$i)))e  à  apercevoir  de  \k\  lui,  il  la  voyait 
eu  effel;,  et  toiit  le  monde  )a  vit.. . 

Le  conp  avait  porté  juste,  Ce  qpe  l'orateur  avait 
dit,  révélait  précisément  ce  que  le  pleine  vpulait  faire. 
Son  pUn  était  de  porter  au  Hoi  i^pe  protestation  vio- 
lente qui  eût  arnié  les  croyanta^  de  mettre  l'arque- 
buse BW(^  mains  du  ^oj,  pour  tjrer  le  premier  coup. 

I^iîis  ^YJ  n'était  pas  Cburtes  IX.  Très-sincère- 
ment poayainçu  4u  droit  du  clergé;  il  eût  accepté  le 
péril,  pour  ce  qu'il  proyait  le  salut  de  la  religion. 
Mais  tEois  pboses  l'arrêtaient  :  son  indécision  natu- 
relle, la  timi4ité  de  son  minjsl^re,  plus  que  tout  le 
reste  enfin,  ses  praintes  pour  la  vie  de  la  reine,  la 
terreur  du  6  octobre,  renouvelée  chaque  jour,  cette 
.  foule  émue,  menaçante,  qu'il  avait  sous  sa  £enèb*e. 
ce  flot  d'hommes  qui  battait  les  murs...  A  toute  ré- 
.sistanee  di|  roi.  1^  rejpe  semblait  être  en  péril.  Elle*- 


i(»  IRRUPTION  REMGlRrse  DC  MIDI  (MAI  gO\ 

même  avait  d'ailleurs  d'autres  vues,  d'autres  espi^- 
rances,  fort  éloignées  du  clergé. 

L'on  répondit,  au  nom  du  Roi,  que,  si  la  protesta* 
tion  était  apportée  aux  Tuileries,  elle  ne  serait  point 
reçue. 

On  a  vu  combien  le  Roi,  en  février,  avait  décou- 
ragé Bouille,  les  officiers,  la  noblesse.  En  avril,  son 
refus  de  soutenir  le  clergé  lui  ôterait  le  courage,  s*il 
pouvait  jamais  le  perdre,  lorsqu'il  s'agit  de  ses  biens. 
Maury  dit  avec  fureur  qu'on  saurait  en  France  dans 
quelles  mains  se  trouvait  la  royauté. 

Restait  d'agir  sans  le  Roi.  Agir  avec  la  noblesse? 
Et  pourtant  le  clergé  ne  pouvait  non  plus  compter 
beaucoup  sur  son  secours.  Elle  avait  encore  tous  les 
grades;  mais,  n'étant  pas  sûre  du  soldat,  elle  craignait 
l'explosion,  elle  était  moins  impatiente,  moins  belli- 
queuse que  les  prêtres.  L'agent  du  clergé  à  Ntmes. 
Froment,  quoiqu'il  eût  obtenu  un  ordre  du  comte 
d'Artois,  ne  pouvait  décider  le  commandant  de  la 
province  à  lui  ouvrir  l'arsenal.  L'affaire  pressait  ce- 
pendant. Les  grandes  fédérations  du  RhAne  avaient 
enivré  le  pays.  Celle  d'Orange,  en  avril,  mît  le  com- 
ble à  l'enthousiasme.  Avignon  ne  se  souvint  plus 
qu'elle  appartenait  au  pape,  elle  envoya  à  Orange, 
avec  toutes  les  villes  françaises.  Encore  un  moment, 
et  elle  échappait.  Si  Avignon,  si  Arles,  si  les  capi- 
tales de  l'aristocratie  et  du  fanatisme,  dont  on  mena- 
çait toujours,  devenaient  elles-mêmes  révolution- 
naires, la  contre-révolution,  serrée  d'ailleurs  par 
Marseille  et  par  Bordeaux,^n'avaif  rien  à  espérer. 


LB  Mim  T0U0CII5  INFLAillIAIILE.  im 

L'explosion  devait  avoir  lieu  k  ce  moment,  ou 
jamais. 

On  ne  comprendrait  rien  aux  éruptions  de  ces  vieux 
volcans  du  Midi,  si  avant  tout  on  n'en  sondait  le 
foyer  toujours  brûlant.  Les  flammes  infernales  des 
bûchers  qui  s*y  rallumèrent  tant  de  fois,  ces  flammes 
contagieuses  de  soufre^  semblent  avoir  gagné  le  sol 
même,  en  sorte  que  des  incendies  inconnus  y  courent 
toujours  sous  la  terre.  Cest  comme  pour  ces  houil- 
lères qui  brûlent  dans  FÂveyron.  Le  feu  n'est  pas  a 
la  surface.  Mais,  dans  ce  gazon  jauni,  si  vous  enfon- 
cez un  bâton,  il  fume,  il  prend  feu,  il  révèle  Tenfer 
qui  dort  sous  vos  pieds.. 

Puissent  s'amortir  les  haines  ! . . .  Mais  il  faut  que  les 
souvenirs  restent,  que  tant  de  malheui*s,  de  souffran- 
ces ,  ne  soient  jam^s  perdus  pour  rexpérience  des 
hommes.  11  faut  que  la  première^  la  plus  sainte  de  nos 
libertés,  la  liberté  religieuse^  aille  souvent  se  forti- 
fier^  se  raviver  par  la  vue  des  affreuses  niines  qu'a 
laissées  le  fanatisme. 

Les  pierres  parlent,  au  défaut  des  hommes.  Deux 
monuments  surtout  méritent  d'être  rd>jet  d'un  fré- 
quent pèlerinage,  tous  deux  opposés,  tous  deux  in- 
structifs, l'un  infâme,  l'autre  sacré. 

L'infâme,  c'est  le  palais  d'Avignon,  la  Babel  des 
papes,  la  Sodome  des  légats,  la  Gomorrhe  des 
cardinaux. 

Palais  monstre,  qui  couvre  toute  la  croupe  d'une 
montagne  de  ses  tours  obscènes,  lieux  de  volupté,  de 


ilO  ANCIENNES  PERSECITIONS  llELlUJEt'SEb  ; 

torture^  Où  tes  prêtres  tnôntrèrent  aux  rois  qu'ils 
ne  savaient  rien,  au  prix  d'eux,  daos  les  arts  hoii- 
leux  du  plaisir.  L'originalité  de  la  construction, 
c'est  que  les  lieux  de  torture  n'étant  pas  bien  éloi- 
gnés des  luxurieuses  alcôves,  des  salles  de  bal  et 
de  festin,  on  aurait  bien  pu,  parmi  les  chants  des 
cours  d'amour,  entendre  le  râle,  les  cris,  le  bris  sec 
des  os  qui  craquaient...  La  prudence  sacerdotale  y 
avait  pourvu  par  la  savante  disposition  des  voûtes, 
propres  à  absorber  tous  les  bruits.  La  superbe  salle 
pyramidale  où  le  bûcher  se  dressait  (flgureï-vous 
r intérieur  d'au  cône  vide  de  soixante  pieds)  té- 
moigne d'une  effroyable  entente  de  l*acoostique  ; 
seulement  de  place  en  place,  quelques  (rainées  de 
suie  grasse  rappellent  les  chairs  brûlées. 

L'autre  lieu,  saint  et  sacré,  c'est  le  bagne  de 
Toulon,  le  calvaire  de  la  liberté  religieuse,  le  lieu 
où  moururent  lentement,  sous  le  fouet  et  le  bâton, 
•  les  confesseurs  de  là  foi,  les  héros  de  la  charité. 
Qu'on  songe  que  plusieurs  de  ces  martyrs,  con- 
damnés aux  galères  perpétuelles,  n'étaient  pas  des 
protestants,  mais  des  hotnmes  accusés  d'^avoh*  fait 
évader  des  protestants  ! 

On  en  vendait  sous  Louis  XV.  A  un  prix  honnête 
^ trois  mille  francs),  on  pouvait  acheter  un  galérien. 
M.  deChoiseuI,  pour  faire  sa  cobra  Voltaire,  lu!  en 
donue  un,  en  pur  don. 

Ce  code  effroyable  que  la  Terreur  copia,  sans 
pouvoir  jamais  l'atteindre,  artne  les  enfants  con- 
tre les  pères,  leur  donne  d'avance  leurs  biensj  en 


AVIGNON,  ÎOULOK.  Ml 

sorte  que  le  fils  est  intéressé  à  teuir  son  père  à 
Toulon. 

Quoi  de  plus  curieux  que  de  vdir  rËglise^  la  co- 
Imbe  gemmante,  gémir  en  168â,  lorsqu't)n  venait 
d'enlever  les  petits  enfadts  aux  mères  hérétiques... 
Gémir  pour  les  délivrer?...  Non,  pour  que  le 
Roi  trouve  des  lois  plus  efficaces,  plus  dures...  Et 
comment  en  trouver  jamais  de  plus  dures  que 
celles-ci? 

À  chaque  assemblée  du  clergé,  la  colombe  gémit 
toujours.  Et  sous  Louis  XSl  encore,  lorsqu'il  se  laisse 
arracher  par  l'esprit  du  temps  cette  belle  charte  d*af- 
rrauchissement  qui  eïclut  toujours  les  protestants  de 
toute  fonction  publique,  le  clergé  adresse  au  Roi  de 
nouveaux  gémissements,  par  un  prêtre  athée,  Lo« 
ménie. 

rentrai  plein  de  tremblement  et  de  respect  dans 
ce  saint  bagne  de  Toulon.  J'y  cherchai  la  trace  des 
martyrs  de  la  religion,  de  ceux  de  l'humanité,  tués 
là  de  mauvais  traitements ,  pour  avoir  eu  un  cœur 
d'homme,  pour  avoir  seuls  entrepris  de  défendre 
rinnocence,  de  foire  la  tâche  de  Dieu  ! 

Hélas  !  il  d'y  a  plus  rien.  Rien  ne  reste  de  ces  ga- 
lères, atroces  et  superbes,  dorées  et  sanglantes,  plus 
barbares  que  les  Barbaresques,  que  le  nerf  de  bœuf 
arrosait  de  la  rosée  du  sarig  des  saints...  Les  registres 
même,  ob  leurs  noms  étaient  consignés,  ont  en 
grande  partie  di^ru.  Dans  le  peu  qui  reste,  de 
sèches  indications,  Ventrée,  la  sortie  ;  et  la  sortie,  le 
plus  souvent,  c'est  la  mort*..  La  mort  qui  vient  plus 


m  LE  FANATISME  ATTIKUI  AU  UIX-UL'ITIÉMË  SIÈCLE: 

OU  moins  prompte^  indiquant  ainsi  des  degrés  dans  la 
résignation  ou  le  désespoir. ..  Une  brièveté  terrible; 
deux  lignes  pour  un  saint ,  deux  ou  trois  pour  uu 
martyr. ..  On  n'a  pas  noté  les  gémissements,  les  pro- 
testations, les  appels  au  ciel,  les  prières  muettes,  les 
psaumes,  chantés  tout  bas  entre  les  blasphèmes  des 
voleurs  et  des  assassins...  Âh  !  tout  cela  doit  être  ail- 
leurs. «  Console-toi  !  les  pleurs  des  hommes  sont 
gravés  pour  Téternité  dans  la  pierre  et  dans  le  mar- 
bre !  »)  a  dit  Christophe  Colomb. 

Dans  la  pierre?  Non,  dansFàme  humaine.  A  mesui'e 
que  j'ai  étudié  et  su  davantage,  j'ai  vu  avec  conso- 
lation qu'en  vérité,  ces  martyres  obscurs  n'en  ont  pas 
moins  porté  leur  fruit,  fruit  admirable  :  l'améliora- 
tion de  ceux  qui  les  virent  ou  les  ouïrent,  l'attendris- 
"sementdes  cœurs,  l'adoucissement  de  Tàme  humaine 
au  dix-huitième  siècle,  Thorreur  croissante  pour  le 
fanatisme  et  la  persécution.  Peu-à-peu,  il  n'y  avait 
plus  personne  pour  appliquer  ces  lois  barbares. 
L'intendant  Lenain  (de  Tillemont),  neveu  du  jansé- 
niste illustre,  obligé  de  condamner  à  mort  l'un  des 
derniers  martyrs  protestants,  lui  disait  :  «  Hélas  ! 
monsieur,  ce  sont  les  ordres  du  Roi.  »  —  11  fondait 
en  larmes  ;  le  condamné  le  (consola. 

Le  fanatisme  se  mourait  de  lui-même.  Ce  n'était 
pas  sans  peine,  sans  travail,  que,  par  moment,  les 
politiques  en  ravivaient  l'étincelle.  Quand  le  par- 
lement, accusé  d'incrédulité,  de  jansénisme,  d'anti- 
jésuitisme,  saisit  l'occasion  de  Calas,  pour  se  ré- 
habiliter, quimd,  d'accord  avec  le  clergé,  il  remua 


UABILEMBNT  RAVIVÉ.  ||5 

au  fond  da  peuple  les  vieilles  fureurs,  on  les  trouva 
tout  endormies.  On  ne  réussit  qu'au  moyen  de  con- 
fréries généralement  composées  des  petites  gens  qui, 
comme  marchands,  ou  d'autre  sorte,  étaient  les 
clients  du  clergé.  Pour  brouiller  l'esprit  du  peu- 
ple, l'ensorceler,  l'effaroucher,  Vensauvager,  on  fit 
comme  aux  courses,  où  Ton  met  à  la  bète ,  sous  la 
peau,  un  charbon  ardent  ;  alors  elle  ne  sq  connaît 
plus...  Le  charbon  ici  fut  une  comédie  atroce,  un# 
afiireuse  exhibition.  Les  confrères  blancs,  dans  leur 
sinistre  costume  (le  capuce  couvrant  le  visage,  avec 
deux  trous  pour  les  yeux),  firent  une  fête  de  mort  au 
fils  que  Calas  avait  tué,  disaient-ils,  pour  l'empêcher 
d'abjurer.  Sur  un  catafalque  énorme,  parmi  les 
cierges,  on  voyait  un  squelette  remué  par  des  res- 
sorts, qui  d'une  main  tenait  la  palme  du  martyre, 
de  l'autre  une  plume  pour  signer  l'abjuration  de 
l'hérésie. 

On  sait  que  le  sang  de  Calas  retomba  sur  les  fana- 
tiques, on  sait  l'excommunication  que  lança  aux 
meurtriers,  aux  faux  juges  et  aux  faux  prêtres,  le 
Tioux  pontife  de  Femey.  Ce  jour-là,  touchés  de  la 
foudre,  ils  commencèrent  la  descente  où  l'on  ne  s'ar- 
rête pas;  ils  roulèrent  la  tête  en  bas,  ils  plongèrent, 
les  réprouvés,  au  gouffre  de  la  Révolution. 

Et  à  la  veille,  à  grand'  peine,  au  bord  même  de 
Tablme,  la  royauté  qu'ils  entraînaient  s'avisa  enfin 
d'être  humaine.  Un  édit  parut  (1787)  où  l'on  avouait 
que  les  protestants  étaient  des  hommes  ;  on  leur  pw- 
mettait  de  naître,  de  se  marier^  de  mourir.  Du  reste^ 


iU   PHOTBSTANTS  BYCLUI  NES  rOMGtlOm  GtVILES,  MILITAIRES. 

imttimeiit  oitojneos,  ^olus  des  fonctions  cÎTiies,  ne 
pouvant  ni  «dministrer^  ni  juger,  ni  enseigner;  ad- 
vmf  pour  tout  piitilége,  à  payer  l'impôt,  à  payer 
leur  perséouteur,  le  dbeigé  catholique,  à  entretenir 
de  leur  argent  rbuiel  qui  les  maudissait. 

Les  protestants  des  montagnes  cultiTsient  leur 
maigre  pays.  Les  protestants  des  villes  faisaient  la 
seule  chose  qui  leur  fût  permise,  le  conunerce,  et,  à 
mesure  qu'ils  se  rassuraient ,  un  peu  d'industrie. 
Tenus  bas  et  durement ,  hors  «de  tout  emploi ,  de 
toute  influence,  exclus  très^pécicdement  depuis  cent 
années  de  toute  position  militaire,  ils  n'avaient  rien 
des  hardis  huguenots  du  XYPsiède;  le  protestantisme 
était  retombé  à  son  point  de  départ  du  moyen-4ge , 
industriel,  comm^t^iaL  Si  l'on  excepte  les  Cévenols, 
incorporés  à  leurs  rochers,  les  protestants  en  géné- 
ral possédaient  trà^peu  de  terre;  Iwrs  richesses,  con* 
sidérables  déjà  à  cette  époque,  étaient  des  maisons, 
des  usines^  mais  surtout,  mais  essentieUement,  des 
richesses  moUliéres,  celles  qu'on  peut  toujours  em* 
porter. 

Les  prote^ntsdu  Gaid  étaient,  en  17d9^  un  peu 
plus  de  cinquante  mille  mâles  (  comiae  en  1698 , 
comme  en  1840,  le  nombre  a  peu  varié),  très4aibles 
par  conséquent ,  isdés  et  sans  rapport  avec  leurs 
frèras  d'autres  provinces,  perdus-comme  un  point,  un 
atome,  dans  un  océan  de  catholiques,  qui  se  oomp* 
taient  par  millions,  k  Ntmes,  dans  la  seule  vîUe  où 
les  protestants  étaient  ramassés  en  grand  nombre, 
Us  étaient  six  miHe  hommes^  en  fcce  de  vingt-et^un 


tNAHinTÉ  iE8  OUrX  CIJLtBS  Efl  89.  m 

mille  hoBUiias  de  Teutre  religioii.  Des  six  mille,  trois 
ou  quatre  mille  étaient  des  oavriers  de  manofoo* 
turas,  raoe  malsaine  et  chétiTe,  misérable,  sujette, 
comme  Vouvrier  Test  partout,  k  des  chAmages  fré- 
qoents. 

Les  eatholiques  ne  chômaient  pas,  travaillant  pour 
la  plopart  à  la  terre  ;  le  climat  fort  doux  permet  ce 
travail  en  toutes  saisons.  Beaucoup  avaient  un  peu 
de  terre,  et  cultivaient  en  même  temps  pour  le 
cl^é,  k  noblesse,  les  fros  bourgeois  catholiques, 
qui  avaient  tonte  la  banKeue. 

Les  pnitestants  des  villes,  instruits,  modérés,  sé« 
rieu,  clos  dans  la  vie  sédentaire,  voués  à  leurs  sou- 
venirs, ayant  dans  chaque  famille  de  quoi  pleurer  et 
pent-ètre  craindre,  étaient  une  population  infiniment 
peu  aventureuse,  et  très^luro  h  respérance.  Quand 
ils  virent  poindre  ce  beau  jour  de  la  liberté,  à  la  veille 
de  la  Révohiikm,  ils  osèrent  à  peine  espérer.  Ils  lais- 
sèrent les  parlements ,  la  noblesse  s'avancer  hardi* 
amt,  ptrler  an  iavenr  des  idées  nouvelles  ;  générde- 
mflBt,  as  80  turent  ik  savaient  parfaitement  que 
pour  entraver  la  Révolutioa,  fl  eût  suffi  qu'on  les  vtt 
expnoMT  des  vgbqx  pour  eHé. 

Siie  édale.  Les  catholiques,  disons4e  à  leur  hon*^- 
neur,  la  grande  masse  des  catholiques,  furent  ravis 
de  voir  les  protestants  devenir  enfin  leurs  égaux. 
L'naanimiité  fot  touchante,  et  Tune  des  plus  dignes 
choses  d'arrêter  sur  la  terre  le  regard  de  Dieu.  Dans 
bien  des  lieux,  les  catholiques  allèrent  au  temple  des 
pratiataais,  t'nair  à^ux  povr  rendre  grâces  ensenAle 


116  LE  CLERGÉ  RANIME  LE  FANAnSME, 

à  la  Providence.  D*au(re  part;  les  protestants  assis- 
taient au  Te  Deum  catholique.  Par-^dessus  tous  lés 
autels,  tous  les  temples/  toutes  les  i^lises,  une  lueur 
s'était  faite  au  ciel.... 

Le  14  juillet  fut  reçu  du  Midi,  ainsi  que  de  toute 
la  France,  comme  la  délivrance  de  Dieu,  comme 
la  sortie  d'Egypte;  le  peuple  avait  franchi  la  mer,  et, 
parvenu  à  l'autre  bord,  chantait  le  cantique.  Ni  pro- 
testants, ni  catholiques,  nulle  différence;  des  Fran- 
çais. 11  se  trouva,  sans  qu'on  le  voulût,  sans  qu'on  y 
songeât,  que  le  comité  permanent  qui  s'o]|;anisa 
dans  les  villes ,  fut  mixte  des  deux  religions  ; 
mixte  également  fut  la  milice  nationale.  Les  offi- 
ciers furent  généralement  catholiques,  parce  que 
les  protestants,  étrangers  au  service  militaire,  n'au- 
raient guère  pu  commander.  En  récompense,  ils 
formèrent  presque  toute  la  cavalerie;  beaucoup 
avaient  des  chevaux  pour  les  besoins  de  leur 
commer  ce. 

Deux  mois,  trois  mois  se  passèrent.  On  s'avisa  alors 
et  à  Ntmes,  et  à  Montauban,  de  former  de  nouvelles 
compagnies  exclusivement  catholiques. 

Cette  belle  unanimité  avait  disparu.  Une  question 
grave,  profonde,  celle  des  biens  du  clergé,  avait 
changé  tout. 

Le  clergé  montra  une  fwce  remarquable  d'orga«* 
nisation,  une  vigueur  intelligente,  à  créer  la  guerre^ 
civile,  dans  une  population  qui  n'en  avait  nulle 
envie. 

Trois  choses  furent  employées.  Premièrement  les 


OMàNISK  la  VÈOStÀMCM,  A  N1M£S  (90).  117 

Bioines  mendiaQts,  capucins,  dominicains,  qui  se  firent 
distributeurs,  propagateurs  d'une  prodigieuse  multi* 
tnde  de  brochures  et  de  pam{dilets.  Deuxièmement 
]es  cabarets,  les  petits  reyendeurs  de  vin,  qui,  dépen- 
dant du  principal  propriétaire  de  vignobles^,  le  clergé, 
étaient  d'autre  part  en  rapport  ayec  le  petit  peuple 
catholique,  surtout  avec  les  paysans  électeurs  de 
campagne.  Ceux-ci  venant  à  la  ville,  &isaient  halte 
au  calmret.  Os  y  dépensaient  (et  ceci  compte  pour 
tnÂsiëme  article),  vingt-quatre  sols  que  le  clergé 
leur  donnait  pour  chaque  jour  qu'ils  venaient  aux 
élections. 

L'agent  des  prêtres  en  tout  ceci,  Froment,  était 
plus  qu'un  homme,  c'était  toute  une  légion;  il  agis- 
sait en  même  temps  par  une  multitude  de  bras,  par 
son  frère,  Froment-to/ia^e,  par  ses  parents,  par  ses 
amis,  etc.  11  avait  son  bureau,  sa  caisse,  sa  librairie 
de  pamphlets,  son  antre  aux  élections,  tout  contre 
l'église  des  dominicains,  et  sa  maison  communiquait 
avec  une  tour,  qui  dominait  les  remparts.  Vraie  posi- 
ti(m  de  guerre  civile,  qui  défiait  la  fusillade,  ne  crai* 
gnait  que  le  canon. 

Avant  d'en  venir  aux  armes,  Froment  trav^lla  la 
Révolution  en-dessous,  par  la  Révolution  même,  par 
la  garde  nationale  et  par  les  élections.  Des  assemblées 
tenues  la  nuit  dans  l'église  des  Pénitents  blancs  pré- 
parèrent les  élections  municipales,  de  manière  & 
exclure  tous  les  protestants.  Les  droits  énormes  que 
l'Assemblée  donne  au  pouvoir  municipal,  le  droit  de 
requérir  les  troupes,  de  proclamer  la  loi  martiale. 


d'aAiorâr  le  drapoaa  r<nige,  se  tmuf  est  pteoée  «iott. 
M  i^Ntme^et  à  Montauban,  dans  \m  maiiia  des  cadiOi- 
liqiies;  Ce  drapeau  sera  arboré  pour  eux^  s'ib  en  ont 
hGSÊoiûy  et  jamais  contre  eux. 

La  garde  nationale  était  mixte.  Elle  s^ètait  eoai** 
posée  en  juillet  des  plus  ardents  patriotes,  qui  se  hft« 
tèrent  d'être  inscrits,  de  ceux  aussi  qui  n'ayant  gùèn 
.qu'une  fortune  mobilière^  craignaient  le  plus  les 
:piUages  ;  tels  étaient  les  négociants,  jH^otôstants  pour 
la  plupart.  Quant  aux  riches  catholiques,  qui  pos- 
sédaient surtout  les  terres,  ils  ne  pouvaîmt  perdre 
leurs  terres,  et  se  bâtèrent  moins  d'armer  Quand 
leurs  châteaux  furent  attaqués,  la  gahie  nationale 
mêlée  de  protestants,  de  catholiques,  mit  tous  ses 
soins  à  les  défendre;  celle  de  Montauban  sauva  un 
château  du  royaliste  Cazalès. 

Pour  changer  cette  situation,  il  fallait  éveiller 
l'envie,  faire  nattre  les  rivalités.  EUes  venaient  assez 
a'elles-^mèmes  et  par  la  force  des  choses ,  à  part 
toute  différence  d'opinion  et  de  parti.  Tout  corps 
qui  semblait  d^élite,  qu'il  fût  aristocrate,  comme 
les  volontaires  de  Lyon  et  de  Lille,  qu'il  fût 
patriote,  comme  les  dn^ns  de  Montauban  et  de 
Nîmes,  était  également  détesté.  On  anima  contre 
ces  derniers  les  petites  gens  qui  formaient  la  masse 
.  des  compagnies  catholiques,  en  répandant  parmi  eux 
que  les  autres  les  appelaient  ^cébeU  ou  mangeurs 
d'oignons.  Accusation  gratuite.  Pourquoi  les  protes- 
tants auraient-ils  insulté  'les  pauvres?  personne 
n'était  plus  pauvre  h  Ntmes  que  les  ouvriers  pro- 


LIS  ttiifnMi  sodAUtt.  M» 

lertftBts.  Bt  dans  k»  Gévemieft,  leurs  amis  et  éékt^ 
senn,  les  protestants  de  la  moiitagM  qui  soutent 
n'ont  pas  d'autre  atiment  que  les  châtaignes,  m»- 
naîent  ime  irie  plus  dure,  plus  pauvre,  plus  alwti^* 
nente,  que  les  mangews  d'oignons  de  Mimes,  qui 
mai^ent  du  pain  ausû  et  boivent  souvent  du  vin*  ^ 
Yen  le  20  mats,  on  apprit  que  TAssemblée,  non 
contente  d'ouvrir  aui  protestants raoeèsaux  fonctions 
puUîques,  avait  Mevé  à  la  première  de  toutes,  et  plus 
haut  alon  que  la  royauté,  Mevé,  di$F)e^  un  protee* 
tant,  Rabaut  Saint^Étienoe,  à  sa  prAsîdenee.  Riw 
n'était  prêt  encore,  peu  ou  point  d'armes  ;  oependant^ 
Timpression  fiit  si  forte,  que  quatre  protestants  fti* 
rent  aasassiflés  en  etpiation  (fait  oontesté,  maii 
certain). 

Toulouse  fit  pônitenoe  du  sacrilège  de  TAssemUée, 
amende  lionorâble>  neuvaines,  pour  détourner  le 
oourroux  de  Dieu.  C'était  Tépoque  d'une  fête  eié* 
érable,  la  procession  annuelle  qu'on  faisait  en  sou«- 
venir  du  maisacre  des  Albigeois^  Les  confréries  de 
toutes  sortes  se  rendent  en  foule  à  la  ohapelle  érigée 
sur  la  plaine  du  massacre.  Les  motions  les  plus  ftn 
rieuses  sont  Aûtes  dans  les  églises.  Les  machines  sont 
montées  partout.  On  tire  des  vieilles  armoires  les  in« 
strumenis  de  fanatisme  qui  jouèrent  au  temps  des 
Dragonnades  ou  de  la  Saint-Barthélemi,  les  Vierges 
qui  pleureront  pour  avoir  des  assassinats,  les  Christs 
qui  hocheront  la  tète,  etc,  etc*  Ajootes-y  quelques 
moyens  de  nouvelle  fabrique;  par  eiemple,  un 
dominicain  qui  s'en  va  par  tas  rues  de  Ntmes  dans 


iM  TftfUIBUa  BEg  PII0T8STAKTS. 

son  blanc  habit  de  moine ,  mendiant  son  pain,  pieu- 
nmt  sur  les  décrets  de  TAssemblée  ;  à  Toulouse,  un 
buste  du  roi  captif,  du  roi  martyr,  qui,  posé  près  du 
prédicateur  et  voilé  de  noir,  apparaîtra  tout-à-coup 
au  beau  moment  du  sermon,  pour  demander  se- 
cours  au  bon  peuple  de  Toulouse. 

Tout  cela  était  trop  clair.  Cela  voulait  dire  :  du 
sang.  Les  protestants  le  c(Hnprirent. 

IsoliVs  au  milieu  d'un  grand  peuple  catholique,  ils 
se  voyaient  un  petit  troupeau,  marqué  pour  la  bou*- 
chérie.  Les  terribles  souvenirs  conservés  dans  chaque 
famille  leur  revenaient  dans  leurs  nuits,  les  éveil- 
laient en  sursaut.  Ces  paniques  étaient  bizarres  ;  la 
peur  des  brigands  qui  courait  dans  les  camp^[nes,  se 
mêlait  souvent  dans  leurs  imaginations  avec  celle  des 
assassins  catholiques;  étaientrils  en  90  ou  en  1572, 
ils  n'auraient  pas  su  le  dire.  Â  SaintrJean  de  la 
Gardonnenque,  petite  ville  de  marchauds,  des  cour* 
riers  entrent  le  matin,  criant:  Garde  avons!  les 
voilai . .  .Le  tocsin  sonne,  on  court  aux  armes,  la  femme 
se  pend  au  mari  pour  l'empêcher  de  sortir,  on  ferme, 
on  se  met  en  défense,  des  pavés  sur  les  fenêtres... 
Hais  voilà  que  la  ville  en  effet  est  envahie...  par  les 
amis,  les  protestants  des  campagnes,  qui  venaient  à 
marches  forcées.  On  distinguait  parmi  eux  bne  belle 
fille  entre  ses  deux  frères,  armée,  portant  le  fusil. 
Ce  fut  l'héroïne  du  jour,  on  la  couronna  de  laurier; 
tous  ces  marchands  rassurés  se  cotisèrent  entre  eux 
pour  leur  aimable  sauveur,  et  elle  emporta  sa  dot 
aux  montagnes  dans  son  tablier. 


Cin.0«UOK  J>B  TOULOUSE,  KIMCS  (AVRIL  00).  Ifl 

Riea  ne  pouvait  les  rassurer  qu'une  association 
permanente  entre  les  communes,  une  fédération  ar- 
mée. Ils  la  firent  vers  la  fin  de  mars  dans  une  prairie 
du  Gard,  une  sorte  d'tle  entre  un  canal  et  le  fleuve, 
à  labri  de  toute  surprise.  Des  milliers  d'hommes  s'y 
rendirent,  et  ce  qui  fut  plus  rassurant,  c'est  que  les 
protestants  virent  grand  nombre  de  catholiques  mêlés 
à  eux,  sous  le  drapeau.  Les  paisibles  ruines  romaines 
qui  dominent  le  paysage  rappelaient  des  souvenirs 
meilleurs;  elles  semblaient  avoir  survécu  pour  voir 
passer  et  mépriser  ces  misérables  querelles,  pour 
promettre  un  âge  plus  grand. 

Les  deux  partis  étaient  en  face,  trés-prés  d'agir; 
Ntmes,  Toulouse,  Montauban,  regardaient  Paris,  at- 
Iradaient.  Rapprochez  les  dates.  Le  13  avril,  à  l'As- 
semblée, on  tire  d'elle  l'étincelle  pour  allumer  le 
Midi,  son  refus  de  déclarer  le  catholicisme  religion 
dominante;  le  19,  le  clergé  proteste.  Dès  le  18, 
Toulouse  proteste  à  coups  de  fusil;  on  y  joue  dans 
une  église  la  scène  du  buste  du  Roi;  les  patriotes 
crient  :  Vive  le  roi!  vive  la  loi!  et  des  soldats  tirent 
sur  eux. 

Le  20,  à  Ntmes,  grande  et  solennelle  déclaration 
catholique,  signée  de  trois  mille  électeurs,  fortifiée  de 
l'adhésion  dequinze  cents  jpersonnes  distinguées^  décla- 
ration envoyée  à  toutes  les  municipalités  du  royaume, 
suivie,  copiée  de  Montauban,  Albi,  Alais,  Uzès,  etc. 
La  pièce,  délibérée  aux  Pénitents  blancs,  est  écrite 
par  les  commis  de  Froment,  et  la  foule  va  signer  chez 
lui.  Elle  équivalait  à  un  acte  d'accusation  de  TAs- 


im  oomiviifGC  DBS  NinficirAurfts. 

semblée  nationale  ;  on  lui  signifiait  qu'elle eAt  àrendre 
le  pouvoir  au  Roi,  à  donner  à  la  religion  cathotique 
le  monopole  du  culte. 

Oa  travaillait  partout  en  même  temps  à  la  fw- 
mation  des  nouvelles  compagnies.  La  c(MapositîoD 
en  était  bizarre,  des  agents  ecdésiasttques  et  des 
paysans,  des  marquis  et  des  domestiques,  des  nobles 
et  des  crocheteurs.  En  attendant  les  fusils,  ils  avaient 
des  fourches  et  des  faulx.  On  fabriquait  secrètement 
une  arme  perfide  et  terrible,  des  fourches  dmit  le  dos 
élait  une  scie. 

Les  municipalités,  créées  par  les  catholiques,  fw- 
maient  les  yeux  sur  tout  cela;  elles  sembUuent  tout 
occupées  de  fortifier  les  forts,  d'affaiblir  encore  les 
faibles.  Â  Montauban,  les  protestants,  six  fois  moins 
nombreux  que  leurs  adversaires,  voulaient  accéder 
au  pacte  fédératif  que  venaient  de  fttire  les  pro- 
testants de  la  campagne;  la  municipalité  ne  le 
permit  pas.  Ils  essayèrent  alors  de  désarmer  la  haine, 
on  se  retirant  di^  fonctions  publiques  auxquelles  on 
les  avait  portés,  y  faisant  nommer  des  catholiques  à 
leur  place.  Cela  fut  pris  pour  faiblesse.  La  croisade 
religieuse  n'en  fut  pas  moins  prècbée  dans  les  églises, 
l^cs  vicaires-généraux  exaltèrent  encore  le  peuple, 
en  faisant  faire,  pour  le  salut  de  la  religion  en  péril, 
des  prières  de  quarante  heures. 

La  municipalité  de  Montauban  se  démasqua  à  la 
fin  par  une  chose  qui  ne  pouvait  manquer  d'amener 
l'explosion.  Pour  exécuter  le  décret  de  l'Assemblée 
qui  ordonnait  de  faire  inventaire  dans  les  commu- 


VASSACRE  DE  MNTAITMN  (10  MAI  fM)).  î» 

nautésreligieuseSy  elle  prit  juste  le  10  mai,  le  jour  de8 
RiOgatiODs.  C'est  aussi  dans  une  fête  de  printemps 
qu'on  fit  les  Yèpres  Siciliennes.  La  saison  ajoutait  de 
mtaie  à  l'eialtation.  Cette  fête  des.  Rogations,  c'e^ 
le  moment  où  tonte  la  population  répandue  aunldiors, 
pleine  des  émotions  passionnées  du  culte  et  de  la 
saison,  sent  Tivresse  du  printemps,  «  puissant  dans 
le  Midi.  Parfois  retardé  par  les  grêles  des  Pyrénées., 
il  n'éclate  qu'avec  plus  de  force.  Tout  sort  Marfois, 
tout  s'élance,  l'homme  de  sa  maison,  l'herbe  de  la 
terre,  tonte  créature  bondit)  c'est  comme  un  coup 
d'état  de  Dieu,  une  émeute  de  la  nature. 

Et  les  femmes  qui  vont  traînant  par  les  rues  leurs 
cantiques  pleureurs  :  Te  rogamm,  audi  nos...  on  sa- 
vait parfaitement  qu'elles  pousseraient  leurs  maris  au 
combat,  qu'elles  les  feraient  tuer,  s'il  le  fallait,  plu- 
tôt que  de  laisser  entrer  les  magistrats  dans  les 
couvents. 

Ceni-ci  se  mettent  en  marche,  et,  comme  ils  de- 
vaient le  prévoir,  sont  arrêtés  par  les  masses  impéné- 
trables du  peuple,  par  des  femmes  assises,  couchées 
(levant  les  portes  sacrées.  Il  faudrait  passer  sur  elles. 
Ils  se  retirent,  et  la  foule  devient  agressive;  elle 
menace  de  brûler  la  maison  du  commandant  mili* 
taire,  catholique,  mais  patriote.  Elle  se  porte  à  l'Htf- 
tel-de-Ville,  pour  en  forcer  l'arsenal.  Si  elle  y  par- 
venait, si,  dans  cet  état  de  fureur,  elle  s'emparait 
des  armes,  le  massacre  des  protestants,  des  patriotes 
en  général,  évidemment  commençait. 

La  municipalité  pouvait  requérir  le  régiment  de 


iti  XASSACM 

Languedoc;  elle  s'abstient.  Les  gardes  nationaux 
viennent  d'eux-mêmes  occuper  le  corps-de-garde  qui 
couvre  l'Hôtel-de-Ville,  et  y  sont  bientôt  assiégés. 
Loin  de  les  secourir,  c'est  à  la  populace  furieuse  que 
Ton  envoie  du  secours  ;  on  la  fait  appuyer  par  les  em- 
ployés des  gabelles.  On  tire  contre  les  fenêtres  cinq 
on  six  cents  coups  de  fusil.  Les  malheureux,  criblés 
de  balles,  ayant  déjà  plusieurs  morts,  beaucoup  de 
blessés,  n'ayant  point  de  munitions,  demandent  la 
vie,  présentent  un  mouchoir  blanc;  on  n'en  tire  pas 
moins  ;  on  démolit  le  mur  qui  seul  les  protège.  Alors, 
la  coupable  municipalité  se  décide,  in  extremis,  à 
fahre  ce  qu'elle  devait,  à  requérir  le  régiment  de  Lan- 
guedoc, qui  depuis  longtemps  ne  demandait  qu'à 
marcher. 

Une  grande  dame  avait  fait  dire  des  messes  pen- 
dant la  tuerie. 

Ceux  qui  n'ont  pas  été  tués  peuvent  donc  enfin 
sortir.  Mais  la  rage  n'est  pas  épuisée.  On  leur  arrache 
leurs  habits,  l'uniforme  national,  on  leur  arrache  la 
cocarde,  on  la  foule  aux  pieds.  Nu-tête,  en  chemise, 
un  cierge  à  la  main,  arrosant,  tout  le  long  de  la  rue, 
le  pavé  de  sang,  on  les  tratne  à  la  cathédrale,  on  les 
agenouille  aux  degrés  pour  faire  amende  honorable. .. 
En  avant,  marchait  le  maire  qui  portait  un  drapeau 
blanc. 

La  France,  pour  moins  que  cela,  avait  fait  le  6  oc- 
tobre. Elle  avait,  pour  un  moindre  outrage  à  la  co- 
carde tricolore,  renversé  une  monarchie. 

On  tremble  pour  Montauban  quand  on  voit  la  sen- 


DE  MONTAOBAK  (|0  MAI  90).  12$ 

sibilité  terrible  qu^one  telle  chose  allait  exciter,  la 
solidarité  profonde  qui,  du  nord  au  midi,  liait  dès-lors 
tout  le  peuple...  S'il  n'y  avait  eu  personne  dans  le 
midi  pour  vei^r  une  telle  chose,  tout  le  centre,  tout 
le  nord,  tout  se  serait  mis  en  marche...  L'outrage 
était  senti  au  fond  des  moindres  villages...  J'ai  sous 
les  yeux  les  adresses  menaçantes  des  populations  de 
Marne  et  de  Seine-et-Marne  sur  ces  ind^nilés  du 
Midi^ 

Le  Nord  pouvait  rester  tranquille.  I^  Midi  suffisait 
bien.  Bordeaux,  la  première  s'élance.  Toulouse,  sur 
laqudle  comptaient  ceux  de  Montauban,  Tou- 
louse a  tourné  contre  eux,  elle  demande  à  les  châ- 
tia. Bordeaux  avance,  et,  grossi  au  passage  par 
tontes  les  communes,  les  renvoie,  ne  pouvant  nourrir 
tous  ces  torrents  de  s(^dats.  Les  prisonniers  de  Mon- 
tauban (c'est  là  toute  la  défense  que  rêvent  les  meur- 
triers) seront  mis  à  l'avant-garde,  et  recevront  les 
premiers  coups...  L'avant-garde?  il  n'y  en  a  plus; 
le  r^iment  de  Languedoc  fraternise  avec  Bor- 
deaux. 

On  envoya  de  Paris  un  commissaire  du  roi,  officier 
de  LaCayette,  homme  doux,  plus  que  modéré,  qui  se 
déclara  plutôt  contre  son  propre  parti;  il  renvoya  les 
Bordelais,  composa  avec  l'émeute.  Nulle  enquête  sur 

*  J*ai  lu,  je  cr^is,  tout  ce  i|ttl  de  prè»  <hi  de  loin  se  rapporte  à  œs 
aflaires  de  MonUuban»  de  Ntmes,  etc.,  et  n*aî  rien  écrit  qu*après  avoir 
compara,  pesé  les  témoignages,  et  formé  ma  conriction  avec  raltentiou 
«TiiD  juré.  —  Ceci  une  fois  pour  toutesi.  Je  cite  peu,  pour  ne  pas 
rompre  PuDÎté  de  mon  récit. 


IM         TRIOMPHE  DB  LA  CONTtE-4IÉVM.UTlON  DANS  tE  MlOi. 

le  sang  versé;  les  morts  restèrent  là  bien  merts,  les 
blessés  gardèrent  leurs  blessures,  les  emprisooDés 
restèrent  en  prison  ;  le  commissaire  du  roi  n'avisa 
d'autre  moyen  de  les  en  tirer  que  de  se  faire  de- 
mander la  chose  pw  ceux  même  qui  les  y  avaient 
jetés. 

Toulrse  passait  de  même  àNtmes.  Les  volontaires 
catholiques  portaient  hardiment  la  cocarde  blanche, 
criaient  :  A  bas  la  nation  !  Les  soldats  et  sous-ofiBciers 
du  régiment  de  Guienne,  s'indignèrent,  leur  cher- 
chèrent querelle.  Un  régiment  isolé  dans  une  si 
grande  masse  de  peuple,  n'ayant  pour  lui  que  la 
population  protestante,  tout  industrielle  et  peu 
belliqueuse,  était  fort  aventuré.  Notez  qu'il  avait 
contre  lui  ses  propres  officiers  qui  se  déclaraient 
amis  de  la  cocarde  blanche,  contre  lui  la  municipalité 
qui  refusa  de  proclamer  la  loi  martiale.  Il  y  eut  beau- 
coup de  blessés;  un  grenadier  fot  tiré,  tué  par  le 
frère  même  de  Froment. 

Les  soldats  furent  consignés.  Le  meurtrier  resta 
libre.  La  contre-révolution  triompha  à  Ntmes  comme 
à  Montauban. 

Dans  cette  dernière  ville  les  vainqueurs  ne  sVu 
tinrent  pas  là.  Ils  eurent  l'audace  d'aller  faire  nue 
cdiecte  dans  les  fiuniUes  des  victimes,  et  jusque 
dans  les  prisons  où  elles  étaient  encore...  Horreur! 
OH  ne  voulait  les  laissa  sortir  qu'en  payant  leurs 
assassins  ! 


CHAPITRE  IK. 

LUTTE  RELIGIEUSE. 

LA  CONTM-R^OLimON  ÉGRASÊC  BANS  LE  MIDI. 

(Mft  9^  ) 

inëccifjoo  religiease  de  la  RévolutioQ.  Vi^leoce  des  évéques.  La  Revohilion 
trolt  pouvoir  se  concilier  avec  le  Christianisme.  Les  derniers  chrétiens,  lis 
poutent  TAssemblée  à  la  réforme  du  clergé.  RétisUMê  du  eletgé,  mai- 
jvm  M.  ÉroptioD  de  Ntaes  (U  Juin  90),  eonpriaiée.  La  RévoliitioD  vic- 
torieuse &  Nîmes,  Avignon,  et  dans  tout  le  Midi.  —  Partout  le  soldat  frater- 
•IM  ave«  1%  pM|*B  (avffiH«itt  M).  * 


Que  faisait  pendant  ce  temps  à  Paris  l'assemblée 
uatioiiale  ?  Elle  suivait  le  clergé  à  la  proces»on  de  la 
Fêle-Dieu. 

Sa  douceur  plus  que  cbrétîeDae,  en  tout  cela^  est 
un  s]pectaole  swpnenant.  Elle  se  eententa  d'une  dé 
marcbe ^ue  les  miiiistres  exigeront  du  Roi.  U  défendit 
la  cocarde  blanche,  et  condamna  les  signataires  de  la 
dédaration  de  Z^lmes.  Ceux«<îi  en  &mmt  quittes  pour 
substituer  à  leur  cocarde  la  houppe  rouge  dès  anciens 
UgMurs  Jls  protestèrent  hardiment  qu'ils  persistaient 
pour  le  Rei  contre  les  ordres  du  Roi. 

Ceci  était  net,  simple,  vigoureux;  le  parti  da 


ii8  INUKUSIÛN  RËLltilEliSË  0£  LÀ  RÉVOLUTION. 

clergé  savait  très-bien  ce  qu'il  voulait.  L'Assemblée 
ne  le  savait  pas.  Elle  accomplissait  alors  une  œuvre 
faible  et  fausse,  ce  qu'on  appela  la  Constitution  civile 
du  clergé. 

Rien  ne  fut  plus  funeste  à  la  Révolution  que  de 
s'ignorer  elle-même  au  point  de  vue  religieux,  de  ne 
pas  savoir  qu'en  elle  elle  portait  une  religion. 

Elle  ne  se  connaissait  point,  et  pas  davantage  le 
christianisme  ;  elle  ne  savait  pas  bien  si  elle  lui  était 
conforme  ou  contraire,  si  elle  devait  y  revenir  ou  bien 
aller  en  avant. 

Dans  sa  confiance  facile,  elle  accueillit  avec  plaisir 
les  sympathies  que  lui  témoignait  la  masse  du  clei^é 
inférieur.  Elle  se  laissa  dire,  elle  crut  qu'elle  allait 
réaliser  les  promesses  de  l'Évangile,  qu'elle  était 
appelée  à  réformer,  renouveler  le  Christianisme,  et 
non  à  le  remplacer.  —  Elle  le  crut,  marcha  en  ce 
sens;  au  second  pas,  elle  trouva  les  prêtres  rede- 
venus des  prêtres,  des  ennemis  de  la  Révolution  ; 
l'Église  lui  apparut  ce  qu'elle  était  en  effet,  l'obsta- 
cle, le  capital  obstacle,  bien  plus  que  la  royauté. 

La  Révolution  avait  fait  deux  choses  pour  le  clergé, 
donné  l'existence,  l'aisance  aux  prêtres,  la  liberté  aux 
religieux.  Et  c'est  justement  là  ce  qui  permit  à  Tépi- 
scopat  de  les  tourner  contre  elle  ;  les  évêques  désignè- 
rent tout  prêtre  ami  de  la  Révolution  à  la  haine,  au 
mépris  du  peuple,  comme  gagné,  acheté,  corrompu 
par  l'intérêt  temporel.  L'honneur  et  l'esprit  de  corps 
poussèrent  les  prêtres  dans  l'ingratitude  ;  ils  laissèrent 


VIOLENCES  DES  ÉVÊQUES.  Ii9 

laRérolution,  leur  bienfaitrice,  pour  l'épiscopat,  leur 
tyran. 

Chose  étrange,  ce  fut  pour  défendre  leurs  mons- 
trueuses fortunes,  leurs  millions,  leurs  palais,  leurs 
chevaux  et  leurs  maîtresses,  que  les  prélats  imposè- 
rent aux  prêtres  la  loi  du  martyre.  Tel  qui  voulait 
garder  huit  cent  mille  livres  de  rente  fit  honte  au 
curé  de  campagne  des  douze  cents  francs  de  traite- 
ment qu'il  acceptait  de  TAssemblée. 

Le  clergé  inférieur  se  trouva  ainsi  tout  d'abord,  et 
pour  une  question  d'argent,  mis  en  demeure  de  choisir. 
Les  évèques  ne  lui  donnèrent  pas  un  moment  pour 
réfléchir,  lui  déclarèrent  que,  s'il  était  pour  la  nation, 
il  était  contre  l'Église,  —  hors  de  l'unité  catholique, 
hors  de  la  communion  des  évèques  et  du  Saint-Siège, 
membre  pourri,  rejeté,  renégat  et  apostat. 

Qu'allaient  faire  ces  pauvres  prêtres?  sortir  du 
système  antique,  où  tant  de  siècles  avaient  vécu,  de- 
venir tout-à-coup  rebelles  à  cette  autorité  imposante, 
qu'ils  avaient  toujours  respectée,  quitter  le  monde 
coanu,  et  pour  passer  dans  quel  monde?  dans  quel 
système  nouveau?...  Il  faut  une  idée,  une  foi  dans 
cette  idée,  pour  laisser  ainsi  le  rivage,  s'embarquer 
àim  l'avenir. 

Un  curé  vraiment  patriote,  celui  deSaint-Ëtienne- 
du-Mont,  qui,  le  14  juillet,  marchait  sous  le  drapeau 
du  peuple  à  la  tètede  son  district,  fut  accablé,  effrayé, 
de  la  cruelle  alternative  où  le  plaçaient  les  évèques. 
n  resta  quarante  jours,  avec  un  cilice,  k  genoux 
devant  l'autel. 


iSO  LA  fttVOLOTiail  CMNT  M»VOIR 

11  eAt  pu  y  reaier  toujours,  qu'il  n'eèt  pis  troirvé  de 
réponse  à  l'insoluble  question  qui  s'était  posée. 

Ce  que  la  Révolution  avait  d'idées,  aile  le  tenait 
du  dix-buUiéflie  siècle,  de  Yoltaire,  de  Rontieau. 
Perwmse,  dans  les  vingt  amiées  qui  s'éeoident  entre 
la  ^nde  époque  des  deux  maîtres  et  la  révolution^ 
entre  la  pensée  et  l'aetton,  personne ,  dis^je,  n'a  sé- 
rieusement continué  leur  o&uvre. 

Donc  la  Révolution  trouve  la  pensée  hunuûiie  où 
ils  l'ont  laissée  :  l'ardente  humanité  dans  Voltaire, 
la  fraternité  dans  Rousseau,  deux  bases,  certes, 
religieuses,  mais  posées  seulement,  très^peu  fior- 
BHjiees* 

Le  dwnier  testament  du  siècle  est  dans  deux  pages 
de  Rousseau,  d'une  tendance  fort  diverse. 

Dans  l'une,  au  CwUrai  sodalj  il  établit  et  il  prouve 
que  le  chrétien  n'est  pas,  ne  peut  être  citoyen. 

Dans  Fautre,  qui  est  de  Y  Emile,  il  cède  à  un  en- 
thousiasme touchant  pour  l'Évangile,  pour  Jésus, 
jusqu'à  dire  :  «  Sa  mort  est  d'un  Dieu  I  » 

Cet  élan  de  sentiment  et  de  tendresse  de  cœur  fut 
noté,  consigné  comme  un  aveu  précieux,  comme  un 
démenti  solennel  que  se  donnait  la  philosoplûe  du 
dix-huitième  siècle.  De  là,  un  malentendu  immense, 
et  qui  dure  encore. 

On  se  remit  à  lire  TÉvangile,  et,  daqs  ce  livre  de 
résignation,  de  soumission ,  d'ob^issanoe  aux  puis- 
sances, on  lut  partout  ce  qu'on  avait  soi-même  alors 
dans  le  cœur  :  la  liberté,  l'égalité.  Elles  y  sont  par- 
tout, en  effet,  seulement  il  faut  s'entendre  :  L'égalité 


SE  CONCILIER  AVEC  LE  CHRISTIANISME.  |3i 

dans  rc^ûnace,  comme  les  Romains  l'avaient  ftdte 
pour  toutes  les  nations;  la  liberté  intérieure,  inactive, 
toute  renfermée  dans  Tàme,  comme  on  pouvait  la 
concevoir  y  quand,  toutes  les  résistances  nationales 
ayant  cessé,  le  monde  ssjifi  espoir  voyait  s'affermir 
rEmpire  étemel. 

Certes,  s'il  est  unosituation  contraire  à  celle  de  80, 
c'est  celle-là.  Rien  n'était  plus  étrange  que  de  oher«> 
cher  dans  cette  touchante  légende  de  résignation 
le  code  d'une  ^poquQ  où  l'homme  a  réclamé  son 
droite 

Le  chrétien  est  cet  homme  résigné  de  l'ancien  Em- 
pire, qui  ne  place  aucun  espoir  dans  son  action  par- 

*  Et  de  celte  fausse  étnde  de  rËvangile  on  passa  k  une  non  moins 
fausse  interprétation  de  loat  le  système  chrétien.  Là  aussi  on  trouva 
juste  ce  qa^on  avait  en  pensée,  la  liberté;  on  trouva  que  le  christia- 
nisme, qui  sort  d*une  faute  d'Adam,  d*un  ^\>us  de  la  liberté,  est  la 
religion  de  la  liberté,  —  Oui,  de  la  liberté  perdue  ^  voilà  ce  qu*U 
faat  ajouter.  La  liberté  apparaît  au  point  de  départ  du  système,  mais 
pour  périr  sans  retour.  La  fatalité  de  la  première  faute  entraîne  tout  le 
genre  humain.  Le  peu  qui  échappe  ^st  sauvé,  non  par  l*usage  de  la  H- 
bertéy  mais  bien  par  la  grâce  arbitraire  du  ChrisU  Si  vous  insistez  pour 
que  la  liberté  de  Thomme  y  entre  pour  (quelque  chose,  vou3  diminuez 
les  mérites  du  Christ  ;  si  vous  voulez  que  la  liberté  noi)8  sauve,  le 
Christ  n'est  plus  le  Sauveur.  —  Pour  tout  dire  en  un  mot,  la  liberté 
est  en  tout  système  vivant  ;  donc,  elle  est  dans  le  christianisme  ;  elle 
en  est  même  le  point  de  départ,  mais  elle  Q*en  est  pas  la  grande  loi 
caractéristique  et  dominante,  celle  qui  fait  la  vie  du  système.  Le  dogme 
chrétien  n'est  pas  le  dogme  de  la  liberté,  mais  de  la  liberté  imptiiS'^ 
tanl^,  il  enseigne  la  transmission  d'une  liberté  perdue;  il  place  le  salut 
dans  la  grâce,  qui  est  {'activité  libre  de  Dieu,  mais  non  pas  la  nôtre, — 
Ceci  explique  pourqyoi  tout  despotisme,  féodal,  royal,  n'importe,  s^esl 
appuyé  sur  le  christianisme. 


452  LES  DERNIERS  CHRÉTIENS. 

sonnelle,  mais  croit  être  sauvé  uniquement,  exclusi- 
vement par  le  Christ.  Il  y  a  très-peu  de  chrétiens.  Il 
y  en  avait  trois  ou  quatre  dans  l'Assemblée  consti- 
tuante. Dés  cette  époque,  le  christianisme  (vivace 
sans  doute  et  durable  comme  sentiment^)  était  mort 
comme  système.  Beaucoup  s'y  trompaient,  entre  au- 
tres tels  amis  de  la  liberté,  qui,  touchés  de  l'Évangile, 
se  croyaient  pour  cela  chrétiens.  Quant  à  la  vie  po- 
pulaire, le  christianisme  n'en  conservait  que  ce  qu'il 
doit  à  sa  partie  anti-chrétienne,  empruntée  ou  imitée 
du  paganisme,  je  veux  dire  à  l'idolâtrie  de  la  Viei^e, 
des  saints,  à  la  matérielle  et  sensuelle  dévotion  du 
Sacré-Cœur. 

Le  vrai  principe  chrétien  (que  l'homme  n'est  sauvé 
que  par  la  grâce  du  Christ),  condamné  solennelle- 


t  Doux  sentiment,  qui  de  tout  temps,  plus  ou  moins,  s*e8t  trouvé 
dans  FAme  humaine.  Il  éclate  avec  des  caractères  variés,  mais  tou- 
jours avec  un  charme  infini,  chez  Tlndien  toujours  conquis,  chef 
le  Juif  en  captivité  (aux  livres  de  Ruth  et  de  Tobie,  etc.)*  Pois^ 
après  le  monde  hellénique,  après  la  chute  des  cités,  des  nationalités^ 
quand  la  patrie  est  désespérée,  vous  le  retrouvez  dans  ces  pauvres 
exilés  que  fit  partout  Tépée  de  Rome  ;  ils  tirent  leur  inspiration  de  la 
résignation  la  plus  touchante,  et  du  pardon  des  ennemis.  Ainsi  Te»- 
clave  Térence  devient  Tami  de  Sciplon  qui  a  détruit  sa  patrie;  ainsi, 
Virgile,  le  paysan  de  Mantoue,  adore  les  Dieux  impitoyables  qui  ont 
condamné  Mantoue.  Nul  fiel,  nulle  aigreur,  seulement  une  mélancolie 
infinie.  —  Ce  sentiment  de  douceur  résignée  et  de  bienveiUance  pour 
tous  les  hommes,  spécialement  pour  ceux  qui  nous  ont  cruellement 
frappés,  il  est  antérieur  au  christianisme,  aussi  ancien  que  le  monde  et 
que  la  douleur  sans  espoir;  néanmoins  on  l'a  très-justement  appelé 
sentiment  chrétien,  puisque  le  christianisme  Ta  tellement  généralisé, 
approfondi.  Sous  lui,  le  moyen-Age  tout  entier  devient  un  Virgile. 


LES  DERNIERS  CHRETIENS.  i33 

ment  par  le  pape  vers  la  fin  de  Louis  XIV,  depuis  n'a 
fiiit  que  languir,  ses  défenseurs  diminuant  toujours 
de  nombre,  se  cachant,  se  résignant,  mourant  sans 
bmit,  sans  révolte.  Et  c'est  en  cela  que  ce  parti 
prouve,  autant  que  par  sa  doctrine,  qu'il  est  bien 
Traîment  chrétien.  Il  se  cache,  je  l'ai  dit,  quoiqu'il 
ait  encore  des  hommes  d'une  vigueur  singulière, 
qu'il  gagnerait  à  montrer. 

Moi,  qui  cherche  ma  foi  ailleurs,  et  qui  regarde 
au  Levant,  je  n'ai  pu  voir  cependant  sans  une  émotion 
profonde  ces  hommes  d'un  autre  âge  qui  s'éteignent 
en  silence.  Oubliés  de  tous,  excepté  de  l'autorité 
pagano-chrétienne,  qui  exerce  sur  eux,  à  l'insu  du 
monde,  lapins  lâche  persécution^,  ils  mourront  dans 
le  respect.  J'ai  eu  lieu  de  les  éprouver.  Un  jour  que 
j'allais  rencontrer  dans  mon  enseignement  leurs 
grands  hommes  de  Port^Royal,  j'exprimai  l'intention 
de  dire  enfin  ma  pensée  et  de  décharger  mon  cœur, 
de  dire  qu'alors  et  aujourd'hui,  en  ceux-ci  comme  en 
PortrRoyal,  c'était  le  planisme  qui  persécutait  le 
christianisme.  Ils  me  prièrent  de  n'en  rien  faire  (qu'ils 
me  pardonnent  ici  de  violer  leur  secret]  :  «Non,  mon- 
sieur, il  est  des  situations  où  il  faut  savoir  mourir  eu 
silence.  »  «--  Et,  comme  j'insistais  avec  sympathie, 


*  Persécution  vraunent  Uche,  qui  se  prend  surtout  aux  femmes,  aux 
dernières  Sœurs  jansénistes,  les  fait  mourir  à  petit  feu.  —  Lâche  aussi 
dans  son  acharnement  sur  TégUse  de  Saint  Séverin  ;  on  ne  Ta  pas  dé- 
molie, comme  Port-Royal,  mais  transformée,  livrée  au  paganisme  du 
Sacré-Cœur,  périodiquement  salie  de  prédications  jésuitiques. 


134  LES  DERNIERS  CBRKTICRS. 

ils  m'avouârent  naïvement  que,  selon  leur  opinion, 
ils  n'avaiwt  pas  longtemps  à  souffrir,  que  le  grand 
jour,  le  dernier  jour  qui  jugera  les  hommes  et  les 
doctrines,  ne  pouvait  tarder,  le  jour  où  le  mmide  doit 
commencer  de  vivre,  cesser  de  mourir...  Celui  qui, 
de  leur  part,  me  disait  ces  choses  étranges,  était  un 
jeune  homme  austère,  pâle,  vieilli  avant  Tàge,  qui 
ne  voulut  pas  dire  son  nom  et  que  je  n'ai  point  revu. 
.Cette  apparition  m'est  restée  comme  un  noble  adieu 
du  passé.  Je  crus  entendre  les  demierp  mots  de  la 
Fiancée  de  Corinthe:  «  Nous  nous  en  irons  dans  la 
tombe  rejoindre  nos  anciens  dieux.  » 


11  y  avait  trois  de  ces  hommes  ii  la  Constituante. 
Aucun  n'avait  de  génie,  aucun  n'était  orateur,  et  ils 
n'en  exercèrent  pas  moins  une  grande  influence,  trop 
grande  certainement.  Héroïques,  désintéressés,  sincè- 
res, excellents  citoyens,  ils  contribuèrent  plus  que 
personne  à  relancer  la  Révolution  dans  les  vieilles 
voies  impossibles;  autant  qu'il  était  en  eux,  ils  la 
firent  réformatrice,  l'empêchèrent  d'être  fondatrice, 
d'innover  et  de  créer. 

Que  fallait-il  faire  en  90,  en  1800?  Il  fallait  au 
moins  attendre,  faire  appel  aux  forces  vives  de  l'es- 
prit humain. 

Ces  forces  sont  éternelles  ;  en  elles  est  la  source 
intarissable  de  la  vie  philosophique  et  religieuse. 
Point  d'époque  désespérée  ;  la  pire  des  siècles  mo- 
dernes, celle  déjà  guerre  de  Trente  ans,  n'en  a  pas 


ILS  PO190ENT  L'ASmnLÉB  A  LA  HÉFOUR  MI  GLEROÉ.      135 

moins  produit  Descartes,  le  rénoTateur  de  la  pen- 
sée européenne.  Il  fallait  appeler  la  vie,  et  non  cvga- 
niserlamort. 

Les  trois  hommes  qui  poussèrent  rAsiemblée  k 
cette  grande  foute  s'appelaient  Camus,  Grégofara  et 
Lanjttinais. 

Trois  hommes,  trois  têtes  de  fer*  Ceux  qui  Tirent 
Camus  mettant  la  main  sur  Dumouries  au  milieu  de 
son  année,  ceux  qui  virent,  le  31  mai,  Lanjuinais 
précipité  de  la  tribune,  remontant,  s'y  accrochant 
entre  les  poignards  et  les  pistolets,  savent  que  peu 
d'hommes  furent  braves  à  côté  de  ces  deux  braves. 
Quant  à  Tévéque  Grégoire,  resté  à  la  Convention  pen- 
dant toute  la  Terreur,  seul  sur  son  banc,  dans  sa  robe 
violette,  personne  n'osant  s'asseoir  près  de  lui,  il  a 
laissé  la  mémoire  du  plus  ferme  caractère  qui  peut- 
être  ait  paru  jamais.  La  Terreur  recula  devant  cet  in- 
flexible prêtre.  Dans  les  jours  les  plus  orageux,  les  plus 
sombra  nuits  de  la  Convention,  elle  eut  en  Grégoire 
l'immuable  image  du  christianisme,  sa  protestation 
muette,  sa  menace  de  résurrection. 

Ces  hommes  intrépides  et  purs  n'en  furent  pas 
moins  la  tentation  suprême  de  la  Révolution.  Ils  la 
poussèrent  à  ce  tort  grave,  d'oi^aniser  Téglise  chré- 
tienne sans  croire  au  christianisme. 

Sous  leur  influence,  sous  celle  des  légistes  qui  les 
suivaient  sans  le  bien  voir,  l'Assemblée,  générale- 
ment incrédule  et  voltairienne,  se  %ura  qu'on  pou- 
vait toucher  à  la  forme  sans  changer  le  fond.  Elle 
donna  ce  spectacle  étrange  d'un  Voltaire  réformant 


136      ILS  POUSSENT  L'ASSEIOLBE  A  hk  EEFOMU  DU  CLBIUiÉ. 

TËglise,  prétendant  la  ramener  à  la  rigueur  aposto- 
lique. 

A  part  l'incurable  défaut  de  cette  origine  suspecte, 
la  réforme  était  raisonnable  ;  on  pouvait  l'appeler  une 
charte  de  délivrance  pour  l'église  et  le  clergé. 

L'Assemblée  veut  que  désormais  Je  clergé  soit  l'élu 
du  peuple,  affranchi  du  Concordat,  du  pacte  honteux 
où  deux  larrons,  le  roi,  le  pape,  s'étaient  partagé 
l'Église,  avaient  tiré  sa  robe  au  sort;  —  affranchi,  par 
l'élévation  du  traitement  régulier,  de  l'odieuse  néces- 
sité d'exiger  le  casuel,  la  dtme,  de  rançonner  le  peu- 
ple ;  —  affranchi  des  passe-<lroits,  des  petits  abbés  de 
cour  qui,  des  boudoirs  et  des  alcôves,  sautaient  à 
l'épiscopat;  —  quitte  enfin  de  tous  les  mangeurs, 
des  ventrus,  des  cages  ridicules  à  empâter  des 
chanoines.  —  Une  meilleure  division  des  diocèses, 
désormais  d'égale  étendue;  quatre-vingt-trois  évê- 
chés,  autant  que  de  départements.  Le  revenu  fixé  à 
soixante-dix-sept  millions,  et  le  clergé  mieux  rétribué 
avec  cette  somme,  qu'avec  ses  trois  cents  millions 
d'autrefois  qui  lui  profitaient  si  peu. 

La  discussion  ne  fut  ni  forte,  ni  profonde.  11  n'y 
eut  qu'un  mot  hardi,  et  il  fut  dit  par  le  janséniste 
Camus,  dont  il  dépassait  certainement  la  pensée  : 
«  Nous  sommes  une  Convention  nationale;  mms 
avons  assurément  le  pouvoir  de  changer  la  religion; 
mais  nous  ne  le  ferons  pas....  »  Puis  s'efirayant de 
son  audace,  il  ajouta  bien  vite  :  «  Nous  ne  pourrions 
l'abandonner  sans  crime  »  (!•'  juin  90).  Légistes  et 
théologiens,  ils  n'invoquaient  que  les  textes,  les  vieux 


RÉSISTANCE  DU  CLERGE  (MAI-JUIN  90).  157 

livres;  à  chaque  citation  contestée^  ils  allaient  cher- 
cher leurs  livres,  ils  s'inquiétaient  de  prouver,  non 
que  leur  opinion  était  bonne,  mais  qu'elle  était 
vieille  :  «  Ainsi  firent  les  premiers  chrétiens.  »  Triste 
argument.  Il  était  fort  douteux  qu'une  chose  propre 
au  temps  de  Tibère,  le  fût  dix-huit  cents  ans  après,  à 
l'époque  de  Louis  XYI. 

U  fallait,  sans  tergiverser,  examiner  si  le  droit  était 
en  haut  ou  en  bas,  dans  le  roi,  le  pape,  ou  bien  dans 
le  peuple. 

Que  produirait  l'élection  du  peuple,  on  ne  le  savait 
pas  sans  doute.  Mais  on  savait  parfaitement  ce  que 
c'était  qu'un  clergé  de  la  façon  du  roi,  du  pape  et  des 
seigneurs^.  Quelle  contenance  auraient  faite  ces  pré- 
lats qui  criaient  si  haut,  s'il  leur  eût  fallu  montrer  de 
quelle  huile  et  de  quelle  main  ils  avaient  été  sacrés  ! 
Le  plus  sûr  était  pour  eux  de  ne  pas  trop  remuer 
cette  question  d'origine.  Ils  criaient  de  préférence  sur 
la  question  la  plus  extérieure,  la  plus  étrangère  à 
l'ordre  spirituel,  la  division  des  diocèses.  On  avait 
beau  leur  prouver  que  cette  division,  tout  impériale 


*  Le  droit  de  collation,  entre  les  mains  des  seigneurs,  avait  des  effets 
corieax.  Un  juiF,  un  Samuel  Bernard,  qai  achetait  telle  seigneurie,  par 
cela  même  avait  le  droit  de  nommer  k  tel  bénéfice  ;  entre  les  lods  et 
ventes,  il  acquérait  le  Saint-Esprit.  —  Le  Saint-Esprit  venait,  hélas  ! 
d'endroits  plus  tristes  encore.  Tel  était  évéque  par  la  grâce  de  madame 
de  Polîgnac,  tel  fut  nommé  par  la  Pompadour,  tel  surpris  à  Louis  XV 
dans  les  M&tres  ébats  de  madame  Du  Barry.  Un  joli  abbé  de  vingt 
ans,  Tabbé  de  Bourbon,  doté  d*un  million  de  rente,  venait  d'une  petite 
fille  noble,  qui  fut  vendue  par  ses  parents,  et  longtemps  élevée  par  le 
Roi,  pour  le  plaisir  d'une  niftt, 


dans  son  origine  romaine  et  faîte  par  le  gouverne* 
ment,  pouvait  être  modifiée  par  un  autre  gouverne- 
ment. Ils  ne  voulateutrien  entendre,  et  s'aheurtaient 
là...  Cette  division  était  la  chose  sainte  et  sacro- 
sainte;  nul  dogme  de  la  foi  chrétienne  n'était  plus 
avant  dans  leur  cœur...  Si  Ton  ne  convoquait  un 
concile,  si  Ton  n'en  référait  au  pape,  tout  était  fini; 
on  allait  être  schismatique,  et  de  schismatîque  héré- 
tique, d'hérétique  sacrilège,  athée,  etc.  etc. 

Ces  facéties  sérieuses  qui  à  Paris  faisaient  hausser 
les  épaules,  n'en  avaient  pas  moins  T^et  voulu,  dans 
l'Ouest  et  le  Midi.  On  les  répandait  imprimées  à  nom- 
bres immenses,  avec  la  fameuse  protestation  en  fa- 
veur des  biens  du  clergé,  laquelle  arriva  en  deux 
mois  à  la  trentième  édition.  Répété  le  matin  en 
chaire,  le  soir  commenté  au  confessionnal,  orné  de 
glos€s  meurtrières,  ce  texte  de  haine  et  de  discorde 
allait  exaspérant  les  femmes,  ravivant  les  fureurs  re^ 
ligieuses,  affilant  les  poignards,  aiguisant  les  fourches 
et  les  faulx. 

Le  29,  le  31  mai,  l'archevêque  d'Aix  et  l'évéqne 
de  Clermont  (l'un  des  principaux  meneurs  et  l'homme 
de  confiance  du  Roi)  notifièrent  à  TÂssemblée  l'ul- 
timatum ecclésiastique:  Que  nul  changement  ne 
pouvait  se  faire  sans  la  convocation  d'un  concile.  — 
Dans  les  premiers  jours  de  juin,  le  sang  coule  & 
Nîmes. 

Froment  avait  armé  ses  compagnies  les  plus  sûres, 
il  avait  même  à  grands  frais  habillé  plusieurs  de  ses 
hommes,  aux  couleurs  du  comte  d'Artois.  Voilà  les 


DE  N11IB0  (iS  lUlN  90).  199 

premiers  verdeis  du  Midi.  Appuyé  d'un  aide«de*camp 
du  prince  de  Condé,  soutenu  de  plusieurs  officiers 
muoicipanx,  il  avait  enfin  tiré  du  commandant  de  la 
|Mt)Tince  la  promesse  d'ouvrir  rarsenal,  de  donner 
des  fusils  à  toutes  les  compagnies  catholiques.  Dernier 
acte  décisif  que  la  municipalité  et  le  commandant  ne 
pouvaient  faire  sans  se  déclarer  firancbement  contre 
la  Révolution. 

Attendons  encore  un  moment,  disait  la  munici- 
palité. Les  élections  du  département  commencent 
le  4,  à  Nhnes  ;  allons  doucement  jusqu'au  vote,  fai- 
sons-nous donner  les  places. 

Agissons  y  disait  Froment ,  les  électeurs  voteront 
mieux,  au  bruit  des  coups  de  fusil.  Les  protestants 
s'organisent.  Ils  s'entendent  fortement,  de  Nîmes  à 
Paris,  de  Ntmes  aux  Cévennes. 

Ntmes  était-elle  bien  sûre  pour  le  clergé,  si  l'on 
attendait?  La  ville  allait  ressentir  dans  son  industrie 
un  bienfait  immédiat  de  la  Révolution ,  la  suppression 
des  droits  sur  le  sel,  le  fer,  les  cuirs,  les  builes,  sa- 
vons, etc.  Et  la  campagne  catholique,  fort  catholique 
avant  la  moisson,  le  serait-elle  autant  après,  lorsque 
le  clergé  aurait  exigé  la  dtmet 

Un  procès  était  pendant  contre  les  meurtriers  de 
mai,  contre  le  frère  de  Froment.  11  avançait  lente- 
ment, ce  procès,  mais  il  avançait. 

Une  dernière  chose  et  décisive,  qui  força  Froment 
d'agir,  c'est  que  la  révolution  d'Avignon  s'était  ac- 
complie le  11  et  le  12,  qu'elle  allait  démoraliser  son 
parti,  lui  faire  tomber  les  armes  des  mains.  Avant  que 


140  ÉRUPTION 

la  nouvelle  fût  répandue,  le  13,  au  soir,  il  attaqua, 
jour  favorable,  un  dimanche,  octave  de  la  Fète-Dira, 
une  bonne  partie  du  peuple  ayant  bu,  étant  montée. 

Froment  et  les  historiens  de  sa  couleur,  du  parti 
battu,  assurent  cette  chose  incroyable  :  que  les 
protestants  commencèrent,  qu'ils  troublèrent  eux- 
mêmes  les  élections  où  était  tout  leur  espoir;  —  ils 
soutiennent  que  c'est  le  petit  nombre  qui  entreprit 
d'égorger  le  grand  (six  mille  hommes  contre  vingt 
et  quelques  mille,  sans  parler  de  la  banlieue). 

Et  ce  petit  nombre  était  donc  bien  aguerri,  bien  ter- 
rible ?  C'était  une  population  éloignée  depuis  un  siècle 
de  toute  habitude  militaire  ;  —  des  marchands  qui 
craignaient  excessivement  le  pillage  ;  — des  ouvriers 
chétifs,  physiquement  très-inférieurs  aux  portefaix, 
vignerons  et  laboureurs  que  Froment  avait  armés. 
Les  dragons  de  la  garde  nationale,  protestants  pour 
la  plupart,  marchands  et  fils  de  marchands,  n'étaient 
pas  gens  pour  tenir  contre  ces  hommes  forts  et  rudes, 
qui  buvaient  à  volonté  dans  les  cabarets  le  vin  du 
clergé. 

Partout  où  les  protestants  avaient  la  majorité,  les 
deux  cultes  offrirent  le  spectacle  de  la  fraternité  la 
plus  touchante.  A  Saint-Hippolyte  par  exemple,  le 
6  juin,  les  protestants  avaient  voulu  monter  la  garde 
avec  les  autres,  pour  la  procession  de  la  Fête-Dieu. 

Le  jour  de  l'explosion ,  à  Ntmes ,  les  patriotes, 
quinze  cents  du  moins,  et  les  plus  actifs,  étaient 
réunis  au  club,  sans  armes,  et  délibéraient;  les 
tribunes  pleines  de  femmes.  La  panique  y  fut  hor- 


DE  HttM  {ii  inm  90V  Ui 

rible,  aux  premiers  coups  de  fusil  (13  juin  1790). 
Huit  jours  avant,  à  l'ouverture  des  élections,  on 
avait  commencé  d'insulter,  d'effrayer  les  électeurs. 
Us  demandèrent  un  poste  de  dragons,  des  patrouilles 
pour  dissiper  la  foule  qui  les  menaçait.  Mais  cette 
foule  menaça  bien  plus  encore  les  patrouilles;  la 
complaisante  municipalité  tint  alors  les  dragons  au 
poste.  Le  13,  au  soir,  les  hommes  à  houppes 
rouges  viennent  dire  aux  dragons,  que  s'ils  ne  parv- 
ient, ils  sont  morts.  Us  restent  et  reçoivent  des  coups 
de  fusil.  Le  régiment  de  Guienne  brûlait  d'aller  au 
secours  ;  les  officiers  ferment  les  portes,  et  le 
tiennent  au  quartier. 

Devant  cette  lutte  inégale,  devant  les  élections  si 
criminellement  troublées,  la  municipalité  avait  un 
devoir  sacré,  arborer  le  drapeau  rouge,  requérir  les 
troupes...  Plus  de  municipalité.  L'assemblée  électo- 
rale du  département,  dans  cette  ville  hospitalière,  se 
trouve  abandonnée  des  magistrats,  au  milieu  des 
coups  de  fusil. 

Parmi  les  verdeu  de  Froment,  se  trouvaient  les 
domestiques  même  de  plusieurs  des  officiers  muni- 
cipaux, péle-mèle  avec  ceux  du  clergé.  La  troupe, 
la  garde  nationale  ne  recevant  nulle  réquisition, 
Froment  tenait  seul  le  pavé  ;  ses  gens  égorgeaient 
à  leur  aise,  ils  commençaient  à  forcer  les  mai- 
sons des  protestants.  Pour  peu  qu'il  gardât  l'avan- 
tage, il  lui  fût  venu  de  Sommières,  qui  n'est  qu'à 
quatre  lieues,  un  régiment  de  cavalerie,  dont  le  colo- 
nel, très-ardent,  s'offrait,  lui.  ses  hommes,  sa  bourse. 


142  ÉftUPTioN  DE  mins, 

La  chose  alors  prenant  la  figope  d'une  vraie  révo* 
lution^  le  commandant  de  la  province  eût  suivi  enfin 
les  ordres  qu'il  avait  du  comte  d'Artois,  il  aurait 
marché  sur  Ntmes.  l 

Chose  tout-à-*fait  inattendue ,  ce  fut  Ntmes  qui     , 
manqua.  Des  dix-huit  compagnies  catholiques  for-     I 
mées  par  Froment,  trois  seulement  le  suivirent.  Les     i 
quinze  autres  ne  bougèrent.  Grande  leçon,  qui  fit     , 
voir  au  clergé  combien  il  s'était  trompé  sur  l'état 
réel  des  esprits.  Au  momait  de  verser  le  sang,  les 
vieilles  haines  fanatiques,  habilement  ravivées  de 
jalousie  sociale,  ne  furent  pas  assez  fortes  encore. 

Cette  grande  et  puissante  Ntmes,  qu'on  avait  cru 
pouvoir  soulever  si  légèrement,  resta  ferme,  comme 
ses  indestructibles  monuments,  ses  nobles  et  étemelles 
Arènes. 

Un  nombre  infiniment  petit  des  deux  partis  com- 
battirent. Les  verdeti  se  montrèrent  très-braves, 
mais  furieux,  aveugles.  Par  deux  fois  on  força  les 
municipaux,  enfin  retrouvés,  d'aller  à  eux  avec  le 
drapeau  rouge  ;  deux  fois  ils  enlevèrent  tout,  drapeau 
rouge  et  municipaux,  à  la  barbe  de  leurs  ennemis. 
Ils  tiraient  sur  les  magistrats,  sur  les  électeurs,  sur 
les  commissaires  du  roi  ;  le  lendemain,  ils  tirèrent  sur 
le  procureur  du  roi  et  le  lieutenant-criminel ,  qui 
faisaient  la  levée  des  morts.  Ces  crimes  capitaux,  s'il 
en  fut,  réclamaient  la  plus  prompte ,  la  plus  sévère 
répression.  Eh  bien,  la  municipalité  ne  réclama  de  la 
troupe  qu'un  service  de  patrouilles  ! 
Si  Proment  eût  eu  plus  de  monde,  il  eût  sans  doute 


QMminiÉB  (i4-i6  m»  90).  i43 

oeeapé  le  grand  poste  des  Arônes,  farès^défeodable 
abn.  Il  y  laissa  quelques  hommes,  et  quelques 
autres  aussi  au  couvent  des  Capucins.  Lui-même, 
il  rentra  dans  son  fort,  aux  remparts»  dans  la  tour 
du  vieux  château.  Une  fois  dans  oette  tour?  en  sûreté, 
tirant  k  son  aise,  il  écrivit  à  Sommières,  à  Montpel* 
lier,  pour  avoir  secours.  Il  envoya  dans  les  villages 
catholiques,  y  fit  sonner  le  tocsin. 

Les  catholiques  furent  très^ents^  ou  môme  res- 
tèrent chez  eux.  Les  protestants  furent  tràs*prompts. 
A  la  noavelle  du  péril  où  se  trouvaient  les  électeurs, 
ils  marchèrent  toute  la  nuit.  Le  matin,  de  quatre  à 
six  heures,  une  armée  de  Cévenols,  sous  la  cocarde 
tricolore,  était  dans  Nimes^  en  bataille,  criant  :  Vive 
la  nation  ! 

Alors  les  électeurs  agirent.  Formant  un  comité 
militaire  à  l'aide  d'un  capitaine  d'artillerie,  ils  allè- 
rent k  l'arsenal  chercher  des  canons.  On  y  entrait 
par  la  rue ,  ou  par  le  quartier  du  régiment  de 
»  Guienne.  Les  officiers,  dans  leur  malveillance^  leur 
dirent  :  Passex  par  la  rue.  Ils  y  furent  criblés  de 
coups  de  fusil,  rentrèrent,  et  les  officiers,  voyant 
leurs  soldats  indignés  qui  allaient  tourner  contre 
eux,  livrèrent  enfin  les  canons.  La  tour,  battue  en 
brèche,  fut  bien  obligée  de  parler.  Froment,  auda- 
cieux jusqu'au  bout,  envoya  une  incroyable  missive, 
où  il  offrait...  «  d'oublier...  »  Alors  il  n'y  eut  plus 
de  grâce,  le  soldat  ne  voulut  plus  que  la  mort  des 
assiégés.  On  tâchait  de  les  sauver;  mais  ils  se  perdi- 
îeoi  eux-mêmes  :  m  parlementant,  Us  tiraient.  Ils 


iU  LA  RÉVOLOTION  inCTORKOSB 

furent  forcés,  pris  d'assaut,  poursuivis  et  massacrés. 

Deux  jours,  trois  jours,  on  les  chercha,  ou  du 
moins,  sous  ce  prétexte,  beaucoup  de  haines  s'assou- 
virent. Le  couvent  des  capucins  (la  boutique  des 
pamphlets,  d'où  on  avait  tiré  d'ailleurs)  fut  forcé,  et 
tout  tué.  Il  en  fut  de  même  d'un  cabaret  célèbre, 
quartier-général  des  verdeis;  on  trouva  cachés  dans 
ce  bouge  deux  magistrats  municipaux.  Tout  ce  temps, 
les  deux  partis  se  fusillaient  par  les  rues,  ou  des  fe- 
nêtres. Les  sauvages  des  Cévennes  ne  faisaient  guère 
grâce  ;  il  y  eut  trois  cents  morts  en  trois  jours.  Nulle 
église  ne  fut  pillée,  nulle  femme  insultée,  ils  étaient 
austères  dans  la  fureur  même.  Ils  n'auraient  pas  ima- 
giné, comme  les  verdets  de  1815,  de  fouetter  des 
filles  à  mort  d'un  battoir  fleurdelisé. 

Cette  cruelle  afiaire  de  Ntmes,  perfidement  arran- 
gée par  la  contre-révolution,  eut  cela  de  curieux 
qu'elle  écrasa  ceux  qui  la  firent.  Le  preneur  fut  pris 
au  piège,  le  gibier  chassa  le  chasseur. 

Tout  manqua  à  la  fois  au  moment  de  l'exécution.^ 

On  comptait  sur  Montpellier.  Le  commandant 
n'ose  venir.  Ce  qui  vient,  c'est  la  garde  nationale, 
brave  et  patriote,  le  noyau  futur  de  la  légion  de  la 
victoire,  la  32^  demi-brigade. 

On  comptait  sur  Arles.  En  effet,  Arles  offre  secours, 
mais  c'est  pour  écraser  le  parti  de  la  contre-révo- 
lution. 

Le  Pont-Saint-Esprit  arrête  les  envoyés  de 
Froment. 

Allez  maintenant,   appelez  les  catholiques  du 


A  AVIGNON  ET  DANS  TOUT  LE  MIDI  (JUIN  90).  itë 

Rhône.  Tâchez  d'embrouiller  les  choses,  de  faire 
croire  qu'en  tout  ceci  votre  religion  est  en  péril.  Il 
s'agit  de  la  patrie. 

C'est  tout  le  Rhône  catholique  qui  se  déclare  contre 
vous,  et  bien  plus  révolutionnaire  que  ne  furent  les 
protestants.  Votre  sainte  ville  du  Rhône,  la  petite 
Rome  du  pape,  Avignon  a  éclaté. 

Avignon  !  Comment  la  France  avait^Ue  jamais  pu 
ôter  ce  diamant  de  son  diadème. ...  0  Yaucluse?  ô pur, 
étemel  souvenir  de  Pétrarque,  noble  asile  du  grand 
Italien  qui  mourut  d'amour  pour  la  France,  symbole 
adoré  du  mariage  futur  des  deux  contrées,  comment 
donc  étiez-vous  tombé  aux  mains  polluées  du  pape?... 
Une  femme  pour  de  Taisent ,  pour  l'absolution  d'un 
assassinat,  vendit  Avignon  et  Yaucluse  (1348). 

Avignon,  sans  prendre  conseil,  avait  fait  comme 
la  France,  une  milice  nationale,  une  municipalité. 
Le  10  juin,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  noblesse  et  d'amis 
du  pape,  maîtres  de  l'Hôtel-de-YiUe,  de  quatre  pièces 
^  de  canon,  crient :Yive  l'aristocratie I  Trente  per- 
sonnes tuées  ou  blessées.  Mais  alors  aussi,  le  peuple 
se  met  sérieusement  au  combat,  en  tue  plusieurs,  en 
prend  vingtnleux.  Toutes  les  communes  françaises. 
Orange,  Bagnols,  Pont- Saint-Esprit,  viennent  secou- 
rir Avignon  et  sauver  les  prisonniers.  Ils  les  tirent 
des  mains  des  vainqueurs,  se  chargent  de  les 
garder. 

Le  11  juin,  on  brise  les  armes  de  Rome.  Et  l'on 
met  à  la  place  les  armes  de  France.  Avignon  vient  à 
la  barre  de  l'Assemblée  nationale,  et  se  donne  à 

o.  40 


i46  LA  RÉTOLCTIOM  gEULB 

sa  vraie  patrie,  disant  cette  grande  parole,  testa- 
ment du  génie  romain  :  «  Français,  r^ez  sur 
l'univers.  » 


Entrons  plus  loin  dans  les  causes.  Complétons, 
expliquons  mieux  ce  drame  rapide. 

Pour  faire  une  guerre  religieuse^  il  faut  être  reli- 
gieux. Le  clergé  n'était  pasasses  croyantpour  fanatiser 
le  peuple. 

Et  il  ne  fut  pas  non  plus  trés*politique.  Cette  an- 
née mème^  1790,  lorsqu'il  avait  tant  besoin  du  peu- 
ple qu'il  soldait  ici  et  là,  il  lui  demanda  encore  la 
dtme,  abolie  par  l'Assemblée.  Dans  plusieurs  lieux, 
des  soulèvements  eurent  lieu  contre  lui,  spécialement 
dans  le  Nord,  pour  cette  malheureuse  dime,  qu'il  ne 
pouvait  pas  lâcher. 

Ce  clergé  aristocratique,  sans  intelligence  dea  for- 
ces morales,  crut  qu'un  peu  d'argent,  de  vin,  la  vio- 
lence du  climat,  une  étincelle  suffisait.  11  aurait  dû 
comprendre,  que,  pour  refaire  du  fanatisme,  il  fallait 
du  temps,  de  la  patience,  de  l'obscurité,  un  pays 
moins  surveillé,  loin  des  routes  et  des  grandes  villes. 
On  pouvait,  à  la  bonne  heure,  travailler  lentement 
ainsi  le  Booage  vendéen;  mais  agir  en  pleine  lumière, 
au  beau  soleil  du  Midi,  sous  l'csil  inquiet  des  pro** 
testants,  dans  le  voisinage  des  grands  centres,  comme 
Bordeaux,  Marseille,  Montpellier,  qui  voyaient  tout, 
qui  pouvaient,  à  la  moindre  lueur,  venûr^  marcher 
sur  rétînoelle...  c'était  un  essai  d'enfont. 


AVAIT  LA  FOL  147 

Fromeot  fit  ce  qu'd  pottvmit.  U  mmtm  hetiioaup 
d'âudMe,  de  décîsÂM,  et  d  fut  abaodoiifié^. 

Il  éclata  au  Traî  mommt,  voyant  que  l'affure 
d'Avignoa  aUaît  gA4wr  ceUe  ée  Ntiaes,  m  comj^taBt 
pas  b\)p  aei  chaoccs,  waîa  ticktml  de  emro,  en 
brave,  que  ces  geu  donteui  qui  jttsqve^tii  n'oBaieit 
se  déclarer  pour  M ,  prendraient  eofia  leeir  parti 
quand  îk  le  verraient  engagé,  qu'ils  se  poumiont  de 
sang-^tyid  le  voir  écraser. 

La  municipalité,  «utraociefit  dH^  k  houtgeoiaie  ca^- 
tholique,  fut  prudente;  elle  a'^osa  rei^nr  te  ceni- 
maodant  de  la  province» 

La  noUesse  fut  {Hnidenle.  Le  cewnâadant,  les  of- 
ficiers, en  général,  ne  venlarant  «îen  iaitfe  que  aur 
bonne  et  légale  réquisition  de  la  munietpalilé. 

Ce  n'était  pas  que  les  (Màms  eaanquaaaeet  décou- 
rage. Mais  le  soldat  a'élftU  pas  sâr.  Au  prenueriQndpe 
atra-légal,  il  pouvait  répondre  àcoupsde  fusil.  Pour 


*  Pi-oiuem,  édiarppi  lu  nassaore.  Qttelque  pêa  favorable  qu^on  soit 
elà lIioBSie  et  «i  pM<l&,  l«§t  iinpeesîble  4eiie  fas^^térctoeri -son 
étrange  destinée.  Honoré»  anobli,  comblé  paf  le  cevte  iTAiaois^f  é- 
migration  ;  poi«,  en  hM6,  débîsaé»  tenié  !..  On  a  dléUait  partout  avec 
soin  les  l>rocbures  qu'il  publia  alor^  le  procès  ^  Vieux  serviteur 
cMIre  on  «alire  ingrat  «t  txm  oœor.  Dîrai-je  que  te  mafttre  alla 
jusqu'à  lui  ôter,  après  le  procès»  la  misérable  p«aie  ipensien  lAiaen^ 
taire  qu'il  avait?  •et  o^  '«près  traaie  années  4e  aervloe  graUiit,  veu- 
lant  que  Tbomme  ruiné,  endetté,  usé  pour  lui,  mourût  au  coin  d'une 
borne...  Les  brochures  dfel^oment  mérîteraieot  d'être  réimprimée, 
aiasiqneies  llteoiv6s4e  Fémigré hauban, devenus  sitares.  On  de- 
v«iîi  fémitr'mm  ^mm^  «Ét^bile  ^Mdqyerile  M.  «iilUtaM  fmt 
Frw«nt08»). 


i48  PARTOUT  LE  SOLDAT  FRATERNISE 

le  donner,  ce  premier  ordre ,  pour  faire  cette  dan- 
gereuse expérience,  il  fallait  d'avance  avoir  sacrifié 
sa  vie. . .  Sacrifié  à  quelle  idée,  à  quelle  foi?. . .  La  ma- 
jorité de  la  noblesse,  royaliste,  aristocrate,  n'en  était 
pas  moins  philosophe  et  voltairienne,  c'est-à-dire  par 
un  côté,  gagnée  aux  idées  nouvelles. 

La  Révolution ,  de  plus  en  plus  harmonique  et 
concordante,  apparatt  chaque  jour  davantage  ce 
qu'elle  est,  une  religion.  Et  la  Contre-révolution, 
dissidente,  discordante,  atteste  en  vain  la  vieille  foi, 
elle  n'est  pas  une  religion. 

Nul  ensemble,  nul  principe  fixe.  Sa  résistance  est 
flottante,  dans  plusieurs  sens  à-la-fois.  Elle  va, 
comme  un  homme  ivre,  à  droite  et  à  gauche.  Le  roi 
est  pour  le  clergé,  et  il  refuse  d'appuyer  la  protesta- 
tion du  clergé.  Le  clergé  solde,  arme  le  peuple,  et 
il  lui  demande  la  dlme.  La  noblesse,  les  officiers,  at- 
tendent l'ordre  de  Turin,  et  en  même  temps  celui 
des  autorités  révolutionnaires. 

Une  chose  leur  manque  à  tous  pour  rendre  leur 
action  simple  et  forte,  la  chose  qui  abonde  dans 
l'autre  parti  :  la  foi  1 

L'autre  parti,  c'est  la  France;  elle  a  foi  à  la  loi 
nouvelle,  à  l'autorité  légitime,  l'Assemblée,  vraie 
voix  de  la  nation. 

De  ce  côté,  tout  est  lumière.  De  l'autre,  tout  est 
équivoque,  incertitude  et  ténèbres. 

Comment  hésiter T  tous  ensemble,  le  soldat,  le 
citoyen,  se  donnant  la  main,  iront  désormais  d'on  pas 
ferme,  et  sous  le  même  drapeau.  D'avril  en  juin, 


AVEC  LE  PEUPLE  (AVRIL-JUIN  90).  UU 

presque  tous  les  régiments fraternisentavec  le pçuple. 
£o  Corse,  à  Caen,  à  Brest,  à  Montpellier,  k  Valence, 
comme  à  Montauban,  comme  k  Ntmes,  le  soldat  se 
déclare  pour  le  peuple  et  pour  la  loi.  Le  peu  d'oflB- 
ciers  qui  résistent  est  tué,  et  l'on  trouve  sur  eux 
les  preuves  de  leur  intelligence  ayec  l'émigration. 
On  l'attend,  celle-ci,  de  pied  ferme.  Les  villes  du 
Midi  ne  s'endorment  pas  :  Briançon,  Montpellier, 
Valence,  enfin  la  grande  Marseille,  veulent  se  garder 
elles-mêmes;  elles  s'emparent  de  leurs  citadelles,  les 
remplissent  de  leurs  citoyens.  Viennent  maintenant, 
s'ils  veulent,  l'émigré  et  l'étranger! 

Une  France!  une  foi!  un  serment  !...  Ici,  point 
d'homme  douteux.  Si  vous  voulez  rester  flottant , 
quittez  la  terre  de  loyauté,  passez  le  Bhin,  passez  les 
Alpes. 

Le  Roi  lui-même  sent  bien  que  sa  meilleure  épée. 
Bouille,  finirait  par  se  trouver  seul ,  s'il  ne  jurait 
comme  les  autres.  L'ennemi  des  fédérations  qui  se 
mettait  entre  l'armée  et  le  peuple,  est  obligé  de  cé- 
der. Peuple,  soldats,  unis  de  cœur,  tous  assistent  k 
ce  grand  spectacle;  l'inflexible  va  fléchir,  le  Roi 
ordonne,  il  obéit;  il  s'avance  entre  eux,  triste  et 
sombre,  et  sur  son  épée  royaliste,  jure  fidélité  k  la 
Révolution. 


CHAPITRE  X, 


MI  MCVEAU  HttNCIPB.  ^  OMAHttATMll  SPORTANÉK  »  LA  PHMMS 

ta  loi  Tut  partout  devancée  par  Vactipa  spontainèe.  Obscurité  et  désordrob  4e 
raocien  régime.  L*ordre  noqreaa  te  fait  hi^nène.  Les  DOQveaax  pouvoirs 
nrii»eDt  d«  mouveiqmt  ée  |s  4él|Tf«ii<e  «I  #f  l«  déf^iii.  -*  AsiwiMioBt 
IntérieurM,  extérieures,  qui  préparep^t  les  HiBiiicûtalités,  les  dép^rtemenla. 
L* Assemblée  crée  treize  cent  mille  magistrats,  départementaux,  muniei- 
.  p«iu»  J«#olalrfi.  itecaliaa  te  people  par  lei  IbnettoM  p«MiqMa<. 


J'ai  longuement  raconté  les  résistances  du  vieux 
principe,  parlements,  noblesse,  clergé.  Et  je  tais  en 
peu  de  mots  inaugurer  le  nouveau  principe ,  exposer 
brièvement  le  fait  immense  où  ces  résistances  vinrent 
se  perdre  et  s'annuler.  Ce  fait  admirablement  simple 
dans  une  variété  infinie,  c'est  Vwganisation  spontanée 
de  la  France. 

Là  est  l'histoire,  le  réel,  le  positif,  le  durable.  Et  le 
reste  est  un  néant. 

Ce  néant,  il  a  fallu  toutefois  le  raconter  longue- 
ment. Le  mal,  justement  parce  qu'il  n'est  qu'une 
exception,  une  irrégularité,  exige,  pourétre  compris, 


U  LOI  PUT  PAKTOOT  DBTANCÉK  PAR  L*ACTW1I  SPOMTANÉB.    ifiH 

un  détail  minutieux.  Le  bien  au  contraire,  le  natu- 
rel, qui  Ta  coulant  de  lui-nnéme,  nous  est  presque 
c<HiDu  d'avance  par  sa  conformité  aux  lois  de  notre 
nature,  par  Timage  étemelle  du  bien  que  nous  por- 
tiMis  en  nous. 

Les  sources  où  nous  puisons  Thistoire  en  ont  coih 
serré  précieusement  le  moins  digne  d'être  conservé, 
Télément  négatif,  accidentel,  l'anecdote  individuelle, 
telle  on  telle  petite  intrigue,  tel  acte  de  violence. 

Les  grands  faits  nationaux,  où  la  France  a  agi 
d'ensemble,  se  sont  accomplis  par  des  forces  im- 
menses, invincibles,  et  par  cela  même  nullement 
vialentBs.  Os  ont  moins  attiré  les  regards ,  passé 
presque  inaperçus. 

Tout  ce  qu*on  donne  sur  ces  faits  généraux ,  ce 
sont  les  lois,  qui  en  dérivent,  qui  en  sont  les  derniè- 
res formules.  On  ne  tarit  pas  sur  la  discussion  des 
lois,  on  répète  religieusement  le  partage  des  Assem- 
blées. Mais  les  grands  mouvements  sociaux  qui  les 
décidèrent,  oes  lois,  qui  en  furent  l'origine,  la  raison, 
la  nécessité,  à  peine  une  ligne  sèche  les  rappelle  au 
souvenir. 

C'est  pourtant  là  le  fait  suprême,  où  se  résout  tout 
le  reste,  dans  cette  miraculeuse  amiée  qui  va  de 
juillet  en  juillet  :  la  loi  est  partout  devancée  par 
l'élan  spontané  de  la  vie  et  de  l'action,  — action,  qui, 
parmi  tels  désordres  particuliers,  contient  pourtant 
l'onbe  nouveau,  et  d'avance  réalise  la  loi  qu'on  fera 
tont-à-rheure.  L'Assemblée  croit  mener,  elle  suit; 
elle  est  le  greffier  de  la  France  ;  ce  que  la  France 


i52  OBSCURITÉ  ET  DÉSORDRE  DE  L'ANCIEN  RÉGIME. 

fait,  elle  renregistre,  plus  ou  moins  exactement,  elle 
le  formule,  elle  écrit  sous  sa  dictée. 

Que  les  scribes  viennent  ici  apprendre,  qu'ils  sor- 
tent un  moment  de  leur  antre,  le  Bulletin  des  Lois, 
qu'ils  écartent  ces  montagnes  de  papier  timbré  qui 
leur  ont  caché  la  nature.  Si  la  France  n'avait  pu  se 
sauver  que  par  leur  plume  et  leur  papier,  la  France 
aurait  péri  cent  fois. 

Moment  grave,  d'intérêt  infini,  où  la  nature  se 
retrouve  à  temps  pour  ne  pas  périr,  où  la  vie,  en  pré- 
sence du  danger,  suit  l'instinct,  son  meilleur  guide, 
et  trouve  en  lui  son  salut. 

Une  société  vieillie,  dans  cette  crise  de  résurrec- 
tion, nous  fait  assister  à  l'origine  des  choses.  Les 
publicistes  rêvaient  le  berceau  des  nations;  pourquoi 
rêver?  levoici. 

Oui,  c'est  le  berceau  de  la  France  que  nous  avons 
sous  les  yeux. . .  Dieu  te  protège  !  6  berceau  !..  qu'il  te 
sauve  et  te  soutienne  sur  ces  grandes  eaux  sans  rivage 
où  je  te  vois  avec  tremblement  flotter,  sur  la  mer  de 
l'avenir!.. 

La  France  naît  et  se  lève,  au  canon  de  la  Bastille. 
En  un  jour,  sans  préparatifs,  sans  s'être  entendus 
d'avance,  toule  la  France,  villes  et  villages,  s'orga- 
nise en  même  temps. 

En  chaque  lieu,  c'est  la  même  chose  :  on  va  à  la 
maison  commune,  on  prend  les  clefs  et  le  pouvoir^ 
au  nom  de  la  nation.  Les  électeurs  (en  89,  tous  ont 
été  électeurs)  forment  des  comités,  comme  celui  de 


L'ORDRE  NOUVEAU  SB  FAIT  LUI-MÊME.  |S3 

Paris,  d'où  sortiront  tout-à-l'heure  les  municipalités 
routières. 

Les  gouvernements  de  villes  (comme  celui  de 
TËtat),  échevins,  notables,  etc.,  s'en  vont  la  tète 
basse  par  la  porte  de  derrière,  laissant  à  la  com- 
mune, qu'ils  administraient,  des  dettes  pour  sou- 
venir. 

La  Bastille  financière  que  Toligarcbie  des  notables 
fermait  si  bien  à  tous  les  yeux,  la  caverne  adminis- 
trative^, apparaît  au  jour.  Les  informes  instruments 
de  ce  r^me  équivoque,  Tembrouillement  des  pa- 
piers, la  savante  obscurité  des  calculs,  tout  cela  est 
traîné  à  la  lumière. 

Le  premier  cri  de  cette  liberté  (qu'ils  appellent 
l'esprit  de  désordre),  c'est  au  contraire  :  ordre  et 
justice. 

L'ordre,  dans  la  pleine  lumière.  —  La  France  dit  à 
Dieu,  comme  Ajax  :  «  Fais-moi  plutôt  périr,  à  la 
c  clarté  des  cieuxl  » 

Ce  qu'il  y  avait  de  plus  tyrannique  dans  la  vieille 
tyrannie,  c'était  son  obscurité.  Obscurité  du  roi  au 
peuple,  du  corps  de  ville  à  la  ville,  obscurité  non 
moins  profonde  du  propriétaire  au  fermier...  Que 
devait-on  en  conscience  payer  à  l'État,  à  la  com- 
mune, au  seigneur?..  Nul  ne  pouvait  le  savoir.  La 
plupart  payaient  ce  qu'ils  ne  pouvaient  même  lire. 
L'ignorance  profonde  où  le  grand  instituteur  du 

*  y.  dans  Leber,  le  honteux  Ubleân  de  cette  ancienne  administra- 
tion imuiieipaley  les  graUfications  que  se  faisaient  donner  les  éche- 
vins, etc.|  etc.  Lyon  était  endettée  de  Tingt-neuf  millions  !  etc. 


154  LES  NOinvAux  pomroiRs  naissent  du  mouvement 
peuple,  le  clergé,  FaTait  retenu,  le  livrait,  aveugle  et 
sans  déFense,  à  répouvantable  vermine  des  gnlTon* 
ueurs  de  papier.  Chaque  aouée,  oe  papier  timbré  re- 
venait plus  noir  encore,  aveo  de  lourdes  surcharges, 
pour  refTroi  du  paysan.  Ces  surcharges  mystérieuses, 
inconnues,  qu'on  lui  lisait  bie&ou  mal,  il  lui  fallait  les 
payer;  mais  elles  lui  restaient  sur  le  cœur,  déposées 
Tune  sur  l'autre,  comme  un  trésor  de  Tengeauoes, 
d'indemnités  exigibles.  Plusieurs,  eu  89,  disaient 
qu'en  quarante  années,  ils  avaient  payé,  avec  ces 
surcharges,  bien  plus  que  ne  valaient  les  bieos,  donc 
qu'ils  étaient  propriétaires. 

Nulle  atteinte  ne  fut  portée  à  la  propriété  dan&nos 
campagnes  qu'au  nom  de  la  propriété.  Le  paysan 
l'interprétait  à  sa  manière;  mais  jamais  il  n'éleva  de 
doute  sur  l'idée  même  de  ce  droit.  Le  travailleur 
des  campagnes  sait  ce  que  c'est  qu'acquérir  )  l'acqui- 
sition par  le  travail  qu'il  foit  ou  voit  faire  tous  les 
jours,  lui  inspire  le  respect,  et  coiome  la  religion  de 
la  propriété. 

C'est  au  nom  de  la  propriété,  longtemps  violée  et 
méconnue  par  les  agents  des  seigneurs,  que  les 
paysans  érigèrent  ces  mais  où  ils  suspendairat  les 
ins^nes  de  la  tyrannie  féodale  et  fiscale,  les  girouettes 
des  châteaux,  les  mesures  de  redevances  injustement 
agrandies,  les  cribles  qui  triaient  le  grain  tout  au  pro- 
fit du  seigneur,  ne  laissaient  que  le  rebut. 

Les  comités  de  juillet  89  (origine  des  municipa- 
lités de  90)  furent,  pour  les  villes  surtout,  l'insur- 
rection de  la  liberté,  —  et  pour  les  villa^,  celle  de 


ra  U  MUVIUNCB  ET  DB  LA  DÉPBNSK.  iW 

la  propriété,  je  veui  dire  de  la  plus  sainte  propriété, 
du  Iruvail  de  rbomme. 

Les  associations  de  villages  furent  des  sociétés  de 
garanties  l""  contre  l'homme  d'affaires,  S""  contre  le 
brigand,  —  deux  mots  souTent  synonymes. 

Conjuration  contre  les  hommes  d'argent,  coUec^ 
leurs,  i^isseurs,  procureurs,  huissiers,  contre  cet 
affreux  grimoire  qui,  par  une  magie  inconnue,  avait 
desséché  la  terre ,  anéanti  les  bestiaux ,  maigri  la 
paysan  jusqu'à  l'os,  jusqu'au  squelette. 

Confédération  aussi  contre  ces  bandes  de  pillards, 
qui  couraient  la  France,  gens  sans  travail,  affamés, 
mendiants  devenus  voleurs,  qui  la  nuit  coupaient  les 
blés,  même  en  vert,  tuaient  l'espérance.  Si  les  vil* 
lages  n'avaient  pris  les  armes,  une  famine  terrible  en 
fût  résultée»  une  année  comme  fut  l'an  mil,  et 
plusieurs  da  moyen^^Age.  Ces  bandes  mobiles,  insai- 
sissables, attendues  partout,  et  que  la  terreur  ren- 
dait comme  présentes  partout,  glaçaient  d'ef&oi  nos 
populations  moins  militaires  qu'aujourd'hui. 

Tout  village  arma.  Les  villages  se  promirent  pro<* 
tection  mutuelle.  Ils  convenaient  entre  eux  de  se 
réunir  en  cas  d'alarme  à  tel  lieu,  dont  la  position 
était  centrale,  pu  qui  dominait  un  passage  de  route 
ou  de  rivière,  important  pour  le  pays. 

Un  seul  faitéelaircira  mieux,  U  rappelle  sous  quel* 
ques  rapports  la  panique  de  Saint-Jean^u*6ard,  que 
j'ai  racontée  plus  haut. 

Un  jour  d'été,  de  grand  matin,  les  habitants  de 
Chavignon  (Aisne)  virent,  non  sans  crainte,  leurs 


156  ASSOCIATIONS  INTÉRIEURES,  EXTÉRIEURES, 

rues  toutes  pleines  de  gens  armés.  Ils  reconnurent 
qu'heureusement  c'étaient  leurs  voisins  et  amis,  les 
gardes  nationales  de  toutes  les  communes  voisines, 
qui,  sur  une  fausse  alarme,  avaient  marché  toute  la 
nuit  pour  venir  les  défendre  des  brigands.  On  s'atten- 
dait à  un  combat,  et  ce  ne  fut  qu'une  fête.  Tous  les 
gens  de  Ghavignon,  ravis,  sortirent  des  maisons,  se 
mêlèrent  à  leurs  amis.  Les  femmes  apportèrent,  mi- 
rent en  commun  tout  ce  qu'on  avait  de  vivres;  on 
ouvrit  des  pièces  de  vin.  On  déploya  sur  la  place  le 
drapeau  de  Ghavignon,  où  l'on  voyait  du  blé,  des  rai- 
sins, traversés  d'une  épée  nue  ;  la  devise  résumait 
très-complètement   toute  la  pensée  du  moment  : 
Abondance  et  sécurité,  liberté,  fidélité  et  concorde. 
Le  capitaine-général  des  gardes  nationales  qui  étaient 
venues,  fit  un  petit  discours  fort  touchant  sur  l'em- 
pressement des  communes  à  venir  défendre  leurs 
frères  :  «  Au  premier  mot,  nous  avons  laissé  nos 
femmes  et  nos  enfants  en  larmes  ;  nous  avons  laissé 
nos  charrues,  nos  ustensiles,  dans  les  champs...  Nous 
sommes  venus,  sans  prendre  letempâ  de  nous  habil- 
ler tout-à-fait...» 

Les  gens  de  Ghavignon,  dans  une  adresse  à  l'Assem- 
blée nationale,  lui  racontent  tout,  comme  l'enfant  à 
sa  mère,  et,  pleins  de  reconnaissance,  ils  ajoutent  ce 
mot  du  cœur  :  a  Quels  hommes,  messieurs,  quels 
hommes,  depuis  que  vous  leur  avez  donné  une 
patrie  !  » 

Gesexpéditions  spontanées  se  faisaientainsi,  comme 

en  famille,  le  curé  marchant  en  tète.  A  celle  de  Cba- 


Sffn  PEiPARBNT  LES  MUNiaPALITÉS,  LES  DÉPARTEMENTS.     iS7 

vigoon,  quatre  des  communes  qui  vinrent  avaient 
leurs  curés  avec  elles. 

Dans  certaines  contrées,  par  exemple  dans  la 
Haute-Saône,  les  curés  ne  s'associèrent  pas  seule- 
ment à  ces  mouvements,  ils  s'en  firent  le  centre, 
en  furent  les  chefs,  les  meneurs.  Dès  le  27  sep- 
tembre 1789,  dans  les  environs  de  Luxeuil,  les  com- 
munes rurales  se  fédérèrent  sous  la  direction  du  curé 
de  Saint-Sauveur.  Tous  les  maires  jurèrent  dans  ses 
mains. 

A  Issy-FËvèque  (Haute-Saône),  il  y  eut  une  chose 
plus  étrange.  Dans  l'anéantissement  de  toute  autorité 
publique,  ne  voyant  plus  de  magistrat,  un  vaillant 
curé  prit  pour  lui  tous  les  pouvoirs;  il  rendit  des  or- 
donnances, rejugea  des  procès  jugés;  il  fit  venir  les 
maires  du  voisinage,  et  promulgua  devant  eux  les 
lois  nouvelles  qu'il  donnait  à  la  contrée;  puis,  armé, 
l'épée  à  la  main,  il  commençait  à  procéder  au  par- 
tage é^al  des  terres.  Il  fallut  arrêter  son  zèle,  lui  rap- 
peler qu'il  y  avait  encore  une  Assemblée  nationale. 

Ceci  est  rare  et  singulier.  Le  mouvement  en 
général  fut  régulier,  mieux  ordonné  qu'on  ne  l'eût 
attendu  de  telles  circonstances.  Sans  loi,  tout  suivit 
une  loi,  la  conservation,  le  salut. 

Avant  que  les  municipalités  ne  s'organisent,  le  vil- 
lage se  gouverne,  se  garde,  se  défend,  comme  asso- 
ciation armée  d'habitants  du  même  lieu. 

Avant  qu'il  n'y  ait  des  arrondissements,  des  dé- 
partements créés  par  la  loi,  les  besoins  communs, 
spécialement  celui  d'assurer  les  routes,  d'amener  les 


i98         L'AttmLÉB  GRÉE  TREUB  CBHT  MILLE  ■A«lfiTftÂTS. 

subsistances,  forment  des  associations  entre  villages 
et  villages,  villes  et  villes,  de  griuides  confédérations 
de  protection  mutuelle. 

On  est  tout  près  de  bénir  ces  périls^  quand  on 
voit  qu'ils  forcent  les  hommes  de  sortir  de  l'isolement^ 
les  arrachent  à  leur  égoïsme,  les  habituent  à  se  sen- 
tir vivre  dans  les  autres,  qu'ils  éveillent  en  ces  Ames 
engourdies  d'un  sommeil  de  plusieurs  siècles^  la  pre- 
mière étincelle  de  fraternité» 

La  loi  vient  reconnaître,  autoriser,  couronner  tout 
cela;  mais  elle  ne  le  produit  point. 

La  création  des  municipalités^  la  concentration 
dans  leurs  mains  de  pouvoirs  même  non  communaux 
(contributions,  haute  police^  disposition  de  la  force 
arméC)  etc.)  ^  cette  concentration  qu'on  a  reprochée 
k  l'Assemblée^  n'était  pas  l'eflfet  d'un  système,  c'était 
la  simple  reconnaissance  d'un  fait.  Dans  l^anéantis- 
sèment  de  la  plupart  des  pouvoirs,  dans  Tinaction 
volontaire  (souvent  perfide)  de  ceux  qui  restaient^ 
l'instinct  de  la  conservation  avait  fait  ce  qu'il  fait 
toujours  :  les  intéressés  avaient  pris  eux-mêmes  leurs 
affaires  en  main.  Et  qui  n'est  intéressé  dans  da  telles 
crises?  Celui  qui  n'a  point  de  propriété,  celui  pti  n'a 
rien,  comme  on  dit,  a  pourtant  encore  ce  qui  est 
bien  plus  cher  qu'aucune  propriété,  une  femme,  des 
enfants  à  défendre. 

La  nouvelle  loi  municipale  créa  douxe  osni  mî/le 
magistrats  municipaux.  L'organisation  judiciaire  créa 
cent  mille  juges  (ik>nt  cinq  mille  juges  de  paix,  qua- 
tra-vingt  mille  assesseurs  des  juges  de  paix)«  Tout 


M^AmTfilIBlITAUt,  lUNiOtfAUX,  IUDICIAIBK8.  189 

cela  pris  dans  les  quatre  millùmi  deux  cent  quatre- 
ving^iohhuit  mi/fo  électeurs  primaires  ^  (qui,  comme 
propriétaires  ou  locataires^  payaient  la  talcur  de  trois 
journées  de  travail^  environ  trois  litres). 

Le  suffrage  universel  avait  donné  six  millions  de 
votes  ;  je  m'expliquerai  plus  loin  sur  cotte  limitation 
du  droit  électoral,  sur  les  principes  divers  qui  domi-* 
néreot  TAssemblée. 

n  me  suffit  ici  de  faire  remarquer  le  prodigieux 
mouvement  que  dut  faire  en  France,  au  printemps  de 
90,  cette  création  d'un  monde  de  juges  et  administra- 
teurs, ^eisie  cera  milk  àrlafois,  tous  sortis  de  l'élec- 
tion! 

On  peut  dire  qu'avant  la  conscription  militaire, 
la  France  avait  fait  une  conscription  de  magistrats. 

La  conscription  de  la  paix,  de  l'ordre»  de  la  fra« 
temité.  Ce  qui  domine,  ici,  dans  Tordre  judiciaire, 
c'est  ce  bel  élément  nouveau ,  inconnu  à  tous  les 
siècles,  les  cinq  mille  arbitres  ou  juges  de  paix,  leurs 
quatre^vîngt  mille  assesseurs.  Et,  dans  l'ordre  muni-- 
cipal,  c'est  la  dépendance  où  la  force  militaire  se 
trrave  à  l'égard  des  magistrats  du  peuple. 


*  Cest  le  nombre  donné  en  4794  dans  Y  Atlas  niUional  de  fronce^ 
destiné  k  rinstruction  publique,  et  dédié  à  rAssemblée.  L'èrèqne 
4*^1111111,  èÊK»  SB  diseoun  d«  S  Jaln  4790,  ne  conpU  ^te  troif 
millions  six  cent  mille  citoyens  actils.  Ce  peiît  nombre  serait  trop 
grand,  s*il  ne  s'agissait  que  des  propriétaires  ;  mais  il  s*agit  aussi  de 
ceux  qui  payent  la  yaleur  d'environ  trois  livres  comme  locataires.  Le 
grand  nombre  est  le  plus  vraisemblable.  Tous  deux,  au  reste,  le  grand 
et  le  petit,  sont  sans  doute  approximatifs. 


160   ÉDUCATION  DU  PEUPLE  PAR  LES  FONCTIONS  PUBLIQUES. 

Le  pouvoir  municipal  hérita  de  toutes  les  ruiaes. 
Lui  seul,  entre  l'ancien  régime  détruit,  le  nouveau 
sans  action,  lui  seul  fut  debout.  Le  roi  était  désarmé. 
Tannée  désoi^nisée,  les  états,  les  parlements  dé- 
molis, le  clergé  démantelé,  la  noblesse  rasée  tout-à- 
l'heure.  L'Assemblée  elle-même,  la  grande  puis- 
sance apparente ,  ordonnait  plus  qu'elle  n'agissait  ; 
c'était  une  tète  sans  bras.  Elle  eut  quarante-quatre 
mille  mains  dans  les  municipalités.  Elle  se  remit 
presque  de  tout  aux  douze  cent  mille  magistrats  mu- 
nicipaux. 

Ce  nombre  immense  était  une  grande  difficulté 
d'action;  mais,  comme  éducation  d'un  peuple,  comme 
initiation  à  la  vie  publique ,  c'était  admirable.  Re- 
nouvelée rapidement,  la  magistrature  devait  bientôt^ 
dans  beaucoup  de  localités,  épuiser  la  classe  où  elle 
se  recrutait  (les  quatre  millions  de  propriétaires  ou 
locataires  à  trois  livres  d'impôt).  Il  fallait,  c'était  une 
belle  nécessité  de  cette  grande  initiation,  il  fallait 
créer  une  classe  nouvelle  de  propriétaires.  Les 
paysans  du  clergé,  de  l'aristocratie,  exclus  d'abord 
de  l'élection  comme  clients  de  l'ancien  r^^e, 
allaient  maintenant,  comme  acquéreurs  des  biens 
mis  en  vente,  se  trouver  propriétaires,  électeurs, 
magistrats  municipaux,  assesseurs  de  juges  de 
paix,  etc.,  et,  comme  tels,  devenir  les  plus  solides 
appuis  de  la  Révolution. 


CHAPITRE  XI. 

DE  LA  RBLIGIOM  NOUVELLE.  FÉDÉRATIONS.  (Jalltel  8».Jalllet  90.) 

U  Franc*  de  99  a  smU  la  libarté,  celle  de  90  sent  l'anllé  de  la  patrie.  Let 
fédérations  ont  aplani  les  obsUdes.  Les  barrières  artificielles  tombent. 
— Procés-verlMinx  des  fédérations.  Ils  témoignent  de  Tamoar  de  Tonité  nou- 
velle, do  sacriftce  des  provinciaHtés,  des  vieilles  babitodes.  ~  Fêtes  des 
fédéraliottf.  Symboles  vivaDts.  Le  vieillard,  la  fille,  la  femme,  la  mère. 
L'enfont  sur  Taotel  de  la  patrie.  Oubli  des  divisions  de  classes,  de  partis, 
de  religions.  L'homme  retrouve  la  nature.  L'homme  embrasie  de  cœur  la 
pairie,  llimnanité.  -  AddiUons  et  détails  divers. 


Rien  de  tout  cela  encore  dans  l'hiver  de  89.  Ni 
municipalités  régulières,  ni  départements.  Point  de 
lois,  point  d'autorité,  aucune  force  publique.  Tout  va 
se  dissoudre,  ce  semble,  c'est  l'espoir  de  l'aristocra- 
tie... Ah!  vous  vouliez  être  libres;  voyez  maintenant, 
jouissez  de  l'ordre  que  vous  avez  fait...  —  A  cela, 
que  répond  la  France ?Dans  ce  moment  redoutable, 
elle  est  sa  loi  à  elle-même  ;  elle  franchit  sans  secours, 
dans  sa  forte  volonté,  le  passage  d'un  monde  à  l'autre, 
elle  passe,  sans  trébucher,  le  pont  étroit  de  l'abtme, 
elle  passe,  sans  y  regarder,  elle  ne  voit  que  le  but. 
Elle  s'avance  avec  courage  dans  ce  ténébreux  hiver, 

n.  41 


i6â  LA  FRANCE  DE  90  SENT  L^UNITÉ  DE  LA  PATRIE. 

vers  le  printemps  désiré  qui  promet  la  lumière  nou- 
velle. 

Quelle  lumière?  Ce  n'est  plus,  comme  en  89, 
Tamour  vague  de  la  liberté.  C'est  un  objet  déterminé 
d'une  forme  fixe,  arrêtée,  qui  mène  toute  la  nation, 
qui  transporte,  enlève  les  cœurs;  à  chaque  pas  que 
Ton  fait,  il  apparaît  plus  ravissant,  et  la  marche  est 
plus  rapide...  Enfin,  l'ombre  disparaît^  le  brouillard 
s'enfuit,  la  France  voit  distinctement  ce  qu'elle  ai- 
mait, poursuivait  sans  le  bien  saisir  encore  :  l'unité 
de  la  patrie. 

Tout  ce  qu'on  avait  cru  pénible,  difficile,  insur- 
montable, devient  possible  et  facile.  On  se  demandait 
comment  s'accomplirait  le  sacrifice  de  la  patrie  pro- 
vinciale, du  sol  natal,  des  souvenirs,  des  fMnéjugés  en- 
vieillis...  «  Comment,  se  disait-on,  le  Languedoc 
consentira-tril  jamais  à  cesser  d'être  Languedoc,  un 
empire  intérieur,  gouverné  par  ses  propres  lois? 
Comment  la  vieille  Toulouse  descendra-trclle  de  son 
capitole,  de  sa  royauté  du  Midi?...  Et  croycE-vous 
que  la  Bretagne  mollisse  jamais  devant  la  France, 
qu'elle  sorte  de  sa  langue  sauvage,  de  son  dur  génie? 
Vous  verrez  mdlir  avant  les  rescifs  de  Saint-Malo  et 
les  rochers  de  Penmarck.  » 

Eh  bien  l  la  grande  patrie  leur  apparaît  sur  l'autel, 
qui  leur  ouvre  les  bras  et  qui  veut  les  embrasser... 
Tous  s'y  jettent^  et  tous  s'oubkent  ;  iU  ne  savent  plus 
cejour-là  de  quelle  province  ils  étaient...  Enfants  iso- 
lés, perdus  jusqu'ici,  ils  ont  trouvé  une  mère  ;  il&soot 
bten  plus  qu'ils  ne  croyaient;  ils  avaient  l'humilité  de 


LES  PÉDÉRATiOItS  ONT  APUNI  l.RS  OBSTACLES.  U>3 

se  croire  Bretons,  Provençaux...  Non,  enfants,  sa- 
chez-le  bien,  vous  étiez  les  fils  de  la  France,  c'est  elle 
qui  vous  le  dit,  les  fils  de  la  grande  mère,  de  celle  qui 
doit,  dans  l'égalité,  enfanter  les  nations. 

Rien  de  plus  beau  à  voir  que  ce  peuple  avançant 
^ers  la  lumière,  sans  loi,  mais  se  dranant  la  main.  Il 
avance,  il  n'agit  pas,  il  n'a  pas  besoin  d'agir;  il 
avance,  c'est  assez,  la  simple  vue  de  ce  mouvement 
immense  fait  tout  reculer  devant  lui;  tout  obstacle 
fuit,  disparatt,  toute  résistance  s'efiace.  Qui  son- 
gerait a  tenir  contre  cette  pacifique  et  formidable 
apparition  d'un  grand  peuple  armé? 

Les  fédérations  de  novembre  brisent  les  états  pro- 
vinciaux, celles  de  janvier  finissent  la  lutte  des  par- 
lements; celles  de  février  compriment  les  désordres 
et  les  pillages;  en  mars,  avril,  s'organisent  les 
masses  qui  étouffent  en  mai  et  juin  les  premières 
étincelles  d'une  guerre  de  religion  ;  mai  encore  voit 
les  fédérations  militaires,  le  soldat  redevenant  ci- 
toyen, répée  de  la  contre-révolution,  sa  dernière 
arme,  brisée...  Que  reste-tnilT  la  fraternité  a  aplani 
tout  obstacle,  toutes  les  fédérations  vont  se  confé- 
dérer  entre  elles,  l'union  tend  à  l'unité.  Plus  de  fë^ 
dératioos,  eUes  sont  inutiles,  il  n'en  faut  plus  qu'une  : 
la  France.  —  £Ue  appâtait  trans^irée  dans  la  lu- 
mîèfe  de  juillet. 

Tout  ceci,  est-ce  un  niiFacle?...  Oui,  le  plus  grwd 
et  la  plus  simple,  c'est  le  retour  à  la  nature.  Le  fond 
de  la  nature  bumaine,  c'est  la  sociabilité.  11  avait 
fallu  tout  un  monde  d'inventions  contre  nature  pour 


16  i  LES  BARRIÈRES  ARTIPICIBLLRS  TOIffiENT. 

empêcher  les  hommes  de  se  rapprocher.  Douanes 
intérieures,  péages  innombrables  sur  les  routes  et 
sur  les  fleuves,  diversités  infinies  de  lois  et  de  règle- 
ments, de  poids,  mesures,  et  monnaies,  rivalités  de 
villes,  de  pays,  de  corporations,  soigneusement  entre- 
tenues... Un  matin ,  ces  obstacles  tombent,  ces 
vieilles  murailles  s'abaissent. . .  Les  hommes  se  voient 
alors,  se  reconnaissent  semblables,  ils  s'étonnent  d'a- 
voir pu  s'ignorer  si  longtemps,  ils  ont  regret  aux 
haines  insensées  qui  les  isolèrent  tant  de  siècles,  ils 
les  expient,  s'avancent  les  uns  au-devant  des  autres, 
ils  ont  hâte  d'épancher  leur  cœur. 

Voilà  ce  qui  rendit  si  facile,  si  exécutable,  une 
création  qu'on  croyait  tout  artificielle ,  celle  des 
départements.  Si  elle  eût  été  une  pure  conception 
géométrique,  éclose  du  cerveau  de  Sieyes,  elle  n'eût 
eu  ni  la  force  ni  la  durée  que  nous  voyons  ;  elle  n'eût 
pas  survécu  à  la  ruine  de  tant  d'autres  institutions 
révolutionnaires.  Elle  fut  généralement  une  création 
naturelle,  un  rétablissement  légitime  d'anciens  rap- 
ports entre  des  lieux,  des  populations,  que  les  insti- 
tutions artificielles  du  despotisme,  de  la  fiscalité,  te- 
naient divisées.  Les  fleuves,  par  exemple,  qui,  sous 
l'ancien  régime,  n'étaient  guère  que  des  obstacles 
(vingt- huit  péages  sur  la  Loire  I  pour  ne  donner 
qu'un  exemple),  les  fleuves,  dis-je,  redevinrent  ce 
'  que  la  nature  veut  qu'ils  soient,  le  lien  du  genre  hu- 
main. Ils  formèrent,  nommèrent  la  plupart  des  dépar- 
ments;  ceux-ci,  Seine,  Loire,  Rh6ne,  Gironde, 
Meuse,  Charente,  Allier,  Gard,  etc.,  furent  comme 


PROCiCS-VERBAUX  DES  FéDÉRATIOMS  (JUILLET  89-JUILLET  90).  |<)5 

des  fédérations  Daturelles  entre  les  deux  rives  des 
fleuves,  que  l'État  reconnut,  proclama  et  con- 
sacra. 

La  '  plupart  des  fédérations  ont  elles  -  mêmes 
conté  leur  histoire.  Elles  l'écrivaient  à  leur  mère, 
l'Assemblée  nationale,  fidèlement,  naïvement,  dans 
une  forme  bien  souvent  grossière,  enfantine  ;  elles 
disaient,  comme  elles  pouvaient;  qui  savait  écrire, 
écrivait.  On  ne  trouvait  pas  toujours  dans  les  cam- 
pagnes le  scribe  habile  qui  fût  digne  de  cons^er  ces 
choses  à  la  mémoire.  La  bonne  volonté  suppléait... 
Véritables  monuments  de  la  fraternité  naissante, 
actes  informes,  mais  spontanés,  inspirés,  de  la 
France,  vous  resterez  à  jamais  pour  témoigner  du 
cœur  de  nos  pères,  de  leurs  transports,  quand  pour  la 
première  fois  ils  virent  la  face  trois  fois  aimée  de  la 
patrie. 

J'ai  retrouvé  tout  cela,  entier,  brûlant,  comme 
d'hier,  au  bout  de  soixante  années,  quand  j'ai  récem- 
ment ouvert  ces  papiers,  que  peu  de  gens  avaient 
lus.  A  la  première  ouverture,  je  fus  saisi  de  respect  ; 
je  ressentis  une  chose  singulière ,  unique,  sur  la- 
quelle on  ne  peut  pas  se  méprendre.  Ces  récits  en- 
thousiastes adressés  à  la  patrie  (que  représentait 
l'Assemblée),  ce  sont  des  lettres  d'amour. 

Rien  d'ofiSciel  ni  de  conmiandé.  Visiblement,  le 
cœur  parle.  Ce  qu'on  y  peut  trouver  d'art,  de  rhéto- 
rique, de  déclamation,  c'est  justement  l'absence 
d'art,  c'est  l'embarras  du  jeune  honmie  qui  ne  sait 
comment  exprimer  les  sentiments  les  plus  sincères, 


165         ILS  TÉMOIGNENT  DB  L* AMOUR  DE  L'DNITÉ  NOUVELLE, 

qui  emploie  les  mots  des  romans,  faute  d'autres,  pour 
dire  un  amour  vrai.  Mais  de  moment  en  moment, 
une  parole  arrachée  du  cœur  proteste  contre  cette 
impuissance  de  langage,  et  fait  mesurer  la  profondeur 
réelle  du  sentiment. . .  Tout  cela  verbeux  ;  eh  !  dans 
ces  moments,  comment  finit^n  jamais?..  Comment 
se  satisfaire  soi-même?..  Le  détail  matériel  les  a  fort 
préoccupés  ;  nulle  écriture  assec  belle,  nul  papier  assez 
magnifique,  sans  parler  des  somptueux  petits  rubans 
tricolores  pour  relier  les  cahiers. . .  Quand  je  les  aper- 
çus d'abord,  brillants  et  si  peu  fanés,  je  me  rappelai 
ce  que  dit  Rousseau  du  soin  prodigieux  qu'il  mit  à 
écrire,  embellir,  parer  les  manuscrits  de  sa  Julie... 
Autres  ne  furent  les  pensées  de  nos  pères,  leurs  soins, 
leurs  inquiétudes,  lorsque,  des  objets  passagers, 
imparfaits,  l'amour  s'éleva  en  eux  à  cette  beauté 
éternelle  ! 

Ce  qui  me  toucha,  me  pénétra  d'attendrissement 
et  d'admiration,  c'est  que  dans  une  telle  variété 
d'hommes,  de  caractères,  de  localités,  avec  tant  d'é- 
léments divers,  qui  la  plupart  étaient  hier  étrangers 
les  uns  aux  autres,  souvent  même  hostiles,  il  n'y  a 
rien  qui  ne  respire  le  pur  amour  de  l'unité. 

Où  sont  donc  les  vieilles  différences  de  lieux  et  de 
races?  ces  oppositions  géographiques,  si  fortes,  si 
tranchées?  Tout  a  disparu,  la  géographie  est  tuée. 
Plus  de  montagnes,  plus  de  fleuves,  plus  d'obstacles 
entre  les  hommes...  Les  voix  sont  diverses  encore, 
mais  elles  s'accordent  si  bien,  qu'elles  ont  l'air  de 
partir  d'un  même  lieu,  d'une  même  poitrine... 


DU  SACRIFICE  DES  MIOVUICIAUTÉS,  OBS  VIEILLES  HABITUDES.  i67 

Tout  a  gravité  vers  un  point ,  8t  c'est  ce  peint 
qui  résonne  ;  tout  part  à  la  fiois  du  cour  de  la 
France. 

Voilà  la  force  de  Tamour.  Pour  atteindre  à  l'unité, 
rien  n'a  fiait  obstacle,  nul  sacrifiée  n'a  coûté.  D'un 
coup,  sans  s'en  apercevoir  môme,  ils  ont  oublié  à  la 
fois  les  choses  pour  lesquelles  ils  se  seraient  Tait 
tuer  la  veille,  le  sol  natal,  la  tradition  locale,  la  lé*- 
gende...  Le  temps  a  péri,  l'espace  a  péri,  ces  deux 
conditions  matérielles  auxquelles  la  vie  est  sou- 
mise.:. Étrange  viia  nuova  qui  commence  pour  la 
France,  toiinemment  spirituelle,  et  qui  fait  de  toute 
sa  Révolution  une  sorte  de  rêve,  tantôt  ravissant 
et  tantôt  terrible...  Elle  a  ignoré  Tespace  et  le 
temps. 

Et  c'est  pourtant  l'antiquité,  les  habitudes,  les 
vieilles  choses  connues,  les  signes  usités,  les  sym- 
boles vénérés,  c'est  tout  cela  qui  jusqu'à  ce  jour  avait 
fiiillavie...  Tout  cela  aujourd'hui  ou  pâlit,  ou  dis- 
parate Ce  qui  en  reste,  par  exemple,  les  cérémonies 
du  vieux  culte,  appelé  pour  consacrer  ces  fêtes  nou- 
velles, on  sent  que  c'est  un  accessoire.  11  y  a  dans  ces 
immenses  réunions  où  le  peuple  de  toute  classe  et  de 
toute  communion  ne  fait  plus  qu'un  même  cœur,  une 
chose  plus  sacrée  qu'un  autel.  Aucun  culte  spécial  ne 
prête  de  sainteté  à  la  chose  sainte  entre  toutes: 
Vhomme  fraternisant  devant  Dieu. 

Tous  les  vieux  emblèmes  pâlissent,  et  les  nouveaux 
qu'on  essaie  ont  peu  de  signification.  Qu'on  jure  sur 
le  vieil  autel,  devant  le  Saint-Sacrement,  qu'on  jure 


468  FÊTES  DES  PÉDÉRATIONS. 

devant  la  froide  image  de  la  Liberté  abstraite,  le  vrai 
symbole  se  trouve  ailleurs.  C'est  la  beauté,  la  gran- 
deur, le  charme  éternel  de  ces  fêtes:  le  symbole  y  est 
vivant. 

Ce  symbole  pour  l'homme,  c'est  l'homme.  Tout  le 
monde  de  convention  s'écroulant,  un  saint  respect 
lui  revient  pour  la  vraie  image  de  Dieu.  Il  ne  se 
prend  pas  pour  Dieu  ;  nul  vain  orgueil.  Ce  n'est  point 
comme  dominateur  ou  vainqueur,  c'est  dans  des 
conditions  tout  autrement  graves  et  touchantes,  que 
l'homme  apparaît  ici.  Les  nobles  harmonies  de  la  fa- 
mille, de  la  nature,  de  la  patrie,  suffisent  pour  remplir 
ces  fêtes  d'un  intérêt  religieux,  pathétique. 

Le  vieillard  d'abord  préside.  Le  vieillard,  entouré 
d'enfants,  a  pour  enfant  tout  le  peuple.  La  musique 
l'amène  et  le  reconduit.  A  la  grande  fédération  de 
Rouen,  oh  parurent  les  gardes  nationales  de  soixante 
villes,  on  alla  chercher  jusqu'aux  Andelis,  pour  pré- 
sider l'assemblée,  un  vieux  chevalier  de  Midte,  âgé  de 
quatre-vingtrcinq  ans.  A  Saint-Andéol,  l'honneur  de 
prêter  serment  à  la  tête  de  tout  le  peuple  fut  déféré  à 
deux  vieillards  de  quatre-vingt-treize  et  quatre-vingt- 
quatone  ans.  L'un,  noble,  colonel  de  la  garde  natio- 
nale, l'autre  simple  laboureur.  Ils  s'embrassèrent  sur 
l'autel,  en  remerciant  le  ciel  d'avoir  vécu  jusque-là. 
Le  peuple  ému  crut  voir  dans  ces  hommes  vénéra- 
bles Téternelle  réconciliation  des  partis.  Ils  se  jetèrent 
tous  dans  les  bras  les  uns  des  autres,  se  prirent  par  la 
main;  une  farandole  immense,  embrassant  tout  le 
mondof  sans  exception,  se  déroula  par  la  ville,  dans 


SraMLES  VIVANTS:  LE  VIKILLARD,  LA  JEUflE  PILLE,        1Q9 

les  champs,  vers  les  montagnes  d' Ardèche  et  vers  les 
prairies  du  Rhône;  le  vin  coulait  dans  les  rues,  les 
tables  y  étaient  dressées,  et  les  vivres  en  commun. 
Tout  le  peuple  ensemble  mangea  le  soir  cette  agape, 
en  bénissant  Dieu. 

Partout,  le  vieillard  à  la  tète  du  peuple,  siégeant 
à  la  première  place,  planant  sur  la  foule.  Et  autour 
de  lui,  les  filles,  comme  une  couronne  de  fleurs. 
Dans  toutes  ces  fêtes,  l'aimable  bataillon  marche 
eo  robe  blanche,  ceinture  à  la  nation  (cela  voulait 
dire  tricolore).  Ici,  Tune  d'elles  prononce  quelques 
paroles  nobles,  charmantes,  qui  feront  des  héros  de- 
main. Ailleurs  (dans  la  procession  civique  de  Romans 
en  Dauphiné),  une  belle  fille  marchait,  tenant  à  la 
main  une  palme,  et  cette  inscription  :  Au  meilleur 
citoyen/..  Beaucoup  revinrent  bien  rêveurs. 

Le  Dauphiné,  la  sérieuse,  la  vaillante  province,  qui 
ouvrit  la  Révolution,  fit  des  fédérations  nombreuses,  et 
de  la  province  entière,  et  de  villes,  et  de  villages.  Les 
communes  rurales  de  la  frontière,  sous  le  vent  de  la 
Savoie,  à  deux  pas  des  émigrés,  labourant  près  de 
leurs  fusils,  n'en  firent  que  plus  belles  fêtes.  Bataillon 
d'enfants  armés,  bataillon  de  femmes  armées,  autre 
de  filles  armées.  A  Haubec,  elles  défilaient  en  bon 
ordre,  le  drapeau  en  tète,  tenant,  maniant  l'épée  nue, 
avec  cette  vivacité  gracieuse  qui  n'est  qu'aux  fem- 
mes de  France. 

J'ai  dit  ailleurs  l'héroïque  initiative  des  femmes 
et  filles  d'Angers.  Elles  voulaient  partir,  suivre 
la  jeune  armée V Anjou,  de  Bretagne,  qui  se  diri- 


170  LA  WEUm,  LA  MÈRE. 

geait  sur  Rennes,  prendre  leur  part  de  cette  pre- 
mière croisade  de  la  liberté,  nourrir  les  combattants, 
smgner  les  blessés.  Elles  juraient  de  n'épouser  jamais 
que  de  loyaux  citoyens,  de  n'aimer  que  les  vaillants, 
de  n'associer  leur  vie  qu'à  ceux  qui  donnaient  la  leur 
à  la  France. 

Elles  inspiraient  ainsi  l'élan  dès  88.  Et  maintenant, 
dans  les  fédérations  de  juin,  de  juillet  00,  après  tant 
d'obstacles  écartés,  dans  ces  fêtes  de  la  victoire,  nul 
n'était  plus  ému  qu'elles.  La  famille,  pendant  l'hiver, 
dans  l'abandon  complet  de  toute  protection  publique, 
avait  couru  tant  de  dangers  1...  Elles  embrassaient, 
dans  ces  grandes  réunions  si  rassurantes,  l'espoir 
du  salut.  Le  pauvre  cœur  était  cependant  encore 
bien  gros  du  passé...  de  l'avenir?...  mais  elles 
ne  voulaient  d'avenir  que  le  salut  de  la  patrie  !  Elles 
montraient,  on  le  voit  dans  tous  les  témoignages 
écrits,  plus  d'élan,  plus  d'ardeur  que  les  hommes 
même,  plus  d'impatience  de  prêter  le  serment  ci- 
vique. 

On  éloigne  les  femmes  de  la  vie  publique  ;  on  ou- 
blie trop  que  vraiment  elles  y  ont  droit  plus  que  per- 
sonne. Elles  y  mettent  un  enjeu  bien  autre  que  nous; 
l'homme  n'y  joue  que  sa  vie,  et  la  femme  y  met  son 
enfant...  Elle  est  bien  plus  intéressée  à  s'informer,  à 
prévoir.  Dans  la  vie  solitaire  et  sédentaire  que  mènent 
la  plupart  des  femmes,  elles  suivent  de  leurs  rêveries 
inquiètes  les  crises  de  la  patrie,  les  mouvements  des 
armées...  Vous  croyez  celle-ci  au  foyer î...  non,  elle 
est  en  Algérie,  elle  participe  aux  privations,  aux  mar- 


LA  FEMIIK,  LA  IIÉIIB.  171 

ches  de  nos  jeunes  soldats  en  Afrique,  elle  souffre  et 
combat  avec  eux. 

Appelées  ou  non  appelées,  elles  prirent  la  plus 
vive  part  aux  fêtes  de  la  fédération.  Dans  je  ne  sais 
quel  Tillage,  les  hommes  s'étaient  réunis  seuls  dans 
un  vaste  bâtiment,  pour  faire  ensemble  une  adresse  à 
l'Assemblée  nationale.  Elles  approchent,  elles  écou- 
tent, elles  entrent,  les  larmes  aux  yeux,  elles  veulent 
en  être  aussi.  Alors,  on  leur  relit  l'adresse  ;  elles  s'y 
joignent  de  tout  leur  cœur.  Cette  profonde  union  de 
la  famille  et  de  la  patrie  pénétra  toutes  les  Ames  d'un 
sentiment  inconnu.  La  fête,  toute  fortuite,  n'en  (bt 
que  plus  touchante...  Elle  fut  courte,  comme  tous 
nos  bonheurs,  elle  ne  dura  qu'un  jour.  Le  récit  finit 
par  un  mot  naïf  de  mélancolie,  et  de  retour  sur  soi- 
même  :  «  C'est  ainsi  que  s'est  écoulé  le  plus  bel  in- 
stant de  notre  vie.  » 

C'est  qu'il  faut  travailler  demain  et  se  lever  de 
bonne  heure,  c'est  le  temps  de  la  moisson.  Les  fédé- 
rés d'Ëtoile,  près  Valence,  s'expriment  à  peu  près 
en  ces  termes  après  avoir  conté  les  feux  de  joie,  les 
farandoles  :  «  Nous  qui  au  29  novembre  1789  don- 
nâoies  à  la  France  l'exemple  de  la  première  fédéra- 
tion, nous  n'avons  pu  donner  à  cette  fête  qu'un  jour, 
et  nous  sommes  retirés  le  sotr  pour  nous  reposer  et 
reprendre  nos  travaux  demain  ;  les  travaux  de  la  cam- 
pagne pressent,  nous  le  regrettons...  »>  Bons  labou- 
reur, ils  écrivent  tout  cela  à  l'Assemblée  nationale, 
convaincus  qu'elle  s'occupe  d'eux,  que,  comme  Dieu, 
elle  voit  et  fait  tout. 


172         L'ENFANT  SUR  L*ÀUTEL  DE  LA  PATRIE. 

Ces  procès-verbaux  de  communes  rurales  sont  au- 
tant de  fleurs  sauvages,  qui  semblent  avoir  poussé 
du  sein  des  moissons.  On  y  respire  les  fortes  et  vi- 
vifiantes odeurs  de  la  campagne ,  à  ce  beau  mo- 
ment de  fécondité.  On  s'y  promène  parmi  les  blés 
mûrs. 

Et  c'était  en  effet  en  pleine  campagne  que  tout 
cela  se  faisait.  Nul  temple  n'aurait  suflS.  La  popu- 
lation sortait  tout  entière,  tous  les  hommes,  toutes 
les  femmes  et  tous  les  enfants  ;  on  y  traînait  la  chaise 
du  vieillard,  le  berceau  du  nourrisson.  Des  villages, 
des  villes  entières,  étaient  laissés  sous  la  garde  de  la 
foi  publique.  Quelques  hommes  en  patrouille  qui 
traversent  un  boui^,  déposent  qu'ils  n'y  ont  vu 
exactement  que  les  chiens.  Celui  qui,  le  14  juillet  90 
à  midi,  aurait,  sans  voir  la  campagne,  parcouru  ces 
villages  déserts,  les  auraient  pris  pour  autant  d'Her- 
culanum  et  de  Pompeï. 

Personne  ne  pouvait  manquer  à  la  fête  ;  personne 
n'était  simple  témoin  ;  tous  étaient  acteurs,  depuis 
le  centenaire  jusqu'au  nouveau-né.  Et  celui-ci  plus 
qu'un  autre. 

On  l'apportait,  fleur  vivante,  parmi  les  fleurs  de  la 
moisson.  Sa  mère  l'offrait,  le  déposait  sur  l'autel. 
Mais  il  n'avait  pas  seulement  le  rôle  passif  d'une 
offrande,  il  était  actif  aussi,  il  comptait  comme  per- 
sonne, il  faisait  son  serment  civique  par  la  bouche  de 
sa  mère,  il  réclamait  sa  dignité  d'homme  et  de  fran- 
çais, il  était  mis  déjà  en  possession  de  la  patrie,  il 
entrait  dans  l'espérance. 


L'ENFANT.  i'iZ 

Oui,  l'enfant,  Tavenir,  c'était  le  principal  acteur. 
U  commune  elle-même,  dans  une  fête  du  Dauphiné, 
est  couronnée  dans  son  principal  magistrat  par  un 
jeune  enfant.  Une  telle  main  porte  bonheur.  Ceux-ci, 
que  je  vois  ici,  sous  l'œil  attendri  de  leurs  mères,  déjà 
armés,  pleins  d'élan,  donnez-leur  deux  ans  seulement, 
qu'ils  aient  quinze  ans,  seize  ans,  ils  partent  :  92  a 
sonné;  ils  suivent  leurs  aînés  à  Jemmapes.  Ceux-ci, 
plus  petits  encore,  dont  le  bras  paraît  si  faible,  ce 
sont  les  soldats  d'Austerlitz. . .  Leur  main  a  porté  bon- 
heur; ils  ont  rempli  ce  grand  augure,  ils  ont  cou- 
ronné la  France  ! . . .  Aujourd'hui  même  faible  et  pâle, 
elle  siège  sous  cette  couronne  éternelle  et  impose  aux 
nations. 

Grande  génération,  heureuse,  qui  naquit  dans  une 
telle  chose,  dont  le  premier  regard  tomba  sur  cette 
vue  sublime  !  Enfants  apportés,  bénis  à  l'autel  de  la 
patrie,  voués  par  leurs  mèr«s  en  pleurs,  mais  rési- 
gnées, héroïques,  donnés  par  elles  à  la  France.... 
ah!  quand  on  naît  ainsi,  on  ne  peut  plus  jamais 
mourir...  Vous  reçûtes,  ce  jour-là,  le  breuvage  d'im- 
mortalité. Ceux  même  d'entre  vous  que  l'histoire  n'a 
pas  nommés,ils  n'en  remplissent  pas  moins  le  monde 
de  leur  vivant  esprit  sans  nom,  de  la  grande  pensée 
commune  qu'ils  ont,  les  armes  à  la  main,  portée  par 
toute  la  terre... 

Je  ne  crois  pas  qu'à  aucune  époque  le  cœur  de 
l'homme  ait  été  plus  large,  plus  vaste,  que  les  dis- 
tinctions de  classes,  de  fortunes  et  de  partis  aient  été 
plus  oubliées.  Dans  les  villages  surtout,  il  n'y  a  plus 


174  OUBLI  DES  DIVISIONS  DB  CLASSES,  DE  PARTIS,  DE  RELIGIO^IS. 

ni  riche)  ni  pauvre,  ni  noble,  ni  roturier;  les  vivres 
sont  en  commun,  les  tables  communes.  Les  divisions 
sociales,  les  discordes  ont  disparu.  Les  ennemis  se 
réconcilient,  les  sectes  opposées  fraternisent,  les 
croyants,  les  philosophes,  les  protestants,  les  catho- 
liques. 

A  Saint-Jean-du*Gard,  près  d'Alais,  le  nnré  et  le 
pasteur  s'embrassèrent  à  l'autel.  Les  catholiques 
menèrent  les  protestants  à  l'église  ;  le  pasteur  siégea 
à  la  première  place  du  chœur.  Mêmes  honneurs  ren- 
dus par  les  protestants  au  curé,  qui,  placé  chez  eux 
au  lieu  le  plus  honorable,  écoute  le  sermon  du  mi- 
nistre. Les  religions  fraternisent  au  lieu  même  de 
leur  combat,  à  la  porte  des  Cévennes,  sur  les  tombes 
des  aïeux  qui  se  tuèrent  les  uns  les  autres,  sur  les 
bûchers  encore  tièdes...  Dieu,  accusé  si  longtemps, 
fut  enfin  justifié...  Les  cœurs  débordèrent;  la  prose 
n'y  suffit  pas ,  une  éruption  poétique  put  soulager 
seule  un  sentiment  si  profond;  lé  curé  fit,  entonna 
un  hymne  à  la  Liberté;  le  maire  répondit  par  des 
stances;  sa  femme,  mère  de  famille  respectable, 
aii  moment  où  elle  mena  ses  enfants  à  l'autel, 
répandit  aussi  son  cœur  dans  quelques  vers  pathé- 
tiques. 

Les  lieux  ouverts,  les  campagnes,  les  vallées  im- 
menses où  généralement  se  faisaient  ces  fêtes,  sem- 
blaient ouvrir  encore  les  cœurs.  L'homme  ne  s'était 
pas  seulement  reconquis  lui-même,  il  rentrait  en  pos- 
session de  la  nature.  Plusieurs  de  ces  récits  témoi- 
gnent des  émotions  que  donnèrent  à  ces  pauvres  gens 


L'HCHillE  RETROUVB  LA  NATURE.  I7& 

leur  pays  vu  pour  la  première  fois...  Chose  étrange  I 
ces  fleuves,  ces  montagnes,  ces  paysages  grandioses, 
qu'ils  traversaient  tous  les  jours,  en  ce  jour  ils  les 
découvrirent;  ils  ne  les  avaient  vus  jamais. 

L'instinct  de  la  nature,  l'inspiration  naïve  du  génie 
de  la  contrée,  leur  fit  souvent  choisir  pour  théâtre  de 
ces  fêtes  les  lieux  mêmes  qu'avaient  préférés  nos  vieux 
gaulois,  les  Druides.  Les  liés  sacrées  pour  les  aïeux, 
le  redevinrent  pour  les  fils.  Dans  le  Gard,  dans  la  Char 
rente  et  ailleurs,  l'autel  fut  dressé  dans  une  Ne.  Celle 
d'ÂDgoulême  reçut  les  représentants  de  soixante 
mille  hommes,  et  il  y  en  avait  peut-être  autant  sur 
l'admirable  amphithéâtre  qui  porte  la  ville,  au-dessus 
du  fleuve.  Le  soir,  un  banquet  dans  l'tle  aux  lumiè- 
res, et  tout  un  peuple  pour  convive,  un  peuple  pour 
spectateur,  du  plus  haut  au  plus  bas  du  gigantesque 
colisée. 

À  Maubec  (Isère),  oii  se  réunirent  beaucoup  de 
communes  rurales,  l'autel  fut  érigé  au  milieu  d'un 
plateau  immense,  en  face  d'un  ancien  monastère; 
lointain  superbe,  horizon  infini,  et  le  souvenir  de 
Rousseau  qui  y  vécut  quelque  temps  !...  Dans  un  dis- 
cours brûlant  d'enthousiasme,  un  prêtre  exalta  le  glo- 
rieux souvenir  du  philosophe,  qui  dans  ce  lieu  même 
rêvait,  préparait  le  grand  jour...  Il  finit  par  montrer 
le  ciel,  il  attesta  le  soleil,  qui  perça  la  nue  à  l'instant, 
comme  pour  jouir,  lui  aussi,  de  cette  vue  touchante 
et  sublime. 

Nous,  croyants  de  l'avenir,  qui  mettons  la  foi  dans 
Tespoir  et  regardons  vers  l'aurore,  nous  que  le  passé 


i76  L*HOMHE  BHBRASSB  DE  COEUR 

défiguré,  dépravé,  chaque  jour  plus  impossible,  a 
banni  de  tous  les  temples,  nous  qui,  par  son  monopole, 
sommes  privés  de  temple  et  d'autel,  qui  souvent  nous 
attristons  dans  l'isolement  de  nos  pensées,  nous 
eûmes  un  temple,  ce  jour-là,  comme  on  n'en  avait 
eu  jamais!... 

Plus  d'église  artificielle,  mais  l'universelle  église. 
Un  seul  dôme,  des  Vosges  aux  Cévennes,  et  des  Py- 
rénées aux  Alpes. 

Plus  de  symbole  convenu.  Tout  nature,  tout  es- 
prit, tout  vérité. 

L'homme  qui,  dans  nos  vieilles  églises,  ne  se  voit 
point  face  à  face,  s'aperçut  ici,  se  vit  pour  la  pre- 
mière fois,  recueillit  dans  les  yeux  de  tout  un  peuple 
une  étincelle  de  Dieu. 

Il  aperçut  la  nature,  il  la  ressaisit,  et  il  la  retrouva 
sacrée,  il  y  sentit  Dieu  encore. 

Et  ce  peuple,  et  cette  terre,  il  trouva  son  nom  : 
Patrie. 

Et  la  Patrie,  tout  aussi  grande  qu'elle  soit,  il  élar- 
git son  cœur,  jusqu'à  l'embrasser.  Il  la  vit  des  yeux 
de  l'esprit,  l'étreignit  des  vœux  du  désir. 

Montagnes  de  la  Patrie,  qui  bornez  nos  regards, 
et  non  nos  pensées,  soyez  témoins  que  si  nous  n'at- 
teignons pas  de  nos  bras  fraternels  la  grande 
famille  de  France,  dans  nos  cœurs  elle  est  con- 
tenue... 

Fleuves  sacrés,  Iles  saintes  où  fut  dressé  notre  au- 
tel, puissent  vos  eaux  qui  murmurent  sous  le  courant 
de  l'esprit,  aller  dire  à  toutes  les  mers,  à  toutes  les 


LA  PATRIE.  L*HUIIANITÉ  (JtlN-aUILLET  M).  |77 

nations,  qu'aujourd'hui,  au  solennel  banquet  de  la 
liberté,  nous  n'aurions  pas  rompu  le  pain,  sans  les 
avoir  appelées,  et  qu'en  ce  jour  de  bonheur,  l'hu- 
manité tout  entière  s'est  trouvée  présente  dans  l'âme 
et  les  vœux  de  la  France  ! 


«  Ausi  finit  le  meilleur  jour  de  notre  vie.  »  Ce  mot  que  les  fé- 
dérés d*im  ^fllage  écrivent  le  soir  de  la  fête  à  la  fin  de  leur  récit,  f  ai 
été  lont  près  de  Pécrire  moi-même  en  terminant  ce  chapitre.  H  est 
fini,  et  rien  de  semblable  ne  reviendra  pour  moi.  J'y  laisse  nn  irrépa- 
nUe  moment  de  ma  vie,  une  partie  de  moi-même,  je  le  sens  bien,  qui 
restera  là,  et  ne  me  suivra  plus  ;  il  me  semble  que  je  m'en  vais  ap- 
pauvri et  diminaé.  —  Que  de  choses  j'avais  à  ajouter,  que  j'ai  sacri- 
fiées I  Je  ne  me  suis  pas  permis  une  seule  note  ;  la  moindre  aurait  fait 
one  inlerruption,  une  discordance  peut-être,  dans  oe  moment  sacré,  n 
ea  aurait  fallu  beaucoup  pourtant  ;  une  foule  de  détails  intéressants  ré- 
clamaient, voulaient  trouver  place.  Plusieurs  des  procès-verbaux  mé- 
riuient  d'être  imprimés  tout  entiers  (ceux  de  Romans,  de  Maubec,  de 
Teste-de-Buche,  de  Saint-Jean  du  Gard,  etc.).  Les  discours  valent 
moins  que  les  récits  ;  plusieurs  cependant  sont  touchants  ;  le  texte  qui 
7  revient  le  plus  souvent,  c'est  celui  du  rieillard  Siméon  :  Maintenant, 
je  puis  mourir, .  .Voir  entre  autres  le  procès-verbal  de  Regnianwez  (Ren- 
wex?)  près  Rocroi. 

Chaque  pièce,  prise  à  part,  est  faible.  Mais  l'ensemble  a  un  charme 
extraordinaire  :  la  plu$  grande  diveriiti  (provinciale,  locale,  urbaine, 
rurale,  etc.),  dam  la  pluê  parfaite  unité.  Chaque  pays  accomplit  ce 
grand  acte  d'unité  avec  son  originalité  spéciale.  Les  fédérés  de  Quira- 
per  ae  couronnent  de  chêne  breton  ;  les  Dauphinois  de  Romans  (à  la 
porte  du  Midi  )  mettent  une  palme  dans  la  main  de  la  belle  fille  qui 
mène  la  fête.  La  sérénité  courageuse,  l'ordre,  le  bon  sens  dans  le  bon 
c<eQr,  brillent  dans  ces  fédérations  dauphinoises.  Dans  ceUes  de  la  Bre» 
^e,  c'est  un  caractère  de  force,  de  gravité  passionnée,  un  sérieux 
11.  4  S 


178  ADDITIONS  liT  DÉTAiLS  pIVKfiS. 

tp^f^s  4|4  U^|f|«e;  on  ^Qt  qu9  ce  i^*e$t  pas  uo  jeu  ,  qu^pi)  e»l  là 
devant  rennemi.  Dan§  les  montagnes  du  Jura ,  au  pays  des  derniers 
sérfe,  e*est  rétonnement,  le  ra^ssem*nt  de  la  délivrance ,  de  se  voir 
exiitéft  d«  la  swfUude  i  la  IfterU,  <  pla»  qve  libreSt  eitojens!  Fras' 
ç^l  i|i|^vîeiura  ^  li^ut^  TËHrppp..'.  »  U0  fon4eiit  un  aniii?emirf  4t 
la  sainte  nuit  du  4  août. 

Ce  qui  touche  extrêmement ,  c*est  le  prodigieux  effort  de  bonne  vo- 
lonté que  fait  ce  peuple  ,  si  peu  préparé  »  pour  traduire  le  sentiment 
profond  qui  remplit  son  âme.  Ceux  de  Navarreins,  aux  Pyrénées,  pau- 
vres gens,  disent-ils  eux-mêmes,  perdus  dans  les  montagnes,  avec  si 
peu  de  ressources,  n'ayant  pas  la  communauté  du  langage ,  bégayant  le 
français  du  Nord ,  offrent  à  la  patrie  leur  cœur ,  leur  impuissance 
même.  Un  des  procès-verbaux  les  plus  inforijaes,  qui  le  croirait?  est 
celui  d'une  commune  yoisîniç  dp  yer^ailleç  et  de  ÇaÎDt-jSeniiain.  Lf 
papier,  grossier  et  rude,  témoigne  d'une  extrême  pauvreté ,  Técrilure 
d*une  ignorance  toi^te  barbare  :  la  plupart  ne  signent  qu*ayec  des  croix; 
qiats  XÔnf  signent  vilement  qael|èment  ;  aucun  ne  veijt  s'en  dispo- 
ser ;  après  )e  nom  de  1;^  mère,  vous  voyez  celui  de  l'enfant,  de  la  petite 
fille,  eic. 

Leur  grande  affaire,  en  général ^  où  ils  ne  réussissent  pas  toa- 
jpur^  bien  heureusement,  c^'est  de  trouver  des  sifjnes  yisîbleS|  des 
symboles,  ppur  ef  priiper  leur  fpi  nouvelle.  A  Dôle,  le  feu  s^cré  ob  le 
prêtre  dof t  brûler  l'encens  sur  l'autel  de  la  patrie  fut  ^  ^u  moyen  d'uji 
v^re  arden^.  extrait  du  so)eil  par  la  main  d'une  jeune  fille.  A  Salnfr 
Pierre  (près  Çrjépy)  ^  à  l^ello  (OisjB) ,  à  Saint-Maiiripe  (Qiarente),  on 
mit  sur  ra4tel  }a  I^i  mé^e^  |es  décrets  de  l'^sseniblée.  A  ^e\\o,  elle 
y  fut  pprléç  dans  ui^  arche  d'alliance.  A  Saint-Mauric^^  çUe  fut  po- 
sée ^r  une  mappeippnde  qui  servait  de  tapis  d'autel ,  et  p}acée  avec 
l'épée,  la  charrue  et  la  balance,  entre  deux  boulets  de  la  pastille. 

Ailleurs,  unç  Inspiration  p(us  heureuse  leur  fait  choisir  des  symboles 
d*union  touf  humains,  des  mariages  célébrés  à  l'autel  de  la  patrie,  des 
baptêmes,  des  adoptions  d'u^  enfant  par  une  compaune.  par  un  club. 
Souvent,  les  femmes  font  faire  un  service  funèbre  aux  mor^  de  la  Bas- 
tijle.  Ajoute;  (}*in)inenses  charités ,  des  distributions  de  vivres  ;  ou 
bien  i^ieuf  que  la  charité,  la  comynuoauté  des  vivras,  |es  tables 
ouvertes  à  tous.  Ce  qu^  j'ai  trofivé  de  plus  touchant  cooyme  l^n  pœur, 
c'eçj  (à  la  pieyssade,  près  de  Bergerac)  uije  quête  que  quelques 
soldats  font  entr'eux ,  et  qui  donne  une  soipme  énorme  (  relativement 


ET  lÉTAILS  MTCIIS  (lUlN-JUlLLET  90).  179 

I  de  ces  paoTres  gens),  cent  TÎngi  francs  !  pour  une  veuve  de 
la  BagiUle. — A  Saint-Jean  du  Gard,  la  cérémonie  finît  «  par  une  récon- 
eilîatîon  solenneUe  de  ceux  qui  étaient  brouillés  ensemble.  »  A  Lons-le- 
Saolnier,  on  but  :  «  A  tons  les  bommes,  à  nos  ennemis  même  que  nous 
joroM  d*aimer  et  de  défi^^fe  !  > 


CHAPITRE  XII. 

DE  U  RELIGION  NOUVELLE.  FÉDÉRATION  GÉNÉRALE 

(14  jaillet  M). 

ÉtonoemeDl,  aitendrifsemeot de  tontes  les  nations,  anspeoUcto  dote  Fianeo. 
Grande  fédération  de  Lyon  (50  mai  90).  La  France  denando  nno  fédéffaUen 
générale  (Join).  Le  chant  des  fédérés.  Paris  lenr  prépare  le  Chansp-do-Haif. 
L'Assemblée  abolit  la  noblesse  hérédiuire  (19  Join  90).  Elle  a  déjà  aboU  le 
principe  chrétien  de  l'hérédité  dn  crime.  Elle  reçoit  les  ddpisfdf  d»  ftnini 
A«iifMM'ii.  Fédération  des  roto  contre  celle  des  peuples.  Fédération  générale 
de  la  France  i  Paris  (14  juillet  90).  Élan  de  la  France,  i  U  fois  pacifique  et 
guerrier. 


Cette  foi,  cette  candeur,  cet  immense  élan  de  con^ 
corde,  au  bout  d'un  siècle  de  disputes,  ce  fut  pobr 
toutes  les  nations  l'objet  d'un  grand  étonnèrent, 
comme  un  prodigieux  rêve.  Toutes  restaient  muettes, 
attendries. 

Plusieurs  de  nos  fédérations  avaient  imaginé  un 
touchant  symbole  d'union,  de  célébrer  des  mariages 
à  l'autel  de  la  patrie.  Lai  Fédération  elle-même,  ce 
mariage  de  la  France  avec  la  France,  semblait  un 
symbole  prophétique  du  futur  mariage  des  peuples, 
de  l'hymen  général  du  monde. 

Autre  signe,  et  non  moins  profond,  qui  parut  aussi 
dans  ces  fêtes.  On  mit  parfois  sur  l'autel  un  petit 
enfant  que  tous  adoptaient,  qui  doté  des  dons,  des 
vœux,  des  larmes  de  tous,  devenait  à  tous  le  leur. 


KrONNBMKNT.  ATTENDRISSEMENT  DB  TOUTES  LES  NATIONS.     181 

LaFrance  est  Tenfant  sur  l'autel,  et  toute  la  terre  à 
Featour.  Enfant  commun  des  nations,  en  elle  toutes 
se  sentent  unies,  toutes  s'associent  de  cœur  à  ses 
destinées  futures,  l'environnent  d'inquiètes  pensées, 
et  de  crainte  et  d'espérance. . .  Il  n'y  en  a  pas  une  entre 
elles,  qui  la  voyent  sans  pleurer. 

Comme  l'Italie  pleurait  !  et  la  Pologne  !  et  l'Irlande! 
(Ah  !  sœurs,  rappelez-vous  ce  jour  !)....  Toute  nation 
opprimée  oubliant  son  esclavage  au  spectacle  de 
eette  jeune  liberté,  lui  disait  :  «  Je  suis  libre  en  toi  !»  ^ 

L'Allemagne,  devant  ce  miracle,  fut  profondément 
absorbée,  entre  le  rêve  et  l'extase.  Klopstôck  était  en 
prières.  L'auteur  de  Faust  ne  pouvait  plus  soutenir 
le  rôle  de  l'ironie  sceptique,  il  se  surprenait  lui- 
même  près  de  tomber  dans  la  foi. 

Au  fond  des  mers  du  Nord,  il  y  avait  alors  une 
bizarre  et  puissante  créature,  un  homme?  non,  ur 
système,  une  scolastique  vivante,  hérissée,  ilure,  un 
roc,  un  6cueil  taillé  à  pointes  de  diamants  dans  le 
granit  de  la  Baltique.  Toute  religion,  toute  philoso- 
phie, avait  touché  là,  s'était  brisée  là.  Et  lui,  im- 
muable. Nulle  prise  au  monde  extérieur.  On  l'appe- 
lait Emmanuel  Kant;  lui,  il  s'appelait  Critique. 
Soixante  ans  durant,  cet  être  tout  abstrait,  sans  rap- 
port huoiain,  sortait  juste  à  la  même  heure,  et  sans 
parler  à  personne,  accomplissait  pendant  un  nombre 
donné  de  minutes  précisément  le  même  tour,  comme 

<  Ces  senltmeDU  se  retronveot  dans  une  foale  d'adresses,  vraimeiii 
pathétiques ,  d^hommes  de  toute  nation ,  spécialement  dans  rinimor- 
(41c  adresse  des  Tolonuîres  de  Beirast. 


1$^    ÉTONinSMElIT,  ATTERDBlSSEIIEirr  fiB  VmES  LÈS  RATldR^ 

on  Toit  aux? idilles  horions  deâ  ttlles  ThomAie  de  fer 
sortir,  battre  l'heure^  et  puis  rentrer.  Gbose  étrange, 
les  habitants  âe  Kœnigsberg  Virent  (ee  fut  pour  eut 
un  àigne  deA  plusgrttddsérénements)  cette  platiêté  se 
déranger,  quitter  sa  route  séeulaire...  Oti  le  suîtit^ 
on  le  vit  marcher  ters  Touefit^  ters  la  route  par 
ta<)ueUe  tendit  le  cotirriér  âë  France;.. 

0  humralté!...  roir  Kant  s'éindutoir,  s'inqtiiéter, 
s'en  aller  sur  les  routes,  comme  une  femme,  cher- 
eber  les  noutelies,  d'était-ce  pas  là  un  ebangeméiit 
surprèhaot,  prodigieuif  ;..  Eh  bien  !  noti,  il  ti^y  avait 
nul  ehàilgement  en  cela.  Ce  grand  espHt  sutvbit  M 
véîe.  Ce  qu'il  avait  jusqde-là  cherché  en  tain  dadi 
la  science,  VuniPé Èpiriiueth i  il  Tobset^vait  main- 
tenant qui  se  faisait  de  soi-même  par  le  Cœur  et 
par  l'instincti 

Sans  autre  direction  ^  le  monde  ^mblait  se 
rapprocher  de  c^tte  tinité^  Mm  but  véritable,  au- 
quel il  aspire  tolijoùrs...  «  Ahi  si  j'étais  un,  dit 
le  monde,  si  je  pouvais  enfin  uhir  mes  mekh- 
bres  dispersés,  rapprocher  mes  ntttionsl  »  Ah!  si 
j^étais  an,  dit  l'hobime ,  si  Je  pouvais  cesser  d'être 
l'homme  multiple  que  je  suis,  allier  faieâ  puissances 
divisées,  établir  la  concorde  en  moi  1  h  Ce  vœu  tou- 
jours itnpu»sant,  et  du  itionde,  et  de  Tftme  humaine, 
un  peuple  semblait  eh  dohuer  la  réalité  Atni  Cette 
heure  rapide,  jouer  la  comédie  divine,  d'Utiion  et  de 
concorde,  que  nous  n'avons  jamais  qu'en  rêve. 

Figurez-vous  donc  tous  les  peuples  qui,  de  pensée, 


BRAlftE  rÉBERATION  B£  LYON  (SO  MAI  90).  186 

de  oœan  àe  regard  et  d'attention,  sont  tous  élancés 
Ters  la  France:  Et  dam  la  France  elle-même,  Toye2<>* 
TOUS  toutes  ces  routes,  noires  d'faotnmes,  de  toya* 
geurs  en  marche,  qui  des  extrémités  se  dirigent  verè 
le  centre?...  L'union  gravite  à  l'unité. 

Nou  avons  vu  les  unions  se  former^  les  groupes 
se  rallier  entre  euxy^,  ralliés,  chercher  une  centra'^ 
lisation  cotnmune;  chacune  des  petites  Francës  a 
tendu  vers  son  Paris ,  Ta  cherché  d'abord  préfe  de 
soi.  Une  grande  partie  de  la  France  erut  uli  tnomeut 
le  trouver  à  Lyon  (30  mai).  Ce  fut  hûb  prodigteuiss 
réunion  d'hommes,  telle  qu'il  n'y  fallait  pas  moitii 
qiie  les  grandes  plaines  du  Rhdne.  Tout  l'Est,  tout 
le  Midi  avait  envoyé;  les  seuls  députés  des  gardes 
nationales  étaient  cinquante  mille  hommei.  Tell 
ay&ient  fait  cent  lieues,  deux  cents  lieues^  j[tour  y  ve^ 
flir.  Les  députés  de  Sarre-Louis  y  donnaient  la  main 
à  ceux  de  Marseille.  Ceux  de  la  Corse  eurent  beail 
sefaftter;  ils  ne  purent  arriver  que  le  lendemain  ^. 

Mais  ee  n'était  pas  Lyon  qui  pouvait  marier  la 
France.  Il  fallait  Paris. 

Grand  eflroi  des  politii|Ues^  de  l'un  et  l'autreparti. 

Ces  masses  indisciplinées^  les  amener  à  Piris,  ktt 
ceotre  de  l'agitation  ^  n'est4De  pas  risquer  uile  épM- 
vantable mêlée,  le  pillage,  le mbssacre?...  Et  lé  Rot, 
qae  devieadra*-t*il  ?...  Voilà  ce  que  les  royalistes  se 
disaient  avec  terreur. 

1  J*ti  sous  lés  yeux  une  chûKe  u^s-beUe ,  que  je  t^gMte  tiveteesl 
de  ae  poaTOÎr  insérer,  un  récit  de  cette  gninde  fédération  écrit  (unit 
nprëfi  pour  moi)  par  in  octogénaire  avec  le  plus  jeune  et  le  plus  toa- 
cbant enthousiasme.  « .  .0  flamme,qu*étais-tu,sila  cendre  est  brûlante! . .  » 


184  LA  FRANCE  DKMANDE  UNE  FEDERATION  GÉNÉRALE  (JUIN  90). 

Le  Roi  7  disaient  les  JacobiDS,  le  Roi  va  faire  la 
conquête  de  tout  ce  peuple  crédule  qui  nous  viendra 
des  provinces.  Cette  dangereuse  réunion  va  amortir 
l'esprit  public ,  endormir  les  défiances,  réveiller  les 
vieilles  idolâtries...  Elle  va  royaliser  la  France. 

Mais,  ni  les  uns,  ni  les  autres,  ne  pouvaient  rien  à 
cela. 

Il  fallut  que  le  maire,  la  commune  de  Paris,  pous- 
sés, forcés  par  l'exemple  et  les  prières  des  autres  villes, 
vinssent  demander  à  l'Assemblée  une  fédération  gé- 
nérale, n  fallut  que  l'Assemblée,  bon  gré,  malgré, 
l'accordât.  On  fit  ce  qu'on  put  du  moins  pour  réduire 
le  nombre  de  ceux  qui  voulaient  venir.  La  chose  fut 
décidée  fort  tard,  de  sorte  que  ceux  qui  venaient  à 
pied  des  extrémités  du  royaume  n'avaient  guère 
VQoyen  d'arriver  à  temps.  La  dépense  fut  mise  à  la 
charge  des  localités ,  obstacle  peut-être  insurmon- 
table pour  les  pays  les  plus  pauvres. 

Mais,  dans  un  si  grand  mouvement,  y  avait-il  des 
obstacles?  On  se  cotisa,  comme  on  put  ;  comme  on 
put,  on  habilla  ceux  qui  faisaient  le  voyage;  plusieurs 
vinrent  sans  uniformes.  L'hospitalité  fut  immense, 
admirable,  sur  toute  la  route  ;  on  arrêtait,  on  se  dis- 
putait les  pèlerins  de  la  grande  fête.  On  les  for- 
çait de  faire  halte,  de  loger,  manger,  tout  au  moins 
boire  au  passage.  Point  d'étranger,  point  d'in- 
connu ,  tous  parents.  Gardes  nationaux ,  soldats , 
marins,  tous  allaient  ensemble.  Ces  bandes  qui 
traversaient  les  villages  offraient  un  touchant  spec- 
tacle. C'étaient  les  plus  anciens  de  l'armée,  de  la 


LE  CHANT  DES  FÉDÉRÉS.  IK5 

marine ,  qu'on  appelait  à  Paris.  Pauvres  soldats 
tout  courbés  de  la  Guerre  de  sept  ans,  sous-offi* 
ciers  en  cheveux  blancs,  braves  oflSciers  de  fortune, 
qui  avaient  percé  le  granit  avec  leur  front,  vieux 
pilotes  usés  à  la  mer,  toutes  ces  ruines  vivantes  de 
l'ancien  r^ime,  avaient  voulu  pourtant  venir.  C'était 
leur  jour,  c'était  leur  fête.  On  vit  au  14  juillet  des 
marins  de  quatre-vingts  ans  qui  marchèrent  douze 
heures  de  suite  ;  ils  avaient  retrouvé  leurs  forces,  ils 
se  sentaient,  au  moment  de  la  mort,  participer  a  la 
jeunesse  de  la  France,  à  l'éternité  de  la  patrie. 

Et  en  traversant  par  bandes  les  villages  ou  les 
villes,  ils  chantaient  de  toutes  leurs  forces,  avec  une 
gailé  héroïque,  un  chant  que  les  habitants  sur  leurs 
portes  répétaient.  Ce  chant,  national  entre  tous,  rimé 
pesamment,  fortement,  toujours  sur  les  mêmes  rimes 
(comme  les  Commandements  de  Dieu  et  de  TËglise), 
marquait  admirablement  le  pas  du  voyageur  qui  voit 
s'abréger  le  chemin,  le  progrès  du  travailleur  qui  voit 
la  besogne  avancer.  Il  a  fidèlement  suivi  l'allure  de 
la  Révolution  elle-même,  pressant  la  mesure  lorsque 
ce  terrible  voyageur  se  précipitait.  Abrégé,  concentré 
dans  une  ronde  de  fureur  et  de  vertige,  il  devint  le 
meurtrier  Ça  ira  !  de  93.  Celui  de  90  eut  un  autre 
caractère: 

Le  peuple  en  ce  jour  sans  cesse  répète  : 

Âh  !  ça  ira  !  ça  irt!  ça  ira  ! 
Suivant  les  maximes  de  TÉvangile 

(Ah!  ça  ira!  ça  ira!  ça  ira!) 
Du  législateur  tout  8*accomplira  ; 
Celui  qui  8*élèTe,  on  rabaissera  ; 
Bt  qui  s*abaisse,  on  rélèvera,  etc. 


IM  PARIS  F1IÉFA1IE  LE  CRA«P*im>NARS. 

Pbur  le  voyageur  qui,  des  Pyrénées  ou  du  fond 
de  la  Bretagne,  Tenait  lentement  à  Paris  sous  le 
soleil  de  juillet,  ce  chant  fut  un  viatique,  un  soutien, 
comme  les  proses  que  chantaient  les  pèlerins  qui 
bâtirent  révolutionnairement  au  moyen4ge  les  cathé- 
drales de  Chartres  et  de  Strasbourg.  Le  Parisien  le 
chanta  avec  une  mesure  pressée,  une  vivacité  vio- 
lente, en  préparant  le  champ  de  la  fédération,  en 
retournant  le  Champ-de*Mars.  Parfaitement  plane 
alors,  on  voulait  lui  donner  la  belle  et  grandiose 
forme  que  nous  lui  vopns.  La  ville  de  Paris  y  avait 
mis  quelques  milliers  d'ouvriers  fitinéants,  à  qui  un 
pareil  travail  aurait  coûté  des  années.  Cette  mauvaise 
volonté  fut  comprise.  Toute  lA  population  s'y  mit. 
Ce  fut  un  étonnant  spectacle.  De  jour,  de  nuit^  des 
hommes  de  toutes  classes,  de  tout  âge,  jusqu'à  des 
enfants,  tous,  citoyens,  soldats,  abbés,  moines,  ac- 
teurs, sœurs  de  charité,  belles  dames,  dames  de  la 
halle,  tous  maniaient  la  pioche,  roulaient  la  brouette 
ou  menaient  le  tombereau.  Des  enfants  allaient  de- 
vant, portant  des  lumières;  des  orchestres  ambulants 
animaient  les  travailleurs;  eux-mêmes,  en  nivelant 
la  terre  j  chantaient  ce  chant  niveleur  :  <i  Ah!  ça  ira! 
^  ira!  ça  ira!  Celui  qui  ^'élève  dn  l'abaissera!  ^ 

Le  chant,  l'œuvre  et  les  ouvriers,  c'était  une  seule 
et  même  chose,  l'égalité  en  action.  Les  plus  riches 
et  les  plus  pauvres,  tous  unis  dans  le  travail.  Les 
pauvres  pourtant,  il  faut  le  dire,  donnaient  davan- 
tage. C'était  après  leur  jburnée,  tme  lourde  journée 
de  juillet,  que  le  porteur  d'eau,  le  charpentier,  1<^ 


L'AKSEHBLÉB  ABOLIT  LA  WOBLBSSB  HÉRÉOITAIRE  (19  MS).    !9f 

mdçon  du  pont  Louis  XYI^  que  l'on  construisait  alors, 
allaient  piocher  au  Champ-de-Mars.  A  ce  moment 
de  la  moisson,  les  laboureurs  ne  se  dispensèrent  point 
devenir.  Ces  hommes  lassés,  épuisés,  venaient,  pour 
délassement,  travailler  encore  ant  lumières. 

Ce  travail,  Téritablement  immense,  qui  d'une  plaine 
fit  une  vallée  entre  deux  collines,  fut  accompli,  qui 
le  croirait?  en  une  semaine!  Commencé  précisément 
au  7  juillet,  il  finit  avant  le  14. 

La  chose  fut  menée  d'un  grand  cœur,  comme  une 
balaille  sacrée.  L'autorité  espérait^  par  ^  lenteur 
calculée,  entraver,  enlpéchër  la  fête  de  l'uniori  ;  elle 
'devenait  impossible.  Mais  la  France  voulut,  et  cela 
i  al  fait. 

Ils  arrivaient,  ces  hôtes  désirés,  '  ils  remplissaient 
déjà  Paris.  Les  aubergistes  etmatires  d'hôtels  garnis 
réduisirent  eux-mêmes  et  fixèrent  le  prix  modique 
qu'ils  recevraient  de  cette  foule  d'étrangers.  On 
ne  les  laissa  pas,  pour  la  plupart,  aller  à  l'auberge. 
Les  Parisiens,  logés,  comme  on  sait^  fort  à  l'étroit, 
se  serrèrent,  et  trouvèrent  le  moyen  de  recevoir  les 
fédérés. 

Quand  arrivèrent  les  Bretons  ^  ces  atnés  de  la 
liberté,  les  vainqueurs  de  la  Bastille  s'en  allèrent  à 
leur  rencontre  jusqu'à  Versailles^  jusqu'à  Saint-Cyr. 
Après  les  félicitations  et  les  embrassements,  les  deux 
corps  réunis,  mêlés,  entrèrent  ensemble  à  Paris. 

Un  sentiment  inoui  de  paît,  de  concorde,  avait  pé- 
nétré les  âmes.  Qu'on  en  juge  par  un  ftiit^  selon  moi, 
le  plus  fort  de  tdus.  Les  journalistes  firent  trêve.  Ces 


i88    L'ASSEMBLÉE  ABOLIT  LA  NOBLESSE  HEREDITAIRE  (19  lOIR;. 

âpres  jouteurs,  ces  gardieas  inquiets  de  la  liberté, 
dont  la  lutte  habituelle  aigrit  tant  les  âmes, 
s'élevèrent  au-dessus  d'eux-mêmes  ;  l'émulation  des 
âmes  antiques,  sans  haine  et  sans  jalousie,  les  ravit, 
les  affranchit  un  moment  du  triste  esprit  de  disputes. 
L'honnête,  l'infatigable  Loustalot  des  Bévolutions  de 
Paris,  le  brillant,  l'ardent,  le  léger  Camille,  émirent 
tous  deux  en  même  temps  une  idée  impraticable, 
mais  touchante  et  sortie  du  cœur  :  un  pacte  fédératif 
entre  les  écrivains  ;  plus  de  concurrence,  plus  de  ja- 
lousie, nulle  émulation  que  celle  du  bien  public. 

L'Assemblée  sembla  elle-même  gagnée  par  l'en- 
thousiasme universel.  Dans  une  chaude  soirée  de 
juin,  elle  retrouva  un  moment  son  inspiration  de  89, 
son  jeune  élan  du  4  août.  Un  député  de  la  Franche- 
Comté  dit  qu'au  moment  où  les  fédérés  arrivaient,  on 
devait  leur  épargner  l'humiliation  de  voir  des  pro- 
vinces enchaînées  aux  pieds  de  Louis  XIV,  à  la  place 
des  Victoires,  qu'il  fallait  faire  disparaître  ces  statues. 
Un  député  du  Midi,  profitant  de  l'émotion  généreuse 
que  cette  proposition  excitait  dans  l'Assemblée,  de- 
manda qu'on  effaçât  tous  les  titres  fastueux  qui  bles- 
saient l'égalité,  les  noms  de  comtes,  de  marquis,  les 
armoiries,  les  livrées.  La  proposition,  appuyée  par 
Montmorency,  par  Lafayette,  ne  fut  guère  combattue 
que  par  Maury  (fils,  comme  on  sait,  d'un  cordonnier). 
L'Assemblée,  séance  tenante,  abolit  la  noblesse  héré- 
ditaire (19  juin  90).  La  plupart  de  ceux  qui  avaient 
voté  y  eurent  regret  le  lendemain.  L'abandon  des 
noms  de  terres,  le  retour  aux  noms  de  famille  pre«- 


ELLE  A  AWU  LE  PRINCIPE  CHRÉTIBN  DB  L'HÉRÉDITÉ  DU  CRIXE.  itgS^ 

que  oubliés,  désorientait  tout  le  monde  ;  Lafayette 
deTcnait  tristement  M.  MoUier,  Mirabeau  enrageait 
de  n'être  plus  que  Riquetti. 

Ce  changement  n'était  pas  cependant  un  hasard, 
un  caprice  ;  c'était  Ts^plication  naturelle  et  néces- 
saire du  principe  même  de  la  Révolution.  Ce  prin- 
cipe n'est  que  la  Justice,  qui  veut  que  chacun  ré- 
ponde pour  ses  œuvres,  en  bien  ou  en  mal.  Ce  que 
Yos  aïeux  ont  pu  faire  compte  à  vos  aïeux,  nullement 
à  TOUS.  À  vous  d'agir  pour  vous-même  !  Dans  ce 
système,  nulle  transmission  du  mérite  antérieur, 
Dolle  noblesse.  Mais  aussi,  nulle  transmission  des 
fautes  antérieures.  Dès  le  mois  de  février,  la  barbarie 
de  nos  lois  condamnant  à  la  potence  deux  jeunes 
gens  pour  de  faux  billets,  l'Assemblée  décida,  à  cette 
occasion,  que  les  familles  des  condamnés  ne  seraient 
nullement  entachées  par  leur  supplice.  Le  public, 
touché  de  la  jeunesse  et  du  malheur  de  ceux-ci,  con- 
sola leurs  honnêtes  parents  par  mille  témoignages 
d'intérêt;  plusieurs  citoyens  honorables  demandèrent 
leur  sœur  en  mariage. 

Plu$  de  transmission  du  mérite,  abolition  de  la  no- 
blesse. Plus  de  transmission  du  mal;  Téchafaud  ne 
flétrit  plus  la  famille,  ni  les  enfants  du  coupable. 

Le  principe  juif  et  chrétien  repose  précisément  sur 
ndée  contraire.  Le  péché  y  est  transmissible.  Le 
mérite  aussi  ;  celui  du  Christ,  celui  des  saints,  profite 
même  aux  moins  méritants  des  hommes. 

Dans  la  même  séance  où  l'Assemblée  décréta 
l'abolition  de  la  noblesse,  elle  avait  reçu  une  dépu- 


m    L'A8SEM»LÉE  RBÇOIT  L8S  ÙÉFUTÙS  DO  GKNMg  UCMAilf. 

tation  étraoge  qui  se  disait  cdle  des  députés  do  genre 
humain.  Un  dlemaqd  du  Rhin^  Anacharsis  Clooti 
(caractère  bizarre  sur  lequel  nous  reviendrons),  pré- 
i^enta  à  la  barre  une  vingtaine  d'hommes  de  tonte 
nation  dans  leurs  costumes  nationaai,  EiuropéenS; 
Asiatiques.  Il  demanda  eu  leur  nom  de  pouvoir  pren- 
dre part  à  la  fédération  di}  Cbamp^e^Mar^,  «  au  nom 
des  peuples,  c'est-à-dire ,  des  légitimes  souverains, 
partout  opprimés  par  les  rois  » . 

Tels  furent  émus,  d'autres  riaient.  Cependant,  la 
députation  avait  un  côté  sérieux  ;  elle  comprenait 
des  hommes  d'Avignon,  de  Liège,  de  Savoie,  de 
Belgique,  qui  véritablement  voulaient  alors  être 
français.  Elle  comprenait  des  réfugiés  d'Angleterre, 
de  Prusse,  de  Hollande,  d'Autriche,  ennemis  de 
leurs  gouvernements  qui,  à  ce  moment  même, 
conspiraient  contre  la  France.  Ces  réfugiés  sem- 
blaient un  comité  européen,  tout  formé  contre  l'Eu- 
rope, un  premier  noyau  des  légions  étrangères  que 
Camot  conseilla  plus  tard. 
"  En  face  de  la  fédération  des  peuples,  il  s'en  feisaii 
une  des  rois.  Certes,  la  reine  de  France  avait  sujet 
d'avoir  bon  espoir,  en  voyant  avec  quelle  facilité  son 
frère  Léopold  avait  rallié  l'Europe  à  l'Autriche. 
La  diplomatie  allemande,  si  lente  ordinairement, 
avait  pris  des  ailes.  Cela  tenait  à  ce  que  les  diplo- 
mates n'y  étaient  pour  rien.  L'affaire  s'arrangeait  pe^ 
sonnellement  par  les  rois,  à  l'insu  des  ambassadeurs, 
des  ministres.  Léopold  s'était  adressé  tout  droit  au 
roi  de  Prusse  y  lui  avait  montré  le  danger  commun, 


FÉDÉRATION  BBS  ROIS  COBTRK  CëUB  DES  MILLES  (lUILLBT  fO).  191 

avait  ouvert  un  congrès  ea  Prusse  même,  àBdicfaem^ 
baeh  j  de  concert  avec  TÀDgleterre  et  la  Hollande. 

Sombre  horizon .  La  France  eptourée  des  vœux 
impuissants  des  peuples  y  et  tout  k  Pbeure  assiégée 
des  haines  et  des  années  des  rois. 

La  FFance  peu  sûre  au  dedans.  La  cour  faisant 
tous  les  jours  des  conquêtes  dans  TAssemMée^  agis-^ 
sant  non  plus  par  la  droite,  mais  par  la  gauche  elle^ 
même,  par  le  club  de  89,  par  Mirabeau,  par  Sieyes, 
parles  corruptions  diverses,  par  la  trahison,  la  peur. 
Elle  emporta  ainsi  d'emblée  une  liste  civile  de  vingtr 
cinq  millions,  poqr  la  reine  un  douaire  de  quatre. 
Elle  obtint  des  mesures  répressives  contre  la  presse, 
et  s'enhardit  à  faire  poursuivre  le  cinq  et  le  six  oc- 
tobre. 

Voilà  ce  que  les  fédérés  trouvèrent  en  arrivant  à 
Paris.  Leur  enthousiasme  idolatrique  pour  FÂssem- 
Uée,  pour  le  Roi,  eut  peine  à  se  soutenir.  La  plupart 
venaient  pénétrés  d'un  sentiment  filial  pour  ce  bon 
rot  citoyen,  mêlant  dans  leurs  émotions  le  passé  et 
l'ayeair,  la  royauté  et  la  liberté.  Plusieurs,  reçus  en 
audience,  tombaient  à  genoux,  offraient  leur  épée, 
leur  cœur...  Le  Roi,  timide  de  sa  nature,  de  sa  posi- 
ti(m  double  et  fausse,  trouvait  peu  à  répondre  à  cet  at- 
tendrissement juvénilp,  si  chaleureux,  si  expansif.  La 
reine  bien  moins  encore  ;  à  l'exception  de  ses  fidèles 

lorrains  y  sujets  originaires  de  sa  famille,  elle  fut 

généralement  assez  froide  pour  les  fédérés. 
Voilà  enfin  le  14  juillet,  le  beau  jour  tant  désiré, 

pour  lequel  ces  bravas  gens  ont  fait  le  pénible  voyage. 


192      FÉDÉRATION  GÉNÉRALB  DR  LA  FRANCE  (U  JUILLET  90). 

Tout  est  prêt.  Pendant  la  nuit  mème^  de  crainte  de 
manquer  la  fête,  beaucoup,  peuple  ou  garde  natio- 
nale ,  ont  bivouaqué  au  champ  de  Mars*  Le  jour 
vient;  hélas  !  il  pleut  I  Tout  le  jour,  à  chaque  instant, 
de  lourdes  averses,  des  rafales  d'eau  et  de  vent.  «  Le 
ciel  est  aristocrate  »,  disaitron,  et  Ton  ne  se  plaçait 
pas  moins.  Une  gaité  courageuse,  obstinée,  semblait 
vouloir,  par  mille  plaisanteries  folles,  détourner  le 
triste  augure.  Cent  soixante  mille  personnes  furent 
assises  sur  les  tertres  du  Champ-de-Mars,  cent  cin- 
quante mille  étaient  debout;  dans  le  champ  même 
devaient  manœuvrer  environ  cinquante  mille  hom- 
mes, dont  quatorze  mille  gardes  nationaux  de  pro- 
vince, ceux  de  Paris,  les  députés  de  l'armée,  de  la 
marine,  etc.  Les  vastes  amphithéâtres  de  Chaillot, 
Passy,  étaient  chargés  de  spectateurs.  Magnifique 
emplacement,  immense,  dominé  lui-même  par  le  cir- 
que plus  éloigné  que  forment  Montmartre,  Saint- 
Cloud,  Meudon,  Sèvres;  un  tel  lieu  semblait  attendre 
les  Êtats-généraux  du  monde. 

Avec  tout  cela,  il  pleut.  Longue  est  l'attente.  Les 
fédérés,  les  gardes  nationaux  parisiens,  réunis  depuis 
cinq  heures  le  long  des  boulevards,  sont  trempés, 
mourants  de  faim,  gais  pourtant.  On  leur  descend 
des  pains  avec  une  corde,  des  jambons  et  des  bou- 
teilles, des  fenêtres  de  la  rue  Saint-Martin,  de  la  rue 
Saint-Honoré. 

Ils  arrivent,  passent  la  rivière  sur  un  pont  de  bois 
construit  devant  Chaillot,  entrent  par  un  arc  de 
triomphe.  Au  milieu  du  Champ-de-Mars  s'élevait 


FÉOènATION  GÉNÉRALE  (14  JriLLET  1790).  195 

Tautel  de  la  patrie  ;  devant  rÊcole-Militaire , 
les  gradins  où  devaient  s'asseoir  le  roi ,  ras- 
semblée. 

Toat  cela  fut  long  encore.  Les  premiers  qui  arri- 
vèrent, pour  faire  bon  cœur  contre  la  pluie  et  dépit 
au  mauvais  temps,  se  mirent  bravement  à  danser. 
Leurs  joyeuses  farandoles ,  se  déroulant  en  pleine 
boue,  s'étendent,  vont  s'ajoutant  sans  cesse  de  nou- 
veaux anneaux  dont  chacun  est  une  province,  un 
département,  ou  plusieurs  pays  mêlés.  La  Bretagne 
danse  avec  la  Bourgogne,  la  Flandre  avec  les  Pyré- 
nées... Nous  les  avons  vus  commencer,  ces  groupes, 
ca  danses  ondoyantes,  dès  l'hiver  de  89.  La  farandole 
immense  qui  s'est  formée  peu-à-peu  de  la  France 
tout  entière ,  elle  s'achève  au  Champ-de-Mars,  elle 
expire...  Voilà  l'unité! 

Adieu  l'époque  d'attente  ,  d'aspiration ,  de  désir  ^ 
où  tous  rêvaient,  cherchaient  ce  jour...  Le  voici! 
que  désirons-nous 7  pourquoi  ces  inquiétudes?... 
Hélas!  l'expérience  du  monde  nous  apprend  celte 
chose  triste,  étrange  à  dire,  et  pourtant  vraie, 
que  l'union  trop  souvent  diminue  dans  l'unité.  La  vo- 
lonté de  s'unir,  c'était  déjà  l'unité  des  cœurs,  la 
meilleure  unité  peut-être. 

Mais  silence  !  le  Roi  arrive,  il  est  assis,  et  l'Assem- 
blée, et  la  reine  dans  une  tribune  qui  plane  sur  tout 
le  reste.  Lafayette  et  son  cheval  blanc  arrivent  jus- 
qu'au pied  du  trône;  le  commandant  met  pied  à 
t^rre,  et  prend  les  ordres  du  Roi.  A  l'autel,  parmi 
deux  cents  prêtres  portant  ceintures  tricolores,  monte 

II.  13 


J94  ÉLAN  DE  LA  FRANCE 

d'une  allure  équivoque,  d'un  pied  boiteux,  Talley- 
rand,  Tévèque  d'Autun  :  quel  autre,  mieux  que  lui, 
doit  officier,  dès  qu'il  s'agit  de  serment? 

Pqus^  cents  mu$icîei)s  jouaient,  à  pçine  entendus; 
mais  m  silence  se  fait:  quarante  piècps  de  panon  font 
(remb)er  1^  ^rre.  4  c^t  éclat  de  la  foudre,  tous^ 
ièyent,  toqs  porten(  Ip. maii^  ?ers  le  ciel...  0  roi!  A 
peuple!  i^tten(}ez...  (^e  ciel  écoute,  le  soleil  tout 
exprès  percp  \ç  nmgp...  Prenez  garde  i^  vo¥  ^p- 
^pei^tsl 

Ah!  4e  quel  cœur  il  jure,  ce  peuple  I  4^1  comme 
i}  e^tqrédulepi^pore!...  Pourquoi  dqpp  le  Roi  ne  lui 
donne-t-il  pas  ce  bonheur  (le  le  voir  jurer  à  Tau^l? 
Pourquoi  jure-t-il  à  couvert,  à  l'ombre,  à  fiemi  ca- 
ché?... Sire,  de  grâce,  levez  haut  Is^  maio,  que  tout 
le  monde  la  voie  I 

Et  vous,  madame,  ce  peuple  epfant,  si  cpnfiant,  si 
aveugle,  qui  tout-à-l'heure  dansait  ayec  tant  d'in- 
souciance, entre  son  triste  passé  et  son  formidable 
avenir,  ne  vous  fait-il  pas  pitié  ?... Pourquoi,  dans  vos 
beau^  yeux  bleus  cette  douteuse  luetir  ?  Un  ^yaliste 
Ta  saisie  :  «  Voyez-yous  la  magicienne  ?  »  (lisait  le 
^mt^  de  Viriçu. . .  Vp?  yeux  ont-ils  donc  vu  d'ici  votre 
envoyé  qui  maintenant  reçoit  à  Nice  et  félicite  Tor- 
j^nisi^teur  des  massacres  du  Af  idi  ?  on  bien,  dans  ces 
masses  confuses,  avez-vous  cru  voir  de  loin  Ips  années 
deLéopold? 

Écoutez!...  Ceci,  c'est  la  paix,  mais  une  paix 
toute  guerrière.  Les  trois  millions  d'hommes  armés  qui 
ont  envoyé  ceux-ci,  ont  entre  eux  plus  de  soldats  que 


PACIFIOL'E  RT  GURRRIRR  (li  JL'ILLET  9()'.  llUi 

tous  les  rois  de  l'Europe.  Ils  offrent  la  paix  frater- 
nelle,  mais  n'en  sont  pas  moins  tout  prêts  au  com- 
bat. Déjà  plusieurs  départepoients,  Seine,  Charente, 
Gironde,  bien  d'autres^  veulent  donner,  armer,  dé- 
frayer, chacun  six  mille  hommes  pour  aller  à  la  fron- 
tière. Toutrà-l'heure  les  Marseillais  vont  demandera 
partir,  ils  renouvellent  le  serment  des  Phocéens 
leurs  ancêtres,  jetant  une  pierre  à  la  mer,  et  jurant, 
s'ils  ne  sont  vainqueurs,  de  ne  revenir  qu'au  jour  où 
la  pierre  surnagera. 


LIVRE  IV 


ItJILLBT  I7W  —  nnuMï  17M. 


CHAPITRE  1. 


POURQUOI  LA  RELIGION  NOUVELLE  NE  PUT  SB  FORMULER. 
OBSTACLES  INTERIEURS. 

Accord  d«t  rois  conUe  la  RéTolution,  17  Juillet  1790.  —  ObtUelM  hilériewt. 
iKf isioiifl  de  la  France.  »  Nulle  grande  révolution  n*avaU  cet>endant  môini 
eeèié.  Fécondité  religieuse  du  ttômenC  de  90.  Forces  inreiitites  Je  la 
FraBce.  SéTO  généreuse  qui  éuit  dans  le  peuple.— Réaction  d'égolsme  et  do 
peu,  d'irrilatioQ  et  de  haine.  —  La  révolution  entravée  produit  ses  résul- 
tas po1iU<|iies,  mais  lie  peut  encore  atteindre  les  résnluts  Religieux  et 
Mciau  qnl  l'aormiettt  fondée  solidement. 


La  nuit  même  de  la  fête,  du  13  aa  14  juillet,  lors- 
que toute  la  population  dans  l'abandon  de  l'enthou- 
siasme et  de  la  confiance,  n'avait  plus  qu'une  pensée, 
OD  profita  de  ce  moment  potir  faire  sortir  de  l'Abbaye 
rhomine  du  dernier  complot,  l'agent  des  émigrés, 
Bonde  de  Savardin,  qui  toulaitles  mettre  dans  Lyon, 
et  dont  on  craignait  les  aveux. 

En  même  temps,  M.  de  Flachslanden,  bomme  de 
confiance  de  la  reine  auprès  du  comte  d'Arioi^,  ëiait 
envoyé  pftr  lui  pour  recevoir  et  complimenter  à  Nice, 
Froment,  échappé  de  Nîmes. 

Le  2T^  l'Assemblée  apprit  que  le  Aoi  accordait  aux 


âOO      ACCORD  DES  ROIS  CONTRK  LA  RÉVOLUTION  (27  JUILLET  90^ 

Autrichiens  le  passage  sur  terre  de  France,  pour  al- 
ler écraser  la  révolution  de  Belgique, 

Le  même  jour,  date  mémorable,  le  27  juillet  1790, 
l'Europe  fit  son  premier  accord  contre  la  Révolution, 
contre  celle  de  Brabant  d'abord.  Les  préliminaires  du 
traité  furent  signés  k  Reichembach.  L'Angleterre, 
la  Prusse  et  la  Hollande  abandonnèrent  à  la  vengeanc^e 
de  l'Autriche  la  Belgique  qu'ils  avaient  soulevée,  en- 
couragée, qui  n'espérait  qu'en  eux,  qui  s'obstina  plus 
tard  encore  et  jusqu'à  sa  dernière  heure,  à  attendre 
d'eux  son  salut. 

Le  même  mois,  M.  Pilt,  sûr  du  concert  européen, 
ne  fit  pas  difficulté  de  dire  en  plein  Parlement  qu'il 
approuvait  mot  pour  mot  la  diatribe  de  Burke  contre 
la  Révolution,  contre  la  France,  livre  infâme,  in- 
sensé de  rage,  plein  de  calomnies,  de  basses  insultes, 
de  bouffonneries  injurieuses,  où  il  compare  les  Fran- 
çais aux  galériens  rompant  la  chaîne,  foule  aux  pieds 
la  Déclaration  des  droits  de  l'homme,  la  déchire  et 
crache  dessus. 

Dures,  pénibles  découvertes!  Ceux  que  nous 
croyons  amis,  sont  nos  plus  cruels  ennemis! 

Il  est  grand  temps  que  nous  sortions  de  nos  illu- 
sions philanthropiques,  de  nos  sympathies  crédules. 
La  Révolution  ne  peut,  sous  peine  de  périr,  rester 
dans  l'âge  d'innocence. 

La  vérité  !  dure  on  non,  il  faut  la  voir  face  à  face. 
Il  nous  faut  l'envisager  d'un  ferme  regard,  au  dehors 
et  au  dedans.  J'ai  suivi  la  pauvre  France,  candide 
et  crédule  encore,  dans  l'entratpement  trop  facile 


OBSTACLES  INTËRIELRS.  DIVISIONS  DE  LA  FRANCE.  9U1 

de  soQ  cœur,  dans  ses  aveuglemeats  volontaires,  io- 
Tolontaires.  Je  dois  faire,  comme  elle  fit,  en  présence 
de  ces  dangers  imprévus,  fouiller  plus  profondément 
la  réalité,  sonder  à  la  fois  le  péril  et  les  ressources  de 
la  résistance. 

Le  péril,  il  serait  peu  à  craindre,  si  la  France 
n'était  divisée.  Il  faut  le  dire ,  l'union  fut  sin- 
cère au  sublime  moment  que  j'ai  eu  le  bonheur  de 
peindre  ;  elle  fut  vraie,  mais  passagère  ;  mais  bientôt 
la  division  et  de  classes  et  d'opinions  avait  reparu. 

Le  18  juillet,  déjà,  quatre  jours  après  la  fête,  si 
heureusement  passée,  lorsqu'on  avait  tant  sujet  de 
se  confier  au  peuple,  lorsqu'il  eût  fallu  en  maintenir, 
en  fortifier  l'union,  en  présence  du  danger.  Cha- 
pelier (  quel  changement ,  pour  le  président  du 
4  août!)  Chapelier  propose  d'exiger  l'uniforme  de  la 
garde  nationale,  c'est-à-dire  de  la  limiter  à  la  classe 
riche  ou  aisée,  c'est-à-dire  de  préparer  le  désarme- 
ment des  pauvres!...  La  proposition,  il  faut  le  dire, 
à  l'honneur  de  ce  temps,  fut  mal  vue  et  mal  reçue 
des  riches  même  (sauf  la  bourgeoisie  de  Paris  et  les 
gens  de  Lafayette).  Barbaroux  la  blâma  à  Marseille. 
La  riche  Bordeaux  la  repoussa,  et  protesta  que, 
pour  se  reconnaître,  on  pouvait  se  contenter  d'uu 
ruban. 

Ces  germes  de  division  dans  la  garde  nationale,  les 
défiances  qui  s'élèvent  contre  les  municipalités,  doi- 
vent multiplier,  fortifier  les  associations  volontaires. 
La  fédération  n'a  pas  suffi,  l'institution  des  nouveaux 
pouvoirs  n'a  pas  suffi  ;  il  faut  une  force  extra-légale. 


SD2  NULLE  GRANDS  RÉVOLUTION 

Contm  la  vaste  conspiration  qui  se  prépare ,  il 
faut  Que  conspiration.  Vienne  celle  dès  jacobins , 
et  qu'elle  énTeloppe  la  France. 

Denœ  mille  quatre  cents  sociétés  dafls  àiltant  de 
villes  ou  villages,  s'y  rattachent  en  moins  de  deui 
ans;  Grahde  et  terrible  maebine  qui  doiine  à  la 
Révolution  une  incalculable  force,  qui  seule  peut 
la  sauver,  dans  la  ruine  des  pouvoirs  publics; 
mais  aussi ,  elle  en  modifie  profondément  le  carac- 
tère; elle  bn  cbange,  en  altère  la  primitive  inspira- 
tion. 

Cette  inspiration  fut  toute  de  confiance  et  dé  bien- 
veillance. Candeur  et  crédulité,  c'est  le  caractère  du 
premier  Age  révolutionnaire,  qui  a  passé  sans  re- 
tour... Touchante  histoire  qu'on  ne  relira  jamais  sans 
larmes...  Il  s'y  mêle  un  sourire  amer  :  Quoi!  nous 
étions  donc  si  jeunes,  tellement  faciles  à  tromper! 
Quoi!  dupes  k  ce  point!...  N'importe!  qu'on  en 
rie)  si  l'on  veut,  nous  ne  nous  Repentirons  jamais  d'ft- 
voir  été  cette  nation  confiante  et  clémente. 


J'ai  tu  bien  des  histoires  de  révolutions,  et  je  puis 
affirmer  ce  qu'avouait  un  royaliste  en  1791 ,  c'est  que 
jamais  grande  révolution  n  avait  coûté  moins  de  sâng, 
moins  de  larmes.  Les  désordres,  inséparableâ  d'an  tel 
bouleversement,  ont  été  grossis  à  plaisir^  coraplai- 
samment  exagérés,  d'après  les  récits  pa^ionnés  que 
nos  ennemis  recevaient,  sollicitaient  de  tous  céui  qui 
avaient  aouifert. 


N'AVAIT  MOINS  GOÛTÉ.  205 

ËD  réalité,  une  seule  classe ,  le  clergé,  pouvait, 
avec  quelque  apparence,  se  dire  spoliée.  Et  pourtant, 
il  résultait  de  cette  spoliation,  que  la  masse  du  clergé, 
affiunée  sous  l'ancien  régime  au  profit  de  quelques 
prélats,  avait  enfin  de  quoi  vivre. 

Les  nobles  avaient  perdu  leurs  droits  féodaux  ;  mmi 
daos  beaucoup  de  provinces,  spécialemmt  en  Lan- 
guedoc, ils  gagnairat  bien  plus  comme  propriétaires  à 
ne  plus  payer  la  dime ,  qu'ils  ne  perdaient  comme 
soigneurs  en  droits  féodaux. 

Pour  n'avoir  plus  les  honneurs  gothiques  et  ridi- 
cales  des  fiefs,  devenus  un  non-^ns,  ils  n'étaiedt  pas 
descendus.  Presque  partout,  avec  une  déférence 
aveugle,  on  leur  avait  donné  les  vrais  honneurs  du 
citoyen,  dont  la  plupart  n'étaient  gtiére  dignes,  les 
premières  places  des  muliicipalités,  les  grades  de  la 
garde  nationale. 

Confiance  excessive ,  imprudente.  Mais  ce  jeune 
monde,  en  présence  des  perspectives  infinies  que  lui 
ouvrait  l'avenir,  marchandait  peu  avec  le  passé.  Il  lui 
demandait  seulement  de  le  laisser  aller  et  vivre.  La 
foi, l'espoir  étaient  immenses.  Ces  millions  d'hommes, 
hier  serfs,  aujourd'hui  hommes  et  citoyens,  évoqués 
en  un  même  jour,  d'un  coup,  de  la  mtrrt  à  la  vie , 
nouveau-nés  de  la  Révcriotiod,  arrivaient  avec  une 
plénitude  inouïe  de  force,  de  bonne  volonté,  de  con- 
fiance, croyant  volontiers  l'incroyable.  Ëux-^mémes, 
qu'étaientr-ils?  un  miracle.  Nés  vers  avril  89,  hoinmes 
^u  14  juillet,  hommes  armés  surgis  du  sillon,  tous,  au- 
jourd'hui ou  demain,  hommes  publics,  mi^istrats 


204  FÉCONDITÉ  RELIGIEUSE  US  LA  RÉVOLUriON. 

(treize  cent  mille  magistrats!)....  et  tout*k*rb6ure 
propriétaires  9  le  paysan  touchant  presque  son  rêve, 
son  paradis,  la  propriété  ! ...  La  terre,  triste  et  stérile 
hier,  sous  les  vieilles  mains  des  prêtres ,  passant 
aux  mains  chaudes  et  fortes  de  ce  jeune  laboureur... 
Espoir,  amour,  année  bénie!  Au  milieu  des  fédéra- 
tions, allait  se  multipliant  la  fédération  naturelle,  le 
mariage;  serment  civique,  serment  d'hymen,  se 
faisaient  ensemble  à  l'autel.  Les  mariages,  chose 
inouïe,  furent  plus  nombreux  d'un  cinquième  en 
cette  belle  année  <l'espérance. 

Âh  !  ce  grand  mouvement  des  cœurs  promettait 
encore  autre  chose,  une  bien  autre  fécondité.  Fécond 
en  hommes,  fécond  en  lois,  ce  mariage  moral  des  Ames 
et  des  volontés,  faisait  attendre  un  dc^me  nouveau, 
une  toute  jeune  et  puissante  idée,  sociale  et  religieuse. 
Rien  qu'à  voir  le  champ  de  la  Fédération ,  tout  le 
monde  aurait  juré  que  de  ce  moment  sublime,  de 
tant  de  vœux  purs  et  sincères,  de  tant  de  larmes 
mêlées,  à  la  chaleur  concentrée  de  tant  de  flammes  en 
une  flamme,  il  allait  surgir  un  Dieu. 

Tous  le  voyaient,  tous  le  sentaient.  Les  hommes  les 
moins  amis  de  la  Révolution  tressaillirent  à  ce  mo- 
ment, ils  sentirent  qu'une  grande  chose  advenait. 
Nos  sauvages  paysans  du  Maine  et  des  marches  de 
Bretagne  ,  qu'un  fanatisme  perfide  allait  tourner 
contre  nous,  vinrent  eux-mêmes  alors,  émus,  atten- 
dris, s'unir  à  nos  fédérations,  et  baiser  l'autel  du 
Dieu  inconnu. 

Rare  moment  où  peut  naître  un  monde,  beure 


FORCES  INVBNTIYKS  DE  LA  FRANCE.  9U5 

choisie,  divine  ! ...  Et  qui  dira  comment  une  autre  peut 
revenir,  qui  se  chargera  tl'expliquer  ce  mystère  pro- 
fond qui  fait  naître  un  honmie,  un  peuple,  un  Dieu 
nouveau? 

La  conception  !  Tinstant  unique,  rapide  et  ter- 
rible!...  Si  rapide,  et  si  préparé  !  Il  y  faut  le  concours 
de  tant  de  forces  diverses,  qui  du  fond  des  ftges,  de  la 
variété  infinie  des  existences,  viennent  ensemble, 
pour  ce  seul  instant... 

Un  fait  a  été  remarqué ,  c'est  que  la  France , 
comme  une  femme  qui  se  prépare  à  un  grand  enfan- 
tement, avait,  outre  la  génération  révolutionnaire, 
sacrifiée  &  Taction,  une  autre  génération  en  réserve, 
plus  féconde  et  plus  inventive,  celle  des  hommes  qui 
eurent  vingt  ans,  ou  un  peu  plus,  en  90.  — 11  y  avait 
eu  là  un  flot  incroyable  de  puissance  et  de  génie  ; 
deux  années  (1768  - 1769)  avaient  produit  tout  à  la 
fois  Bonaparte,  Hoche,  Marceau  et  Joubert,  Cuvier 
et  Chateaubriand,  les  deux  Fourrier. — Saint-Martin^ 
Saint-Simon,  de  Maistre,  Bonald  et  M"*  de  Staël, 
naissent  un  peu  avant,  ainsi  que  Méhul,  Lesueur  et 
les  Chénier.  Un  peu  après ,  Geoffroi-Saint-Hilaire , 
Bichat,  Ampère,  Sénancour  ^ 

1  Si  Ton  cherche  la  câute  de  cette  étonnante  éruption  de  génie,  on 
pourra  dire  sans  doute  que  ces  hommes  trouvèrent  dans  la  Révolution 
rexdtntion  la  plus  puissante,  une  liberté  d'esprit  toute  nouvelle,  etc. 
Mais»  selon  moi»  il  y  a  primitivement  une  autre  cause.  Ces  enfants 
sdBÎrables  forent  conçus,  produits  au  moment  ob  le  siècle,  moralement 
televé  |iar  le  génie  de  Rousseau,  ressaisit  Tespoir  et  la  foi.  A  cette 
sabe  matinale  d'une  religion  nouvelle,  les  femmes  s'éveillèrent,  i|lu- 
oiinées,  Secondées,  il  en  résulta  une  génération  plus  qu*humaine. 


Quelle  merveilleuse  couronne  pour  la  France  de 
la  fédération  que  ces  hoiftme$  de  vingt  ans ,  que 
pecsonne  np  cpanalt  encore  1...  Qui  ne  serait  ter* 
rifié  en  lui  voyant  briller  au  front  ces  diamants  magi- 
ques qui  étincellent  dans  TombreT... 

Nid  doute  que,  dans  cptte  foule  immense,  elle  n'en 
ait  eu  bien  d'autres  que  ceux-là.  Eux  seuls  grandi- 
ront, vécurent.  Mais  la  chaleur  vitale  du  merveilleux 
orage  n'avait  pas  fait  seulement,  croyez-le  bieq, 
écloce  ces  quelques  hommes.  Des  millions  en  naqui- 
ront,  l^ins  ^  la  flamme  du  cid. . .  Le  diraû-je  mèmef 
La  magnanimité,  la  bonté  héroNpie  qui  fut  dans  tout 
un  peuple  à  ce  moment  sacré,  faisait  attendre,  des 
génies  qui  en  sortirent,  une  autne  inspiration.  Si  vous 
mettez  à  part  quelques-uns,  peu  nombreux,  qui  fureut 
des  héros  de  bonté,  vous  trouyerez  que  les  autres, 
hommes  d'actiqn,  d'invention  et  de  calcul,  dominés 
parl'ascendantdes  sciences  physiques  et  mécaniques, 
poussèrent  violemment  aux  résultats;  une  force  iro- 
mense,  mais  trop  souvent  aride,  fut  concentrée  daos 
leur  tète  puissante.  Aucun  d'eut  n'eut  ce  flot  du  cour, 
cette  source  d'eaux  vives  où  s'ahrpuvent  les  nattons. 

Ah  !  qu  il  y  avait  bien  "plus  dans  le  peuple  de  la 
Fédération,  qu'en  Cuvier,  Fourrier,  Bonaparte! 

Il  y  avait  en  ce  peuple  l'âme  immense  de  la  Révo- 
lution, sous  ses  deu^  formes  et  ses  deux  Ages. 

Au  premier  Age,  qui  fut  une  réparation  aux  longues 
injures  du  genre  humain,  un  élan  de  justice,  la  R^ 
volution  formula  en  lois  la  philosophie  du  dix-hwi- 
tiéme  siècle. 


QUI  ÉTAIT  DANS  LE  PBCPLE.  tt7 

Au  spcood  ^j  qui  viendra  UH  pu  twrdt  alto  sor- 
tira des  {ormules,  trouvera  sa  loi  religieuse  {(A  toute 
loi  pplitique  se  foode),  et  daus  cetta  liberté  diYîne 
q^e  donp»  s^ule  rexcellence  du  ocpur,  elle  portem 
UQ  fruit  iii|X)UDU  de  twntô?  àe  fraterpité. 

Voilà  Tiofiûi  moral  qui  couvait  <kos  ce  peuple  (et 
(ni'^H«  fiuprés  que  tout  géoie  piortel7),  quand,  ]e 
14  j)ûllet»  à  midi,  il  leva  la  main. 

CsjpyrrJ^»  tout  était  possible.  Toute  division  avait 
ces^;  il  n'if  avait  ni  upblesse,  qi  bom^Misifi,  pi 
peiipte.  l^'^Tonir  fut  présent...  G'^t-)i-4ir9,  |4us  de 
t^mps...  Uq  éclair  de  l'éternité. 

11  ne  tenait  à  rien,  ce  senible,  que  l'Ige  soeitl  #t 
religieux  d«  h  Ré^glution,  qui  recule  encore  devant 
iious,  ne  se  réalisât.  Si  Tl^érojîque  bonté  de  ce  WQ- 
ment  eût  pu  se  soutenir,  |e  genre  humain  g9gQftit 
)iQ  siècle  ou  davantage;  il  se  trouvait  avoir,  d'un 
bond,  ^r^ochi  un  monde  de  douleurs... 

Un  tel  état  dyr^t-il  ?  était-il  bien  possible  que  les 
barriirçs  socii^les,  abaissées  ce  jour*14,  AlssoBi  lais- 
sée; à  terre,  que  la  conQwee  subsistât  entre  les 
honunes  de  classes ,  d'intépftts ,  d'opinions  di* 
verses? 

OiffîcilQ  à  coup  sâr,  moips  dilïcile  pourtant  qu'à 
nulle  époque  de  l'histoire  du  monde. 

Des  instincts  magnanimes  ava^pt  Relaté  dans  ^u- 
testes  classes, qui  simplifiaient  tout.  Pes  nouds  inso- 
lubles avant  et  après,  se  résolvaient  alo^p  d'eux- 


Telle  défiance,  raisonnable  peuWètre  au  début  de 


SOH  RÉACTION  D'ÉGOISME  ET  DK  rSUR, 

la  RévolutioDy.  Tétait  peu  à  un  tel  moment.  L'impos- 
sible d'octobre  se  trouvait  possible  en  juillet.  Par 
exemple,  on  avait  pu  craindre  en  octobre  89  que  la 
masse  des  électeurs  de  campagne  ne  servtt  Taristo- 
cratie;  cette  crainte  ne  pouvait  subsister  en  juil- 
let 90  :  presque  partout  le  paysan  suivait ,  autaot 
que  les  populations  urbaines,  l'élan  de  la  Révolution. 

Le  prolétariat  des  villes,  qui  fait  l'énorme  obstacle 
d'aujourd'hui,  existait  à  peine  alors,  sauf  à  Paris  et 
quelques  grandes  villes ,  où  les  affamés  venaient  se 
concentrer.  11  ne  faut  pas  placer  en  ce  temps,  ni 
voir  trente  ans  avant  leur  naissance,  les  millions  d'où- 
vriers  nés  depuis  1815. 

Donc,  en  réalité,  l'obstacle  était  minime  entre  la 
bourgeoisie  et  le  peuple.  La  première  pouvait,  devait 
sans  crainte,  se  jeter  dans  les  bras  de  l'autre. 

Cette  bourgeoisie,  imbue  de  Voltaire  et  Rousseau, 
était  plus  amie  de  l'humanité ,  plus  désintéressée  et 
généreuse  que  celle  qu'a  faite  l'industrialisme,  msis 
elle  était  timide  ;  les  mœurs,  les  caractères,  formés 
sous  ce  déplorable  ancien  régime,  étaient  nécessaire- 
ment faibles.  La  bouigeoisie  trembla  devant  la  Ré- 
volution qu'elle  avait  faite,  elle  recula  devant  son 
œuvre.  La  peur  l'égara,  la  perdit,  bien  plus  encore 
que  l'intérêt. 

n  ne  fallait  pas  sottement  se  laisser  prendre 
au  vertige  des  foules,  ne  pas  s'effrayer,  reculer  de- 
vant cet  océan  qu'on  avait  soulevé.  Il  fallait  s'y 
plonger.  L'illusion  d'effroi  disparaissait  alors.  Un 
océan  de  loin,  des  lames  dangereuses,  une  vague 


iriRRITATION  BT  DE  HAINE.  209 

grondante;  de  près,  des  hommes  et  des  amis,  des 
irères  qui  vous  tendaient  les  bras. 

On  ne  sait  pas  combien  à  cette  époque  subsistaient 
dans  le  peuple  d'anciennes  habitudes  de  déférence, 
de  croyance,  de  confiance  facile  aux  classes  culti- 
yées.  n  voyait  parmi  elles,  à  ce  premier  moment,  ses 
orateurs,  ses  avocats,  tous  les  champions  de  sa  cause, 
n  avançait  vers  elles,  d'un  grand  cœur....  Mais  elles 
reculèrent. 

Ne  généralisons  pas,  toutefois,  légèrement.  Une 
partie  infiniment  nombreuse  de  la  bourgeoisie,  loin 
de  reculer  comme  l'autre,  loin  d'opposer  à  la  Révolu- 
tion une  malveiUante  inertie,  s'y  donna,  s'y  précipita 
d'un  même  mouvement  que  le  peuple .  Nos  patriotiques 
Assemblées  de  la  Législative,  de  la  Convention  (Monta- 
gnards, Girondins,  n'importe,  sans  distinction  depar^ 
tis)  appartenaient  entièrement  à  la  classe  bourgeoise. 
Ajoutez-y  encore  les  sociétés  patriotiques  dans  leurs 
commencements,  spécialement  les  Jacobins  ;  ceux  de 
Paris,  dont  nous  avons  les  listes,  ne  paraissent  pas  a- 
Toir  admis  un  seul  homme  des  classes  illettrées  avant 
93.  Cette  masse  de  bourgeoisie  révolutionnaire,  gens 
delettresy  journalistes,  artistes,  avocats,  médecins, 
prêtres,  etc.,  s'accrut  immensément  des  bourgeois 
qui  acquirent  des  biens  nationaux. 

Mais  quoiqu'une  partie  si  considérable  de  la  bour- 
geoisie entrât  dans  la  Révolution,  par  dévouement  ou 
par  intérêt,  la  prhnitive  inspiration  révolutionnaire 
fut  modifiée  sensiblement  en  eux  par  les  nécessités 
de  la  grande  lutte  qu'ils  eurent  à  soutenir;  par  la  fu«: 
u.  44 


210         RÉACTION  DE  PEUR  ET  DE  HAIN^  —  LA  RÉVOLOTIOM 

rieuse  àpretè  du  combat,  pair  l'irritation  des  obsta- 
cles, l'ulcération  des  inimitiés. 

En  sorte  que,  pendant  qu'une  partie  de  la  bourgeoi- 
sie fut  cçrrompue  par  l'ègoïsme  et  la  ïjeur^  l'autre  lut 
effarouchée  par  la  hainsy  et  copime  dénaturée,  tran^ 
portée  tors  de  tout  sebtiment  bumaiii.  —  Le  peuple, 
violent  sans  doute  6t  furieux,  mais  n'étant  point  systé- 
matiquement haineux,  sortit  bien  moins  dé  la  nature. 

Deux  faiblesses  :  la  haine  et  la  peur.  ^     ^ 

il  fallait  (ciiose  rare,  difficile,  îtnpossipie  peut-être 
dans  ces  terribles  circonstances},  il  fallait  rester  tort, 
anii  de  rester  ton. 

tôm  avaient,  aimé  certainement  le  li  juillet.  Il 
eût  fallu  aimer  le  lendemain.    . 

Il  çût  fallu  que  la  partie  timide  de  la  bourgeoisie  se 
souvint  mieux  de  ses  pensées  numaines^  de  ses  vœux 
philantîiropicjues  ;  qu'elle  y  persistât  au  jour  du  péril , 
qu'effrayée  ou  non,  elle  fît  comme  ou  fait  en  mer, 
qu'elle  se  remit  à  Dieu,  qu'elle  jurât  de  suivre  la 
foi  nouvelle  en  tous  les  genres  de  sacrifices  qu'elle 
imposerait  pour  sauver  le  peuple. 

Il  eût  fallu  encore  que  la  partie  hardie,  révolution- 
naire de  la  bourgeoisie,  au  milieu  du  danger,  en  plein 
combat,  gardât  son  cœur  plus  haut,  qu'elle  ne  se  lais- 
sât point  ébranler ,  rabaisser  de  son  sublime  élan 
aux  bas-fonds  de  la  haine. 

Àh  !  qu'il  est  difficile,  aux  plus  forts  même  qui  com- 
battent, de  dominer  leur  combat  d'un  cœur  ferme  et 
serein ,  de  combattre  du  bras,  et  de  garder  en  eux 
l'héroïsme  de  paix. 


frATTÈiKT  Pas  ses  résultats  sociaux  et  RBLieiBUX.       tll 

Là  ft^oitiiion  ël  beaucoup,  maià  si  elle  eût  pu 
tenir 9  tlti  inoment  du  moins,  k  cette  iiauteur,  que 
n*e<it-éllepaslaiiT 

l)'abor(l,  elle  eût  duré.  Elle  n'aurait  pas  eii  la  tnste 
chute  de  iSÔO,  où  lés  âmes;  stérilisées,  ou  de  peur  où 
de  haine,  devinrent  pour  lonçtemps  infécondes. 

Et  ptils,  elle  ii'eût  psLs  été  écrite  selilement,  mais 
appliquée,  bes  abstraction^  politiques,  elle  fût  iies- 
cendue  aux  réalités  sociales. 

Le  âeniimetit  dé  bonté  courageuse  qui  fut  son  ^iht 
de  départ  et  son  jprelnier  élan,  ne  serait  pas  resté  flot- 
tant à  l'état  de  vague  sentiment,  de  généralités,  il 
aurait  été  à  la  fois  s'étendant  et  se  précisant,  voulant 
entrer  partout,  pénétrant  les  lois  de  détail,  allant  jus- 
qu'aux mœurs  même  et  jusqu'aux  actions  les  plus  li- 
bres, circulant  dans  les  ramifications  les  plus  loin- 
taines de  la  vie. 

Pisurti  de  la  pensée  et  revenant  à  elle  après  avoir 
traversé  la  sphère  de  l'action,  ce  sentiment  sympathi- 
que d'amour  des  hommes  amenait  de  lui-même  la 
rénovation  religieuse. 

Quand  l'âme  humaine  suit  ainsi  sa  nature ,  quand 
elle  reste  bienveillante,  quand,  absente  4e  son  égoïsme, 
elle  va  cherchant  sérieusement  le  remède  aux  dou- 
leurs des  hommes,  alors  par  delà  la  loi  et  les  mœurs , 
làoù  toute  puissance  finit,  l'imagination  et  lasympathie 
ne  finissent  pas  ;  l'âme  les  suit  et  veut  encore  le  bien , 
elle  descend  en  elle,  elle  devient  profonde... 

Ceci  est  tout  autre  chose  que  la  profondeur  de  Ye^ 
prit  et  l'invention  scientifique.  C'est  une  profondeur 


212   LA  RÉVOLUTION  trATTEINTPAS  SES  RÉSULTATS  RBUGIEOX. 

de  tendresse  et  de  volonté  bien  autrement  féconde, 
qui  donne  un  fruit  vivant...  Étrange  incubation, 
d'autant  plus  divine  qu'elle  est  plus  naturelle  I 
D'une  douce  chaleur,  sans  effort  et  sans  art,  par^ 
fois  du  cœur  des  simples,  éclôt  le  nouveau  génie, 
la  consolation  nouvelle  qu'attend  le  monde.  Sous 
quelle  forme?  Diverse  selon  les  lieux,  les  temps: 
que  cette  âme  tendre  et  puissante  réside  dans  un 
individu,  qu'elle  s'étende  dans  un  peuple,  qu'elle 
soit  un  homme ,  une  parole  vivante,)  un  livre , 
une  parole  écrite,  il  n'importe,  elle  est  toujours 
Dieu. 


CHAPITRE  II. 


SUITE.  ^  OBSTACLES  EXT&BIEURS.  -  DEUX  SORTES  ITBTPOGRISiB  : 
HYPOCRISIE  D'AUTORITÉ ,  LE  PRÊTRE. 

Le  prétr*  emplofe  eontre  It  Réfdtation  to  eonfeffioiMl  et  la  pretie.  —  Paa- 
phlcts  âw  caiboliquct  ea  1790.  —  Stérilités  éepnii  platlaan  iiéelca»  ils 
ae  paaraient  étoaffer  la  Révolatioa.  —  Lear  iBpalisaaee  4epvis  ttOO.  ^- 
La  RéfolalioB  éoil  readre  au  âaws  l'aliineal  rellf Icvs» 


J'ai  dit  Tobstacle  intérieur,  la  peur,  la  haine  ;  maïs 
l'obstacle  extérieur  précède,  et  peut-être  sans  lui, 
l'autre  n'existait  point. 

Non,  l'obstacle  intérieur  ne  fut  ni  le  premier  ni  le 
principal.  Il  eût  été  impuissant,  annulé  et  neutralisé 
dans  l'immensité  du  mouvement  héroïque  qui  ame- 
nait la  vie  nouTcUe. 

Une  fatalité  hostile  exista  au  dehors,  qui  arrêta 
l'enfantement  de  la  France. 

Qui  accuser  î  à  qui  renvoyer  le  crime  de  cet  enfan- 
tement entravé  7  quels  sont  ceux  qui,  voyant  la  France 
en  travail,  ont  trouvé  les  mauvaises  paroles  de  l'avor- 


214  DEUX  HYPOCRISIES  :  LE  PRÊTRE,  L'ANGLAIS. 

ment,  ceux  qui  ont  pu,  les  maudits,  mettre  la  main 
sur  elle,  la  contraindre  à  Taction,  la  forcer  de  prendre 
l'épée  et  de  marcher  au  combat? 

Ah  !  tout  être  n'est-il  donc  pas  sacré  dans  ces  mo- 
ments? une  femme,  une  société  qui  enfante,  n'a- 
t-ellepas  droit  au  respect,  aux  vœux  du  genre  hu- 
main? 

Maudit  qui,  surprenant  un  Newton  dans  l'enfante* 
ment  du  génie,  empêche  une  idée  de  naître  !  Maudit 
qui,  trouvant  la  femme  au  moment  douloureux  où  la 
nature  entière  conjure  avec  elle,  prie  et  pleure  pour 
elle,  empêche  m  homme  de  naître  |  Maudit  trois 
fois,  mille  fois,  celui  qui,  voyant  ce  prodigieux  spec- 
tacle d'un  peuple  à  Têtat  héroïque^  magnanime,  dés- 
intéressé, essaye  d'entraver,  d'étouffer  ce  miracle, 
d'où  naissait  un  monde  ! 

Gomment  les  nations  vinrent-elles  à  s'accorder,  à 
s'armer  contre  l'intérêt  des  nations.  Sombre  et  téné- 
breux mystère  ! 
'  Déjà  on  avait  vu  un  pareil  miracle  du  diable  dans 
nos  guerres  de  religion;  je  parlé  dé  la  grande  ioeuvre 
jésuitique  qui,  en  moins  d'un  demi-siècle  ,Bt  de  là 
lumière  une  nuit,  cette  affreuse  nuit  de  meurtres 
qu'on  appelle  la  Guerre  de'Trentç  ans.  Maïs  ebfin,  D 
y  fallut  un  demi-siècle  et  l'éducation  des  jésuites^  il 
fallut  former,  élever  une  génératioi»  exprès,  dresser 
un  monde  nouveau  à  l'erreur'  et  m  mensonge.  Ce 
ne  furent  point  les  mêmes  hommes  qui  passèrent  dû 
blanc  au  noir,  qui  virent  d'abord  la  lumière,  puis  ju- 
rèrent qu'elle  était  la  nuit. 


LE  PBÊTRE  AGIT  PAR  LE  COf^FESSlOMHAL  ET  LA  PRESSE.     215 

Ici  le  tour  est  plus  fort*  U  suffit  de  quelques  an* 
nées. 

Ce  succès  rapide  fut  dû  à  deux  choses  : 

1"  lin  emploi  liàbile^  immense  de  lavande  ma* 
chine  moderne,  la  Piresse,  Tinstrument  de  la  liberté 
tourné'  contre  là  liberté.'  L'accélération  ierribïè  (jue 
cette  machine  prit  au  dix-huitîèmé  siècle,"  cette  rs^î- 
aîté  foudroyante  i  qui  vous  lance  feuille  sur  feuille^ 
sans  laisser  le  temps  de  penser,  d'examiner,  de  se 
reconnaître,  elle  fut  au  pront  du  mensonge. 

2"^  Le  mensonge  fut  bien  mieux  approprié  aux  im- 
bécillités diverses,  sortant  de  deux  officines,  préparé 
par  deux  ouvriers,  par  deux  procédés  différenfe  :  Tàn- 
cien,  le  nouveau,  la  fabrique  catholique  et  despotique, 
là  fabriqué  angVaise,  soi-disant  constitutionnelle . 

(Test  là  ce  aùî  différencie  profondément  je  monde 
moderne,  et  balancé  tous  ses  progrès/ C'est  a  avoir 
deux  hypocrisies;  le  môyèn-âge  n'en  eût  qù^uné, 
nous,  nous  en  possédons  deux  :  hypocrisie  d^aulbrité, 
hypocrisie  dç  liberté ,  d'un  seul  mot  :  le  Prêtre^  VAh- 
fffaîs,  les  deux  formes  dé  tartufe. 

Le  prêtre  agît  principalenàènt  sur  les  femmes  et  le 
paysan*  TAnglais  sur  les  classes  bbui^eoises.  ' 

Ici  un  mot  dû  prêtre,  pour  expliquer  seulement  cq 
<iue  nous  avons  dit  ailleurs. 

La  vieille  fabrique  lîe  mensonge  recommencç 
en  89  par  tous  les  moyens  k  la  fois.  D'une 
P^,  conmie  autrefois,  la  diffusion  secrète  par  le 
confessionnal,  le  mystère  entre  prêtre  et  femme,  la 
publicité  k  VOIX  basse,  les  demi-mots  à  l'oreille. 


116         PAMPHLBTS  DES  CATHOUûnBS  EN  1790. 

D'autre  part,  une  presse  frénétique,  qui  peut  ris- 
quer bien  plus  que  l'autre,  parce  que,  remettant  ses 
feuilles  en  dessous  à  des  mains  sAres,  aux  simples  et 
crédules  personnes  toutes  persuadées  d'avance,  elle 
sait  parfaitement  qu'elle  n'a  nul  contrôle  à  craindre. 
Ces  brochures  sont  des  poignards;  nous  en  avons 
entre  les  mains  qui,  pour  la  violence  et  l'odeur  de 
sang,  égalent  ou  passent  Marat. 

Quiconque  veut  voir  jusqu'où  peut  aller  la  parole 
humaine  dans  l'audace  du  mensonge ,  n'a  qu'à  lire 
le  pamphlet  que  l'homme  de  Nîmes,  Froment,  lança 
de  l'émigration,  au  mois  d'août  90.  Là,  se  développe 
à  son  aise,  en  pleine  sécurité,  tout  un  long  roman  : 
Comment  la  république  calviniste,  fondée  au  seizième 
siècle,  édifiée  peu  à  peu,  triomphe  en  89;  comment 
l'assemblée  nationale  a  donné  commission  aux  pro- 
testants du  Midi  d'égorger  tous  les  catholiques ,  pour 
diviser  le  royaume  en  républiques  fédératives,  etc., 
etc. 

Cette  brochure  atroce,  répandue  dans  Paris,  jetée  la 
nuit  sous  les  portes,  semée  aux  cafés,  aux  églises,  eut 
ici  peu  d'action.  Elle  en  eut  une,  et  grande,  dans 
les  campagnes.  Mille  autres  la  suivirent.  Variées  selon 
les  tendances  différentes  du  Midi  ou  de  l'Ouest,  col- 
portées par  de  bons  ecclésiastiques,  de  loyaux  gen- 
tilshommes, des  femmes  tendres  et  dévotes,  elles 
commencèrent  le  grand  travail  d'obscurcissement, 
d'erreur ,  de  stupidité  fanatique  qui ,  suivi  conscien- 
cieusement pendant  deux  années,  nous  a  donné  h 
Vendée,  la  guerre  des  chouans;  de  là,  par  contre, 


LEUR  STÉRILITA  DEPUIS  PLUSIEURS  SIÈCLES.  il7 

ra£Breus6  contraction  de  la  France,  qu'on  appelle 
la  Terreur. 

S'il  eût  été  possible  d'éclairer  ces  masses  aveugles 
que  Ton  poussait  contre  nous,  nous  n'aurions  pas 
discuté  avec  elle  le  fonds,  si  aisément  attaquable,  de 
leur  d(^me.  Nous  aurions  fait  simplement  appel  à 
Texpérience,  à  Thistoire.  Pour  accabler  leurs  doc- 
teurs, il  sufBt  de  la  raconter. 

Quelle  qu'elle  soit  cette  doctrine,  elle  ne  fait  rien 
depuis  des  siècles.  Et  tout  ce  qui  se  fait  de  nouveau, 
de  fécond,  se^  fait  malgré  elle.  Malgré  elle ,  Colomb 
trouve  TAmérique ,  Galilée  le  ciel. 

Yoilk  bientôt  cinq  cents  ans  que  dans  les  sciences 
de  Dieu,  elle  empêche  de  passer  outre.  Depuis  qu'en 
Fan  1200,  un  vrai  prophète,  Joachim  de  Flores,  an- 
nonça qu'au  règne  de  Christ  succédait  le  Saint-Es- 
prit, depuis  qu'en  l'an  1300,  Dante  scella  le  monde 
chrétien,  toute  grande  originalité  s'est  trouvée  dans 
l'autre  parti.  Le  génie  n'a  pas  manqué,  mais  tou- 
jours douteur  et  critique.  Rabelais ,  Shakspeare , 
Molière,  ces  esprits  si  éminemment  féconds,  l'au- 
raient été  bien  davantage,  s'ils  n'eussent  pas  été  con- 
damnés par  la  vieille  pierre  sacrée  qu'ils  trouvaient 
sur  leur  chemin,  au  travail  de  l'ébranler.  Ainsi,  les 
héros  de  l'Esprit  ont  été  pendant,  cinq  cents  ans 
surtout  négatifs.  Grand  dommage  au  genre  bu- 
main! 

Les  beaux  et  nobles  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV 
dépensent  immensément  d'esprit,  de  style  et  de  ta- 
lent, à  traduire,  glorifier  le  texte  suranné.  Qu'y  ga- 


248   LES  CATHOLIQUES  N*ONT  PU  ÉTOUFFER  U  RÉVOLUTION. 

*,..  .     '. ..       .    ^ .  ■'.      ..  '..  :  .   li;  ;  ; 

ffnent-ils?  Le  lendemain  4e  Possqet,  le  monde,  sans 

Kk.  |îj  »■  i,  .  .  Il'-  ..  «.i  .j  .  .11.  :  h  I.-.  :..(.  ;...  ■ 
s  arrêter  au  pompeux  écnvam,  suit  Voltaire,  et  re- 
noue sa  vraie  tradition,  celle  de  Rabelaip  ei  Molière. 
Le  vieux  système,  avec  tant  d'efforts,  li^arien  édifié, 
îl  en  est  comme  de  là  ^e  qu^ôo  voit  toujours 
sur  là  cathédrale  de  Cologne,  oui  semble  là  travailler, 
vouîôiréléver  dèspierres.  On  la  init  ep  130Ô. En  libo, 
elle  y  est;  vous  la  reconnaissez  (au  'musée  dé  Èruges), 
dans  un  dessin  de  Van  Ëyct  ;  et  I^ôùvrajgé  n  avance 
pas.  Je  la  vis,  îl  y  a  vingt  ans,  l'ouvrage  était  au  même 


point.  Cette  année  encore,  je  l'ai  vue,  la  inême,  toii- 
joursla  même.  Que  (î'œuvres  peijàant  ces  cinq  siècles! 
mais  la  grue  n'avance  pas. 

Système  impuissant  pour  produire,  tout-puissant 
pour  empêcher.  Nul  comme  vie,  fort  comme  institution 
morte,  qui,  si  elle  ne  mortifie  et  ne  communique 
la  mort,  encombre  tout  au  moînç  le  sol,  et  fait  que 
rien  n'y  peut  croître. 

Quelques  services  réels  qu'il  ait  rendqs  au  genre 
humain  à  d'autres  époques,  ce  sera  pour  ce  vieux  sys- 
tème une  lourde  responsabilité  d'avoir  barbâre'ment 
entravé  le  nouveau  principe  au  premier  moment  fé- 
cond. . .  étouffé  sa  fécondité?  Non,  cela  est  impossible. 
Rien  ne  peut  faire  contre  pieu.  Mais  entravé,  retardé, 
souillé,  et  poussé  aux  violences  pour  les  reprocher 
ensuite. 

Ah  !  pauvre  Révolution,  qui  commença  par  aimer 
tout,  tout  homme,  tout  peuple  et  toute  idée,  ils  l'ont  ren- 
due semblable  à  eux,  meurtrière  d^idées  et  d'hommes, 
barbare,  replongée  violemment  à  la  vie  sauvage  !... 


LEUR  IMPUISSANCE  VIÊWÎS  idOO.  219 

C'est  une  chose  grai)de  et  lu^ubre^  de  voir  au  len- 
demain de  la  Révolution,  quand  la  terré  recouvre  les 
morts^  e(  aue  les  tombes  sont  closes,  le  doux  et  pro- 
fond mysti(jifey  saint  Martin,  qui  vient  absoudre  et 
bénir  la  'dévolution  défunte.  Nul  reproche ,  nulle 
bjure.  n  Tenveloppe  tout  entière,  n'en  repense 
rien,  prend  Voltaire,  accepte  Rousseau,  les  embrasse 
et  les  enlace.  Vous  diriez  un  lierre  aini  *  qui  s'em- 
pare  a  un  tombeau,  qui  circule  tout  autour,  doux, 
fort  et  puissant,  et  dit  :  Je  le  tiens,  mon  sépulcre! 

Il  se  tronipe^  il  né  tient  rien.  Cette  morte  est  ^i 
vivante,  que,  pendant  que  son  génie  dort,  son  âme 
guerrière  court  l'Europe.  Pour  dompter  les  rois  de 
la  terré,  il  suffirait  de  son  ombre. 

Rien  n'y  fait,  elle  vit  toujours.  Son  demierné, 
Bonaparte,  a  beau  Foutrager,  il  a  beau  lui  demander 
avec  un  amer  sourire  :  «  À  quoi  servent  )es  idées  ?  » . . . 
Lm-mème,  il  cherche  une  idée,  et  il  cherphera 
en  vain  ;  il  a  beau  rouvrir  les  temples,  il  ne  sait  qu'y 
mettre  ^  \\  va  jusqu'à  la  vieille  Rome  ;  il  va,  pour 
trouver  lia.  vie,  fouiller  dans  lés  catacombes  ;  il  n'y 
trouve,  ii  b'en  rappiorte  que  la  vieille  idole  des  morts, 
La  voilà  rentrée  dans  l'église,  et  l'église  est  vide. 

Impuissance  radicale  !  Avoir  pour  soi  l'homme  de 


*  L^ri^nalîté  est  surtout  en  ceci,  qu*on  sent  Inen  que  le  lierre  tire 
nTie,iion  de  la  terre,  non  de  lui-même,  mais  de  ro)]jet  même  qu*il 
colsce,  je  teux  dire  de  la  Révolution.  Beaucoup  de  choses  simples  et 
sublimes,  dans  vne  douceur  infinie.  LeUrt  à  un  aim*  sir  la  Févoltiêion^ 
oiïïl  (fir  oooaéqnent  antérieur  de  deux  ans  «ux  Considératiotu  de 
)l.  4e  Ibfs^,  4*aîU^Qr8  Im  mom  originales). 


220         LÀ  RÉVOLUTION  DOIT  RENDRE  AUl  AMES 

la  victoire,  et  rester  vaincu  I  La  royauté  de  la  gloire, 
la  royauté  du  droit  divin,  la  royauté  de  l'argent,  pen- 
dant tout  un  demi-siècle,  se  travailleront  en  vain  à 
susciter  le  vieil  esprit  contre  la  Révolution.  Us  épui^ 
seront  leur  souffle  à  souffler  la  cendre  aride,  ils  n'en 
tireront  pas  Tétincelle....  Pourquoi  vous  fatiguer,  6 
rois  7  en  voilà  d'autres,  plus  rois  que  vous,  qui  D'y 
réussissent  pas  mieux?  Ce  que  ne  peuvent  ensemble 
les  Chateaubriand,  les  De  Maistre,  vous  figurez-voos, 
pauvres  rois,  que  vous  pourrez  jamais  le  faire?... 
Vraiment,  tous  y  ont  mis  beaucoup  de  bonne  volonté; 
tous,  grands,  petits,  l'un  par  Fart,  l'autre  par  l'his- 
toire ou  la  légende,  nous  avons  qharitablemenl  ré- 
chauffé la  vieille  chose;  elle  est  restée  froide  et 
■  stérile. 

Le  monde  languit,  pendant  ce  temps,  il  souffre, 
altéré,  affamé.  «Que  donnerons-nous  à  ce  peuple!... 
Donne-t-on  un  caillou  à  son  enfant,  quand  il  vous  de- 
mande du  pain?...»  La  multiplication  qui  se  fit  au 
Sermon  de  la  montagne,  elle  ne  s'est  point  renouve- 
lée. On  nous  avait  dit  :  «  Quiconque  aura  puisé  à  ma 
source,  n'aura  jamais  soif.»  Nous  avons  puisé  deux 
mille  ans ,  et  nous  avons  toujours  soif. 

Et  ce  qu'on  nous  offre  à  boire,  c'est  ce  que  depuis 
bien  longtemps  personne  ne  peut  plus  supporter  :  Un 
sauveur  pour  les  élus ,  la  religion  du  privilège  et  Tin- 
justice  de  Dieu. 

Non,  cela  est  trop  amer. 

Si  vous  avez  aimé  les  hommes,  vénérable  esprit  du 
passé,  permettez  que  nous  cherchions  aussi  pour  eux 


L'ALIMENT  RSL161B0X.  221 

quelque  aliment,  quelque  source.  Car,  comment  les 
voir  mourir,  ces  millions  qui  gisent  là-bas,  si  pâles, 
au  pied  de  la  montagne,  que  vous  ne  nourrissez 
plus? 

11  ne  faut  pas  que  le  peuple  meure.  N'empêchez 
pas  qu'on  le  nourrisse.  Celle  qui  le  prit  sur  son  sein, 
la  Révolution,  celle  qui  d'un  si  grand  cœur,  entreprit 
de  Tallaiter,  qui ,  de  ses  mamelles  généreuses,  lui 
donna  le  lait,  et  après  le  lait,  le  sang  de  son  sein, 
vous  n'avez  rien  pu  contre  elle.  Laissez-la.  Ne  vous 
mettez  plus  entre  Tenfant  et  la  mère. 

Ce  lait  tarit  par  le  combat.  Nous,  nous  donnerons 
le  pain.  Il  faut,  de  manière  ou  d'autre,  que  nous  leur 
trouvions  le  pain  du  corps,  le  pain  de  l'esprit.  Don- 
nons le  nôtre,  sans  hésiter;  plus  on  donne,  et  plus  il 
reste.  C'est  là  le  mystère,  le  miracle.  Versons  la  vie, 
sans  mesurer;  d'autant  grandira  notre  cœur.  Ne  mar^ 
chandons  pas  ce  qui  est  de  l'homme,  et  Dieu  s'aug- 
mentera  en  nous. 

Vous  gémissez  fréquemment  de  votre  impuissance 
d'esprit,  de  votre  stérilité,  vous  demandez  pourquoi 
donc  la  lumière  de  l'avenir  se  fait  si  longtemps  at- 
tendre, vous  voudriez  un  talisman,  une  formule  d'é- 
vocation qui  vous  la  fit  apparaître.  La  toute  puissante 
formule  qu'on  croit  simple,  mais  dont  celui-là  qui  en 
a  sondé  le  sens  connaît  seul  la  fécondité,  consiste  en 
un  mot  :  Soyez  bons. 


CHAPITRE  III. 


suite.  —  obstacles  extérteurs.  —  hypocrisie  de  liberté, 
l'Ànglai& 

Le  faax  idéal  anglais.  —  L'Aagleten^  trompa  la  Fr^ce  ^mr  U.fVaa^  -: 
Caillés  réelles  de  la  grahdeur  de  V Angleterre.  »  Romans  politiques  dt 
Npotesfoiea.  ^  U  dreit  obsctrei,  ététM  |Mria  physi^e.  «^  PHiêÊÊi 
équilibre  «onsiitationnel.—  faux,  équilibre  eviopée».^  TiJiT«Ui4«  1^iM|it* 
terre  ponr  neatraliser  la  Hollande,  le  Portugal,  la  Franee.  -*  fTàjMBt  ^ 
tme  Idée  nerato ,  TAngleterr»  né  peut  rieh  sur  la  France.  —  Sa  ll^lae 
pour  la  France.  —  Deux  Irlandais  serrent  sa  baiae»  L^y-ToUendal,  |ie» 
hommes  sensible^  provoquent  la  guerre  universelle.  Fureipifde  Bwlie. 
'—  Accord  du  Prêtre  et  de  l'Anglais.  —  Crédulité  hâinetise  do  peuple  an- 
glais. -  La  France  aima  et  aQCueWe  IM  Aaglato.  -.-  ftdtollatt  éi  ^ 
Ittiie  des  deux  peqples.  L'AnglaU  devaaa  an  alnple  romfa  40  i 
—  Le  Français  est  resté  homme. 


Le  vieux  principe  gothique  n'eût  jamais  pu,  k  lui 
seul,  arrêter,  dètoiimer  le  jeune  élan  de  la  France. 
Nulle  force  n'y  eût  sufR.  La  seule  chosequi  pûtla  four- 
voyer, et  qui  le  fit  en  effet,  c'était  une  illusion,  un 
faux  et  bâtard  idéal  par  lequel  on  l'amusât,  on  la 
trompât,  on  détournât  ses  pensées. 

Chose  dure  de  voir  la  France  enfanter  eiître  deux 
sorcières,  là  vieille  noiredu  moyen-âge,  confession,  in- 
quisition,—  et  l'autre,  la  jeune,  l'anglaise,  aux  taines 
et  menteuses  paroles,  couvrant  le  sordide  intérêt  de 
fictions  politiques  qu'elle  ne  croit  pas  elle-même. 
;   Ce  n'était  pas  depuis  un  jour  que  celle-ci  travail- 


L'ANGLETERRE  TROMPA  LA  FRANGE  PAR  LA  FRANCE.         2S5 

lait  la  France^  employant  k  la  tromper  le  génie  même 
de  la  France.  Trois  hommes,  éminemment  français, 
furent,  dans  le  cours  de  ce  siècle,  caressés,  gagnés, 
par  cette  rusée  Angleterre,  si  fière  d'attitude ,^  si 
flatteuse  et  basse  dès  qu'elle  y  a  intérêt.  Elle  enve- 
loppa Voltaire  par  le  roué  Bolingbroke,  par  Tap- 
pareiice  des  libertés  religieuses  (tout  en  écrasant 
rlrlande).  Elle  enveloppa  Mirabeau,  d'abord  fort  éloi- 
gné d'elle,  îpar  ses  Anglo-Genevois  qui  aidaient  à  sa 
paresse  et  souvent  écrivaient  pour  lui;  elle  le  trouvait 
efrayé  entre  la  monarchie  défunte  et  la  république 
imminente,  elle  liji  offrit  son  système  bâtard  comme 
UD6  planche  dans  le  naufrage. 

La  séduction  la  plus  funeste  fut  celle  de  Montes- 
quieu. Il  serait  long  d'expliquer  ici  comment  ce  bril- 
lant esprit  (si  prenable  par  la  vanité)  fut  suivi,  saisi, 
accaparé  par  les  Anglais,  après  le  succès  des  Lettres 
persanes,  comment  la  médiocrité  rusée  mystiGa  le 
génie.  Le  génie  est ,  on  le  sait ,  trop  souvent 
crédule,  sympathique,  admiratif,  et,  ce  qui  donne 
prise  surtout,  ordinairement  systématique;  montrez - 
lui  une  lueur  qui  flatte  un  peu  ses  systèmes,  il  suivra 
mieux  qu'un  enfant. 

Au  reste,  on  ne  trompe  ainsi  que  ceux  qui  sont 
trompés  d'avance,  ceux  qui  ont  en  eux,  au  cœur 
même,  le  germe  d'erreur.  Je  dis  au  cœur,  parce  que 
Verreur  vient  presque  toujours  d'un  côté  où  la  mo- 
ralité faiblit. 

Oui,  il  faut  le  dire,  si  ce  beau  génie,  noble 
^t  doux,  élevé,  éminemment  humain,  [a  pourtant 


224  CADSBS  RÉELLES 

exercé  une  funeste  influence  sur  la  moralité  poli- 
tique de  TEurope,  c'est  que,  tout  grand  qu'il  était, 
il  suivit  un  sentiment  qui  n'est  rien  moins  qu'élevé, 
et  qui  entraîne  tous  les  faibles  de  cœur  :  le  res- 
pect, l'admiration  du  succès. 

Partout  où  est  le  succès,  le  vulgaire  voit  la  sagesse. 
L'Angleterre  réussissait.  Notre  ingénieux  gascon  se 
chargea  d'expliquer  la  sagesse  anglaise,  il  chercha  la 
cause  de  ses  succès  inouïs  dans  la  perfection  de  son 
gouvernement,  dans  le  profond  mécanisme  de  sa 
constitution.  Son  ignorance  le  servit.  Ne  connais- 
sant ni  l'histoire ,  ni  le  droit  du  pays  dont  il  parlait, 
il  fut  bien  plus  à  son  aise  pour  placer  là  le  système 
dont  il  amusait  son  esprit.  Xénophon  plaçait  ses  rêves 
chez  les  Perses,  Platon  dans  l'Egypte,  dans  l' Atlan- 
tide. L'Angleterre  devint  l'Atlantide  de  Montesquieu. 

La  grandeur  de  l'Angleterre  tenait  à  trois  choses 
qu'il  semble  avoir  peu  comprises.  Je  ne  puis  ici  que 
les  indiquer. 

l"*  L'auteur  principal  et  créateur  de  cette  grande 
puissance  au  dix-septième  siècle,  fut  la  France  même, 
je  veux  dire  l'imbécillité  de  la  France  catholique,  des 
confesseurs  de  Louis  XIV,  qui  le  poussèrent  contre 
son  alliée  naturelle,  la  Hollande,  jetèrent  ainsi  la  Hol- 
lande dans  les  bras  de  l'Angleterre,  et  par  là  donnè- 
rent à  celle-ci  la  domination  des  mers. 

2''  L'Angleterre,  gardienne  fidèle  des  lois  barbares 
du  moyen-àge,  de  l'iniquité  féodale  (droit  d'atnesse, 
etc.),  devait  de  deux  choses  l'une,  ou  devenir  juste, 
ou  trouver  un  moyen  d'éloigner  les  victimes  de  l'io- 


Jffi  LA  GRANDEUR  DE  L'ANGLETERRE.  SK 

justice.  Elle  a  pris  ce  dernier  parti.  Elle  a  périodique^ 
ment  jeté  ses  enfants  à  la  mer.  Ce  cancer  d'iniquité 
qui  la  ronge,  elle  n'a  pu  le  supporter  qu'au  moyen  de 
ces  purgations  périodiques.  De  là  ce  besoin  incessant 
d'émigrations,  ces  colonies  de  siècle  en  siècle. 

3^  Après  le  moment  sublime  de  T  Angleterre ,  la 
flotte  invincible  et  Shakspeare,  le  moment  où  le 
génie  anglais  plana  comme  un  grand  aigle  de  mer,  il 
est  descendu,  et  de  plus  en  plus,  il  a  tendu  aux  ap- 
plications, il  est  devenu  toujours  plus  pratique,  minu- 
tieusement précis,  spécial  et  spécificateur.  La  pesante 
aristocratie  le  refoulaat  sur  lui-même,  l'a  fait  ou- 
vrier, artisan.  Elle  lui  a  créé  ainsi,  sans  préjudice  des 
colonies  extérieures,  comme  une  colonie  intérieure, 
une  Angleterre  dans  l'Angleterre,  et  celle-ci  énorme, 
monstrueuse,  qui  peut  un  jour  enfoncer  l'Ue ,  et  la 
mettre  au  fond  de  l'eau. 

La  grandeur  anglaise,  la  richesse  du  moins  et  le 
développement  industriel ,  ont  leur  principale  origine 
dansée  génie  de  précision,  d'applicatioaet  de  sp^'*- 
ficatwn.  L'Angleterre  a  toujours  gagné  encesens,  mais 
en  revanche,  pour  l'étendue  et  la  profondeur,  pour  les 
facultés  de  haute  généralisation,  pour  l'art  et  la  phi- 
losophie, on  ne  peut  dire  certainement  qu'elle  ait 
gagné  depuis  Shakspeare. 

Quant  à  sa  constitution,  très- compliquée,  donton  a 
fait  tant  de  bruit,  elle  peut  cependant  se  réduire  à  un 
mot.  Le  premier  pouvoir  y  est  l'aristocratie ,  le  se- 
cond l'aristocratie ,  l'aristocratie  le  troisième. 

Cette  aristocratie  va  se  recrutant  sans  cesse  de 
II.  45 


2is  wMàm  fOLtriauBs  db  iieiiTBsomBO. 

tout  ce  qui  s'enrichit.  «  Être  riche  pour  être 
noble  »  y  c'est  toute  la  pensée  de  l'Anglais.  La  pro- 
priété, spécialement  territoriale,  féodale,  est  la  reli- 
gion du  pays. 

Les  institutions  anglaises  sont ,  presque  toutes,  lo- 
<)ales,  spéciales;  insulaires,  impossibles  à  transporter. 
Jamais  les  Anglais  n'avaient  imaginé  que  personne 
eût  la  folie  de  sortir  de  leur  tlb  des  lois  qui  lui  sont 
tQllettient  appropriées.  Mais  voici  un  Français  qui  se 
charge  de  prouver  que  ce  gothique  chaos  d'usages, 
de  précédents  entassés  qui  souvent  se  contrarient , 
dont  leurs  plus  savants  praticiens  ne  peuvent  pas  se 
tirer,  que  ce  chaos  est  l'ordre  même,  que  c'est 
Tétemel  modèle  proposé  au  genre  humain.  Que  dis- 
jeî  à  force  d'esprit,  il  y  voit,  y  reconnaît  l'image 
du  système  céleste,  l'équilibre,  la  gravitation,  etc. 
Avant  que  votre  Newton  eût  trouvé  ce  système  du 
ciel,  leur  dit-il,  il  existait  dans  vos  lois... 

a  Qu'est-ce  que  la  loi?  un  rapport.  Et  ce  rapport 
fiuit  les  climats.  L'heureux  rapport  de  l'équilibre,  la 
pondération  des  puissances,  c'est  la  vraie  base  poli- 
tique ,  où  s'appuye  toute  société  * .  » 

Quel  étonnement  c'eût  été  pour  les  grands  juris- 
consultes, les  pontifes  du  droit  stoïcien,  d'entendre 
tous  ces  mots  de  physique,  de  mécanique,  d'équiii- 

^  Notez  que  cette  idée  du  droit,  quelque  peu  élevée  qu*elle  ^oit, 
était  un  progrès  remarquable  sur  la  théorie  proprement  anglaise  de 
Hobbes  et  de  Locke  qui  ne  voient  le  juste  que  dans  Tntile.  —  Au 
reste,  les  Anglais  saisissent,  eiqploitent  immédiatement  TMée  de  Mon- 
tesquieu. Son  livre  paraît  en  1748  ;  en  4753 ,  ils  ouvrent  à  grand  bruit 
U  CQurs  de  rinûUieur  et  cQDuneatateor  Blackstone. 


U  mon  OBSCOBa^ÉXOOTPÉPABiAraTSIOimBT  LA  MÉCANIQUE.  «7 

bre,  poids,  contre-poids,  gravitation...  Ah!  ce  n'est 
pas  pour  un  tel  droit,  matériel  et  matérialiste,  que 
Papinien  fit  au  tyran  la  sublime  réponse  qui  lui 
Taiut  le  martyre.  Ce  n'est  pas  pour  un  tel  droit 
qae  notre  grand  Dumoulin  brava  le  poignard ,  et 
quatre  fois  fut  près  d'être  assassiné.  Les  politiques 
aussi,  les  Barnevelt  et  les  de  Witt,  quand  ils  chan- 
tairat  dans  les  tortures  Justum  et  tenacem^  ils  n'ima- 
ginaient pas  que  le  droit  £ftt  chose  physique;  ils 
croyaient  au  droit  de  l'esprit. 

n  ne  faut  pas  cependant  rep(»rter  toute  la  faute  de 
«et  abaissement  du  droit  à  M.  de  Montesquieu.  Le 
hux  spiritualisme  jésuitique  avait,  dès  le  dix-septième 
siècle,  tourné  les  esprits  des  hommes  vers  la  sphère 
où  la  liberté  éclatait  alors ,  vers  les  sciences  de  la 
matière ,  transfigurées  par  Galilée.  La  politique , 
cédant  à  leur  ascendant ,  avait  peu-èrpeu  pris  leur 
langue.  Descartes  y  contribua  par  la  popularité  de 
ses  ouvrages ,  même  par  ses  romans  de  physique. 
Newton  vint  avec  cet  éclat ,  cette  autorité  im?- 
meiise,  et  Voltaire  pour  traducteur!  L'équilibre,  la 
gravitation ,  apparurent  la  loi  universelle  du  monde, 
et  moral ,  et  physique. 

L'on  oublia  que  le  droit  est ,  en  quelque  sorte , 
le  contraire  de  la  physique.  Celle-ci  balance  les  puis- 
sances, cherche  l'équilibre  des  forces.  Mais  l'essence 
même  du  droit  est  de  tenir  même  compte  du  fort  et 
du  faible,  de  mettre  le  petit,  l'impuissant  «  dans  la 
balance ,  et  de  juger  qu'il  pèse  tout  autant  que  le 
puissant. 


228  PII6TET4DU  ÉdOILlBRB  COflSTITimOlINBL. 

C'est  le  jeu  sublime  du  droite  et  par  ob  il  méprise 
la  nature 9  et  met  le  ciel  sous  ses  pieds  !.«...  Ar- 
rière ^  physique!  arrière ,  mécanique!  C'est  ici  ud 
monde  saint!  Restez  à  la  porte...  un  monde  absurde 
pour  vous,  pour  vous  inintelligible,  où  Ton  juge,  au 
mépris  de  toutes  vos  mathématiques,  que  le  petit 
égale  ou  surpasse  le  grand,  et  que  le  faible  rat  le  fort. 

Laissez-moi  donc  vos  prétentions  de  ramener  la 
morale  à  la  physique,  laissez  la  politique  mécanique 
qui  met  le  droit  dans  l'équilibre. 

Le  droit,  c'est  le  droit,  le  hkn,  c'est  le  bien  ;  il  n'y 
fout  autre  définition.  Tout  cœur  d'homme  compren- 
dra. Tel  fut  le  point  de  départ  de  nos  maîtres,  les 
grands  stoïciens  qui  assirent  sur  cette  base  la  juris- 
prudence romaine.  Tel  aussi  le  résultat  de  la  vraie 
philosophie,  de  Rousseau,  de  Kant,  ces  grands  révo- 
lutionnaires, tel  le  credo  originaire  de  notre  Révo- 
lution. 

Ce  fameux  droit  d'équilibre,  que  faisait-il  en  pra- 
tique? 

Si  l'équilibre  existait  réellement,  comme  Benlham 
et  autres  en  ont  très-bien  fait  la  remarque,  il  abou- 
tirait simplement  à  l'immobilité  complète.  11  ne  serait 
absolument  autre  que  le  maintien  du  statu  quo.  Main- 
tien de  l'ordre  ?  pas  toujours.  Il  est  possible  que  le  ëtalu 
quo  soit  l'immobilisation  du  désordre,  et  le  rende  per- 
manent. 

Ce  statu  quo  social,  entouré  en  An^eterre  de  belles 
garanties,  qui  relevaient  du  reste  ladignitédel'homme, 
ne  faisait  que  consacrer  pour  chacun  son  droit  actuel, 


FAUX  ÉQOILIBIUS  EUROPÉEN.  3» 

à  ceux-ci  le  droit  d'avoir  tout,  à  ceui-Ià  le  droit 
d'avoir  faim.  Une  chose  remédiait,  dont  nous  avons 
parlé,  l'usage  de  jeter  une  partie  de  la  population 
à  la  mer. 

Le  statu  quo  avait  été  vivement  désiré  en  Europe, 
après  l'horreur  sanglante  des  guerres  de  religion.  Le 
monde  qui  d'épuisement  ne  pouvait  {dus  remuer,  se 
laissa  persuader  que  la  balance  des  intérêts  suffirait  à 
l'ordre,  abstraction  faite  du  droit.  Ainsi,  rien  ne  bou- 
gerait plus,  les  petits,  toujours  petits,  les  forts,  tou- 
jours forts.  Vain  espoir!  toutes  les  fois  qu'une  idée 
nouvelle  advenait,  qu'une  puissance  apportait  au 
monde  une  force  morale,  comme  la  France  à  l'aurore 
de  Louis  XIV,  la  France  de  Colbert  et  de  Molière, 
l'équilibre  se  rompait. 

En  temps  ordinaire,  il  est  vrai,  la  voracité  de 
chacun  était  contenue  par  la  voracité  de  tous.  Mais, 
au  fond,  nulle  idée  du  droit.  C'était  comme  une 
baode  de  loups  qui  sont  en  cercle  et  se  regardent; 
si  l'un  faiblit,  haro  sur  lui.  Ainsi,  à  l'avènement 
de  la  jeune  Marie-Thérèse  ,  l'Autriche  semble 
faible,  orpheline;  donc,  sus  à  l'Autriche!  —  Puis, 
c'est  la  petite  Prusse  ;  malheur  à  la  Prusse  I  On  essaye 
de  la  dévorer.  —  De  temps  à  autre,  on  arrache  un 
lopin  de  la  Turquie.  —  La  Russie  mord  la  Suède.  — 
L'Autriche  absorberait  la  Bavière,  si  l'on  ne  se  jetait 
enfre.  —  Voilà  le  hideux  aspect  de  ce  cirque  de  bêles 
sauvages. 

Cette  fiction  d'équilibre,  de  balance  européenne, 
toujours  attestée  gravement  dans  le  dix-huitième  siè- 


230  TRAVAIL  DE  L'ANGLETERBE  POUR  REirTRALlSEBL 

cle,  semble  alors  régir  encore  TEurope.  On  la  rappelle 
aux  petits,  c'est  une  moralité  qui  leur  est  appropriée, 
une  sorte  de  catéchisme.  Les  grands  aux  deux  extré- 
mités, grandissent  pendant  ce  temps  ;  deux  géants  se 
font,  l'Angleterre  et  la  Russie. 

La  Russie,  puissance  asiatique,  a  moins  besoin 
d'hypocrisie.  Elle  pèse  brutalement,  cruellement  sur 
la  Pologne,  elle  en  arrache  des  membres  ;  elle  force 
ses  voisins  de  prendre  part  à  ce  meurtre,  d'emporter 
une  dépouille,  elle  ne  leur  permet  pas  de  rester  les 
mains  nettes,  comptant  bien,  au  reste,  leur  repren- 
dre la  part  qu'elle  leur  fait ,  quand  elle  les  prendra 
eux-mêmes. 

La  Russie,  une  barbarie  oi^anisée,  peut  se  pas- 
ser d'une  idée;  on  ne  lui  a  pas  encore  à  cette 
époque  fabriqué  le  panslavisme.  Mais  l'Angleterre, 
le  grand  tartufe,  doit  faire  semblant  d'avoir  une 
idée.  Elle  se  présente  hardiment  (  pour  emprunter 
le  mot  absurde  deM"'  de  Staël),  c(Hnme  «le  che- 
valier de  la  liberté  du  monde  » .  Elle  défendra 
cette  liberté  ;  bien  mieux ,  elle  la  réglera ,  l'as- 
surera ,  la  fondera.  Facile  est  la  recette  :  imitez  sa 
constitution. 

Honnête,  libérale  Angleterre  I  elle  n'a  pas  pris  le 
Portugal,  elle  n'a  pas  conquis  la  Hollande.  Elle  les  a 
seulement  annulés.  Le  Portugal,  découragé,  fi'est 
peu-à-peu  livré  lui-même ,  endormi  dans  sa  ruine  ^ 

^  Sauf  un  moment  de  téyél,  vraiment  héroïque.  La  lettre  meni- 
çante  de  Pombal  aux  Anglais  restera  élernellement  dans  la  mémoire 
des  hommes.  K.  son  Administration,  t.  m,  p.  4-42  (4787). 


I«A  HOLUNDE,  LE  PO^TUGAi»  U  nUim.  891 

UBoH«iide  était  plps  difiicila;  mais  l'Angleterre  peii- 
àrpea  Va  prise  p^r  i»  maison  d'Orange  ;  c'est  pour 
fonder  cette  maison  qu'elle  a  sans  cesse  rauué 
contre  le$  vrais  Hollandais  la  populace  des  villes 
(en  grande  partie  étrangère),  jusqu'à  ce  que  le  mal* 
beureux  pays  reprit ,  sous  le  nom  de  Statiiouder' 
uni»éfet  anglais,  pour  détruire  systématiquement  sa 
miiine  et  le  trahir  jour  par  jour. 

L'Angleterre  agit  d'adtant  mieux  sur  le  continent, 
qu'elle  n'y  fait  point  de  conquête,  sauf  quelques  poîpibs 
dominants,  essentiels,  comme  est  Gibraltar,  comme 
fot  Calais  si  longtemps. ..  Prenons  bien  garde  à  Cher- 
bourg ^ 

L'idéal  de  l'Angleterre  fut  de  tenir  peu-à-peu  toute 
la  côte  d'eo  fftce,  —  Hollande  et  Portugal,  Belgique, 
France,  —  par  quatre  préfets  anglais.  Elle  crui 
ravoir  attdint,  lorsque  le  duc  d'Orléans,  sa  docile 
créature,  plus  subordonné  aux  Apglais  que  les  princes 
d'Orange  ou  d9  Bragance,  leur  livra  notre  poUtique, 
nos  plus  iutimes  secrets,  tua  pour  eux  le  commerce 
français,  tua  avec  eux  la  marine  espagnole ,  alliép 
naturelle  de  la  nôtre.  La  France ,  évanouie  ^lors, 
comme  après  une  horrible  saignée,  laissait  faire;  on 

1  Terrible  état  de  distraction  où  vit  la  France,  misérablement  oc- 
cupée de  honteux  procès  !  Elle  n^a  point  entendn  le  cri  du  Portugal, 
étranglé  à  U  turque  par  )* Angleterre,  TE^pagne»  et,  faut-il  le  dire? 
psr  U  France  même  qui  parait  n'en  rien  savoir.  Le  cri  n*a  eu  d'écbo 
que  dans  le  cœur  d'un  homme  de  génie  (Quinet,  La  France  et  la 
^^^niit- Alliance  en  [Portugal,  1847).  —Maintenant,  voici  bien  autre 
^osel  bien  plus  près,  plus  personnelle!  Et  la  France  n'en  sait 
^eaî  L'ANGLETERRE  BATIT  DEVANT  CHERBOURG. 


9Si  L'ANGLETCRRE  N'AYANT  PAS  UNE  IDÉE  HORALB 

pouvait  oser  tout  sur  ce  cadavre.  Un  commissaire 
anglais  à  Dunkerque,  l'ambassadeur  anglais  à  Paris, 
recevant  les  hommages  du  premier  ministre,  dictant 
ses  dépêches  !  C'était  fini  de  la  France,  si  elle  avmt 
conitenti  à  toutes  ces  indignités  ;  mais  elle  était  comme 
absente  d'elle-même.  Qui  n'a  la  volonté ,  n'a  rien. 
Les  Anglais  régnaient,  et  avec  cela  ils  n'obtenaient 
nul  résultat.  Ils  travaillaient  la  haute  société,  les  sa- 
lons, se  faisaient  à  moitié  Français,  ridicules,  pour 
influer  sur  les  Français;  tout  cela  se  passait  en  haut, 
à  la  surface,  rien  ne  pénétrait  en  bas.  Ils  n'avaient 
pas  alors  la  prise  que  leur  ont  donnée  sur  nous  la 
banque  et  l'industrialisme.  La  France  de  ce  temps-là 
se  défendait  par  l'esprit,  et  restait  entière.  Un  ma- 
tin ,  elle  s'éveille  et  donne  aux  Anglais  la  leçon  de 
Fontenoi. 

Étrange  etbizarre  insolence!  vouloir  dominer  lepays 
qui,  en  ce  temps  même,  sous  son  triste  gouvernement, 
dominait,  entraînait  le  monde  par  la  puissance  de 
l'esprit  !  Pour  dominer,  il  faut  un  droit,  et  ce  droit, 
c'est  une  idée. .. .  Qu'on  me  montre  une  idée  anglaise! 

Une  grande  et  féconde  idée  morale.  L'Angieterre 
n'a  jamais  eu,  n'aura  jamais  aucun  grand  moraliste, 
aucun  grand  jurisconsulte  ^. 

«  Parce  qu*eUe  rédait  le  droit  ^  une  idée  négative ^  celle  des  garanties- 
—  M.  Gutzot  éublissaît,  en  4828  (Préface  de  THist.  constit.  d*Bal- 
lam,  p.  9)  :  «  Qu'en  ÂDgleterre,  les  révolutions  se  sont  accomplies 
par  le  pouvoir  des  faits  ^  sans  attendre  que  la  justice  ou  la  nécessité 
en  fût  érigée  en  doctrine  >.  Pour  dire  la  chose  clairement ,  les  théo- 
ries ont  été  créées  après  coup ,  elles  sont  venues  au  secours  des  faits 
accomplis,  et  pour  les  justifier. 


MB  PEUT  RIEN  SUR  LA  FRàRGE.  Î35 

La  Grèce  eut  droit  sur  le  inonde,  Rome  eut  droit, 
et  la  France  eut  droit.  Chacune  apporta  une  idée.  Art, 
jurisprudence,  fraternité  sociale,  voilà  des  titres,  il 
me  semble.  Le  monde  en  est  resté  respectueux,  re- 
connaissant pour  ces  peuples.  Mais  l'industrie,  mais 
le  commerce,  ce  sont  de  grandes  utilités,  à  coup  sûr, 
et  qui  enrichissent  leur  homme.  Pourquoi  cependant 
remercieriez-YOus  le  commerçant,  l'industriel,  de  ce 
qu'il  veut  être  riche? 

L'Angleterre  fut  enragée  de  voir  sa  rivale,  si  obéis- 
sante sous  la  régence,  qui  lui  échappait  de  plus  en 
plus.  Elle  se  donna  à  quiconque  haïrait  le  plus  la 
France.  C'est  la  grandeur  des  deux  Pitt. 

La  France  offre  un  spectacle  absolument  contraire; 
elle  combat  parfois  l'Angleterre ,  elle  ne  la  hait  ja- 
mais. Si  elle  aide  l'Amérique,  c'est  pour  l'Amérique 
même,  c'est  pour  la  liberté  du  monde.  Jamais  les  An- 
glais ne  furent  mieux  vus  en  France  qu'à  cette  époque, 
jamais  leurs  romans,  leurs  Pamélas,  n'eurent  plus  de 
succès,  leurs  modes,  leurs  courses,  etc.  Le  duc  d'Or- 
léans œuraU,  buvait,  se  piquait  d'être  un  parfait 
gentleman,  et  de  temps  à  autre  allait  faire  sa  cour 
de  l'autre  côté  du  détroit. 

Toute  l'Angleterre  prit  plaisir  à  la  révolution  de 
France.  Elle  crut  qu'il  en  arriverait  de  deux  choses 
l'une,  infailliblement,  ou  que  la  France,  épuisant  ses 
forces  contre  elle-même,  ne  compterait  plus  en  Eu- 
rope, qu'elle  ferait,  c'est  leur  mot  même,  «un  grand 
vide,  un  blanc  sur  la  carte»  ;  ou  bien  que,  copiant  fidè- 
lement la  révolution  anglaise,  elle  conserverait  la 


254  L'AliGLCTBaAI  ttMT  LA  FftAMCI. 

royauté  dans  une  branche  cadette,  d'après  le  plincipe 
anglais  de  1688  :  «  ]u.e  meilleur  roi  est  celui  qui  a  le 
plus  mauvais  titre.  )» 

Elle  fut  étonnée,  atterrée  >  de  voir  la  calme  gran- 
deur de  notre  Révolution >  qui,  sans  s'informer 
de  toutes  les  vieilleries  anglaises,  éerivaît  pour  le 
genre  humain  la  Déclaration  des  droits.  Vrai  législar 
teur  du  monde,  qui  lui  dénonçait  la  paix,  et,  avec 
trois  millions  d'hommes  armés,  déclarait  renoncer  à 
la  guerre  et  au^n:  conquêtes* 

Et  elle  en  faisait,  par  la  force  de  la  raison,  au  sein 
de  TAnglcterre  même.  Fox,  le  grand  orateur  anglais, 
Price,  leur  économiste  et  le  fondateur  de  leur  crédit, 
Priestley,  leur  illustre  chimiste,  saluèrent  de  coeur 
la  première  révolution  humaine  çt  universelle,  qui 
voulait  finir  toute  guerre,  supprimer  la  haine  en  ce 
monde,  et,  comme  disait  un  des  nôtres  :  Sur  uo 
monceau  d'armes  brisées,  faire  embrasser  les  nations. 

L'Angleterre  trouvait  cela  intolérable.  Elle  ac- 
cueillit avidement  tout  ce  que  le  Vent  du  contineol 
apportait  d'accusations  contre  nous.  Elle  crut  tout, 
adopta  tout.  Les  témoins  les  plus  intéressés  lui  paru- 
rent précieux,  respectables,  irrécusables.  Ceux-là, 
c'étaient  les  vrais  Français.  Tout  ce  qu'il  y  avait 
d'émigrés,  de  transfuges,  l'honnéto  Angleterre;  ^n 
jury,  la  main  sur  le  cœur,  aflSrma  que  c'était  la 
France. 

Chose  curieuse.  La  France,  par  la  grande  faute 
de  Louis  XIY  (la  guerre  de  Hollande)  donna  la  mer 
H  TAngleterre.  La  France,  par  le  génie  de  fontes- 


DEUX  IRLANDAIS  LA  SERVENT  CONTRE  LA  FRANGE.     Wt 

qiûeu  fit  aux  Anglais  leur  fomeuse  théorie  consti- 
tutionnelle, qui  leur  donna  autorité  en  ce  monde* 
La  France  encore,  au  moment  de  la  révolution  leur 
donna  toutes  forgées  les  armes  de  la  polémique  par 
laqueUeils  Tattaquérent. 

Cette  faistûîre  est  comme  un  duel  de  la  France 
contre  la  France.  Seule  alors  elle  ét«ut  en  vie ,  seule 
elle  était  vraiment  le  monde,  et  comme  tel,  elle 
portait  en  soi  ses  contraires.  C'est  là  sa  funèbre 
grandeur,  de  n'avoir  pu  trouver  d'ennemi  sérieux 
qu'elle-même. 

Nos  tranrfuges  cmt  été,  un  à  un,  inspirer,  dicter 
aux  Anglais  leurs  arguments  contre  nous.  C'est  Ca- 
lonne,  c'est  Necker,  c'est  Uumouriez,  les  gens  à  qui 
la  France  a  confié  ses  affaires,  qui  lisent  de  cette 
connaissance,  qui  écrivent  contre  la  France  des 
livres  profoadéntent  anglais. 

Ces  trois  n'ont  pas  cependant  la  grande  responsa- 
bilité. Calonne  était  trop  méprisé  pour  être  cru,  les 
deux  antres  trop  haïs. 

L'honmie  qui  agit  incontesta)}lement  avec  plus 
d'efficacité  cmtre  U  révolution,  qui  nuisit  le  plus  à 
la  France,  qui  rassura  le  plus  l'Angleterre  sur  la 
lë^tîmité  de  sa  hbine,  fut  un  Irlandais  (d'origine), 
Lally  ToUendal. 

C'est  de  lui  qu'un  autre  Mandais,  Burke,  reçut  le 
texte  tout  fiût,  de  lui  qu'il  partit,  et  portant  la  haine 
Bt  l'insuUe  à  la  seconde  puissance ,  donna  le  ton 
à  l'Europe.  Ces  deux  hommes  parlèrent;  tout  le 
i^»te  répéta. 


2(6  LALLY-TOLLENniO.. 

Qu'on  ne  dise  pas  que  je  leur  donne  une  respon- 
sabilité exagérée,  qu'avec  leur  brillante  faconde 
sans  idées,  avec  la  légèreté  de  leur  Caractère,  ils  I 
n'avaient  pas  en  eux  de  quoi  changer  ainsi  l'Europe.  I 
Je  répondrai  que  de  tels  hommes  n'en  font  que  de 
meilleurs  acteurs,  parce  qu'ils  jouent  au  sérieux, 
parce  que  leur  vide  intérieur  leur  permet  d'autant 
mieux  d'adopter,  de  pousser  vivement,  comme 
leurs,  toutes  les  idées  des  autres.  Nous  avons  vu 
dernièrement  un  homme  tout  semblable,  O'Con- 
nell,  tout  aussi  bruyant,  et  tout  aussi  vide,  pro- 
noncer, au  profit  de  l'Angleterre,  au  dommage  de 
l'Irlande ,  le  mot  qui  pouvait  ôter  à  cette  pauvre 
Irlande  son  futur  salut  peut-être,  la  sympathie  de  la 
France ,  réclamer  pour  les  Irlandais  le  carnage  de 
Waterloo. 

L'éloquent,  le  bon,  le  sensible,  le  pleureur  Lally, 
qui  n'écrivit  qu'avec  des  larmes,  et  vécut  le  mouchoir 
à  la  main,  était  entré  dans  la  vie  d'une  manière  fort 
romanesque;  il  resta  homme  de  roman.  C'était  un 
fils  de  l'amour,  que  le  malheureux  général  Lally, 
faisait  élever  avec  tnystère  sous  le  simple  nom  de  Tro- 
phime.  Il  apprit  dans  un  même  jour  le  nom  de  son 
père,  de  sa  mère,  et  que  son  père  allait  périr.  Sa 
jeunesse,  glorieusement  consacrée  à  la  réhabilitation 
d'un  père,  eut  l'intérêt  de  tout  le  monde,  la  béné- 
diction de  Voltaire  mourant.  Membre  des  États- 
généraux,  Lally  contribua  à  rallier  au  Tiers  la  mino- 
rité de  la  noblesse.  Mais  dès-lors,  il  l'avoue,  ce  grand 
mouvement  de  la  Révolution  lui  inspirait  une  sorte 


LALLT-TOLLENDAL.  257 

de  terreur  et  de  vertige.  Dès  son  premier  pas  elle 
s'écartait  singulièrement  du  double  idéal  qu'il  s'était 
fait.  Ce  pauvre  Lally,  le  plus  inconséquent  à  coup 
sûr  des  hommes  sensibles,  rêvait  à-la- fois  deux 
choses  fort  dissemblables,  la  constitution  anglaise 
et  le  gouvernement  paternel.  Dans  deux  occasions 
très-graves,  il  nuisit,  voulant  servir,  à  son  roi  qu'il 
adorait.  J'ai  parlé  du  23  juillet,  où  son  éloquence 
étourdie  gâta  une  occasion  fort  précieuse  pour  le  Roi 
de  se  rallier  le  peuple.  En  novembre,  autre  occasion, 
et  Lally  la  gâte  encore;  Mirabeau  voulait  servir  le 
Roi,  et  tendait  au  ministère  ;  Lally,  avec  son  tact 
habituel ,  prend  ce  moment  pour  lancer  un  livre 
contre  Mirabeau. 

n  s'était  alors  retiré  à  I^usanne.  La  terrible  scène 
d'octobre  avait  trop  profondément  blessé  sa  faible  et 
vive  imagination.  Meunier,  menacé,  et  réellement 
en  péril,  quitta  en  même  temps  l'Assemblée. 

Le  départ  de  ces  deux  hommes  nous  fit  un  mal  im- 
mense en  Europe.  Mounier  y  était  considéré  comme 
la  raison,  la  Minerve  de  la  Révolution.  11  l'avait  de- 
vancée) en  Dauphiné,  et  lui  avait  servi  d'organe  dans 
son  acte  le  plus  grave,  le  serment  du  Jeu  de  Paume. 
£t  Lally,  le  bon,  le  sensible  Lally,  adopté  de  tous  les 
cœurs,  cher  aux  femmes,  cher  aux  familles  pour  la 
défense  d'un  père,  Lally,  l'orateur  à-la-fois  royaliste 
et  populaire,  qui  avait  donné  l'espoir  d'achever  la  Ré- 
volution par  le  Roi,  le  voilà  qui  dit  au  monde  qu'elle 
est  perdue  sans  retour,  que  la  royauté  est  perdue  et 
la  liberté  perdue,..  Le  Roi  est  captif  de  l'Assemblée, 


S38  LES  HOmiES  SENSIBLES  PROVOQUENT 

l'Assemblée  du  peuple.  Il  adopte,  ce  Français,  le  mot 
de  l'ennemi  de  la  France,  le  mot  de  Pitt  :  «  Les  Fran- 
çais auront  seulement  traversé  la  liberté.  »  Dérision 
sur  la  France!  L'Angleterre  est  désormais  le  seul  idéal 
du  monde.  La  balance  des  trois  pouvoirs,  voilà  toute 
la  politique.  Lally  proclame  ce  dogme,  «avec  Ly- 
curgue  etBlackstone». 

Fond  ridicule,  belle  forme,  éloquente,  passionnée, 
langue  excellente,  de  la  bonne  tradition,  abondance 
et  plénitude,  un  flot  dû  cœur..,.  Et  tout  cela,  pour 
accuser  la  patrie,  la  déshonorer,  s'il  pouvait,  tuer  sa 
mère....  Oui,  le  môme  homme  qui  consacra  une 
moitié  de  sa  vie  à  réhabiliter  son  père,  donne  le  reste 
à  l'œuvre  impie,  parricide,  de  tuer  sa  mère,  te 
France. 

Le  Mémoire  adressé  par  Lally  à  ses  commettants 
(janvier  90)  offre  le  premier  exemple  de  ces  tableaux 
exagérés,  que  depuis  l'étranger  n'a  cessé  de  faire  des 
violences  de  la  Révolution.  Les  pages  écrites  là-<Ies- 
sus  par  Lally  sont  copiées,  pour  les  faits,  pour  les  mois 
même,  par  tous  les  écrivains  qui  suivent.  Les  soi- 
disant  constitutionnels  commencent  dès  lors  contre  la 
France  la  plus  injuste  des  enquêtes,  allant  de  province 
en  province  demander  aux  seigneurs,  aux  prêtres  : 
«  Qu'avez- vous  souffert?»  Puis,  sans  examen,  sans 
contrôle,  sans  production  de  pièces,  ni  de  témoins,  ils 
écrivent,  ils  certifient.  Le  peuple,  victime  obligée 
et  nécessaire,  après  avoir  souffert  des  siècles,  dans  son 
jour  de  réaction,  souffre  encore.  Ses  prétendus  amis 
enregistrent  avidement  tous  ses  méfaits ,  vrais  ou 


LA  GUERRE  UNIVERSELLE.  SS9 

fkux  ;  ils  reçoivent  contre  lui  les  témoins  les  pluâ  sus* 
pects;  contre  lui,  ils  croient  tout. 

Lally  marche  le  premier ^  il  est  le  maître  du  chœur; 
par  liii ,  commence  ce  grand  concert  de  pleureurs, 
qui  pleurent  tous  contre  la  France....  Pleureurs  du 
roi,  de  la  noblesse,  qui  gard^  la  pitié  pour  eux,  qui 
n'accordez  rien  aux  millions  d'hommes  qui  souffrirent, 
périrent  aussi,  dites-nous  donc  quel  rang,  quel  bla- 
son il  £euit  avoir  pour  qu'on  vous  trouve  sensibles.... 
Nous  avions  cru,  nous  autres^  que  pour  mériter  les 
lannes  des  hommes,  être  homme,  c'était  assez. 

Ainsi,  l'on  a  mis  en  branle  contre  le  seul  peuple 
qui  Youlait  le  bonheur  du  genre  humain  ce  grand 
mouvement  de  pitié.  La  pitié  est  devenue  une  ma* 
chine  de  guerre,  une  machine  meurtrière.  Et  le 
monde  a  été  cruel,  à  mesure  qu'il  était  sensible. 
Laily  et  les  autres  pleureurs  ont  fomenté  contre  nous 
la  croisade  des  peuples  et  des  rois  ;  elle  a  jeté  la 
France,  acculée  entre  tous,  dans  la  nécessité  ho- 
micide de  la  Terreur.  —  Pitié  exterminatrice  !  elle  a 
coûté  la  vie  à  des  millions  d'hommes.  Cette  cata- 
racte de  lannes  qu'ils  eurent  dans  les  yeux  a  fait 
couler  dans  la  guerre  des  torrents  de  sang. 

Qu'on  juge  avec  quelle  délectation  intérieure,  quel 
sourire  de  comi^aisance,  l'Angleterre  apprit  des  Fran- 
çais, des  meilleurs,  des  plus  sensibles,  des  vrais  amis 
de  la  liberté,  que  la  France  était  un  pays  indigne 
de  la  Uberté,  un  peuple  étourdi,  violent,  qui,  par 
faiblesse  de  tète,  tournait  aisément  au  crime. 
Ë&bnts  brutaux^  malfaisants,  qui  gâtent  et  brisent 


210   LEUR  CONFIANCE  AVEUCLB  AUX  ENNEMIS  DE  LA  FRANCE. 

ce  qu'ils  touchent...  Ils  briseraient  le  monde  vrai- 
ment,  si  la  sage  Angleterre  n'était  là  pour  les  châ- 
tier. 

La  partie  n'était  pas  égale  dans  ce  procès  devant 
le  monde  y  entre  la  Révolution  et  ses  accusateurs 
Anglo-Français.  Eux,  ils  montraient  des  désordres 
trop  visibles.  Et  la  Révolution  montrait  ce  qu'on  ne 
voyait  pas  encore,  la  persévérante  trahison  de  ses 
ennemis,  l'entente  cordiale,  intime,  des  Tuileries,  de 
l'émigration,  de  l'étranger,  l'accord  des  traîtres  du 
dedans,  du  dehors.  On  niait,  on  jurait,  on  prenait  le 
ciel  à  témoin.  Soupçonner  ainsi,  calomnier,  ah!  quelle 
injustice  !...  Ces  innocents  qui  protestaient  sont  venus 
en  1816  dire  bien  haut  qu'ils  étaient  coupables,  se 
vanter  et  tendre  la  main. 

Oui,  nous  pouvons  aujourd'hui,  sur  leur  témoi- 
gnage même,  affirmer  avec  sûreté  :  Les  Necker, 
les  Lally,  furent  des  simples,  des  niais,  quand  iisgar 
rantirent  ce  que  le  temps  a  si  violemment  démenti... 
Des  niais,  mais  dans  cette  niaiserie,  il  y  avait  cor- 
ruption ;  ces  tètes  faibles  et  vaniteuses,  avaient  été 
tournées  par  leurs  désappointements,  corrompues 
par  les  caresses,  les  flatteries,  la  funeste  amitié  des 
ennemis  de  la  France. 

La  France  révolutionnaire,  qu'on  a  crue  si  violente, 
fut  patiente,  en  vérité.  Partout  dans  Paris,  rue  Saint- 
Jacques,  rue  de  la  Harpe,  on  imprimait,  on  étalait 
les  livres  des  traîtres,  d'un  Galonné,  par  exempte, 
admirablement  exécutés  aux  frais  de  la  cour,  te 
livre  furieux,  immonde  de  Burke,  aussi  violent  que 


FimBURS  DE  HUMUS.  '  S44 

ceux  de  Marat,  et,  si  l'on  songe  aux  sésultats,  bien 
autrement  homicide  ! 

Ce  livre,  si  furieux,  que  l'auteur  oublie  à  chaque 
pi^  ce  qu'il  vient  de  dire  dans  l'autre,  s'enferrant 
lui^nème  à  l'aveugle  dans  ses  propres  raisonnements, 
me  rappelle  à  tout  moment  la  fin  de  Mirabeau-Ton- 
neau, qui  mourut  de  sa  violence,  se  jetant  les  yeux 
fermés  sur  Tépée  d'un  officier  qu'il  forçait  de  mettre 
en  garde. 

L'excès  de  la  fureur  qui  souffre  de  n'en  pouvoir 
dire  assez,  jette  à  chaque  instant  l'auteur  dans  ces 
basses  bouffonneries  qui  avilissent  le  bouffon  :  «  Nous 
n'avons  pas  été,  nous  autres  Anglais,  vidés,  recousus, 
empaillés,  comme  les  oiseaux  d'un  musée,  de  paille 
ou  ehiffons,  de  sales  rognures  de  papier  qu'ils  appel- 
lentpes  Droits  de  l'homme.  »  Et  ailleurs  :  a  L'assemblée 
constituante  se  ccunpose  de  procureurs  de  village. 
Ils  ne  pouvaient  manquer  de  faire  une  constitution 
lit^euse ,  qui  donne  nombre  de  bons  coups  à 
fiiire...  » 

J'ai  cherché  avec  une  simplicité  dont  j'ai  honte 
maintenant,  s'il  y  avait  quelque  doctrine.  Rien  qu'in- 
jure et  contradiction.  11  dit  dans  la  même  page  :  «  Le 
gouvernement  est  une  œuvre  de  sagesse  humaine,  i» 
Et  quelques  lignes  plus  bas  :  «  Il  faut  que  l'homme 
soit  borné  par  quelque  chose  hors  de  Vhomme.  » 
Quelle  donc?  un  ange,  un  dieu,  un  pape?  Revenez- 
donc  alors  aux  merveilleux  gouvernements  du  moyen^ 
âge,  aux  politiques  de  miracle. 

Le  plus  amusant  dans  Rurke,  c'est  son  éloge  des 


M  ACCORD  01  fWTMKf  M  SANGLAIS. 

fiiof  ii6»«  il  ne  laiit  pat  là^essusi  Élève  de  Saint-Oiaer^ 
converti  pour  arriver,  il  semble  se  rappeler  (un  pea 
tand)  fies  txms  mattres  les  jésuites.  Ut  protastaâte 
Angleterre  a  le  oœur  attendri  pour  eux,  par  sa  hamq 
emtre  nousi  La  RéveliiticHi  a  du  bou^  puisqù'dle  nip^ 
pmobe  et  uiet  d'accord  de  si  aneiens  ennemia. 
Mi  PitI  irait  à  la  messe.  Tous  ensemble^  Âoglaîa  et 
moines,  se  mettent  &  l'unisson,  dès  qu'il  iTagît  de  dire 
pour  la  France  les  vêpres  sanglantes,  et  chantiut  aa 
même  )utriii. 

Pitt  Avoua  le  livre  de  BurJLe.  Il  veulut  eféor  une 
brèehe  éternelle  entre  lea  deux  peuples^  dlaifir^ 
creuser  le  détroit. 

La  haine  des  Anglais  pour  la  France  atait  été 
jttscpie-là  up  sentiquent  instmettf^  e^prieieux^  Taria*- 
ble.  Bile  fat  dès4ors  l'objet  d'une  culture  système* 
Uqoe  qui  réussît  à  merVeitte.  Bile  graadît,  elle 
fleurit* 

Le  fonds  était  bien  préparé.  Sismondi  (nullffliient 
défavorable  aux  Anglais  et  qui  s'est  marié  ohez  eux) 
foit  cette  remarque  très-juste  sur  leur  faistcnre  au  dix- 
huitième  siècle*  Ils  étaient  d'autant  plus  belliqueux 
qu'Hs  ne  faisaient  jamais  la  guerre.  Ils  ne  la  fiaisaîent 
du  motiis  ni  par  eux-mêmes^  ni  ehes  eux.  Hase 
eroyaient  inattaquables  ;  de  là  une  sécurité  d'é^oisme 
qui  leur  endurcissait  le  cœur^  les  rendait  violents^ 
msolents,  irritables^  pour  tout  ce  qui  résistait. 
Le  châtiment  de  eette  disposition  haineuse  foi  le 
progrès  de  la  haine,  la  triste  bteilîté  avec  laqudle 
ils  se  laissèrent  mener  par  leurs  grands^  lems  ri* 


CRtOOUTt  HABIBm  DD  HRJPLI  ANaLâttL  M5 

ch€$j  à  touta  les  folies  que  la  haine  inspire.  Les  boa^ 
oes  qualités  de  ce  peuple,  laborieux,  sérieux,  con« 
eeatré,  tournèrent  toutes  au  mal.  Une  vertu  iûcoiï^ 
Due  au  continent,  et  qui  a ,  il  faut  le  dire^  senri 
souvent  beauooup  leurs  hommes,  les  Pitt,  les  Nel^ 
son  et  autres,  la  doggedneUf  ainsi  tournée,  fîit  une 
sorte  de  rage  mue,  cette  fureur  sans  cause  du  boule- 
dogue, qui  mord  sans  savoir  ce  qu'il  mord  et  qui 
ne  lâche  japiais. 

Pour  moi  ce  triste  spectacle  ne  m'inspire  pas  haine 
pour  haine.  Non,  plutôt  pitié!..  Peuple  frère,  peuple 
qui  fut  celui  da  Newton  et  de  Shak^ieare,  qui  n'au«- 
lait  pitié  de  vous  voir  tomber  à  cette  crédulité  basse, 
à  cette  lAcbe  Référence  pour  nos  ennraiis  communs, 
les  aristocrates,  jusqu'à  prendre  au  mot,  recevoir 
avise  respect,  confiance,  tout  ce  que  le  nobleman, 
le  g^tlemao,  le  lord,  vous^  dit  contre  des  gens  dont 
la  cause  était  la  vôtre?. ..  Votre  misérable  prévention 
pour  ceux  qui  vous  foulent  aux  pieds,  elle  nous  a 
fait  bien  du  mal;  vous,  elle  vous  a  perdus. 

Ah  1  vous  ne  saurez  jamais  ce  que  fut  pour  vous  le 
cœur  de  la  France  !...  Lorsqu'on  mai  90,  un  de  nos 
députés,  parlantde  l'Angleterre, s'avisa  dédire* «No- 
tre rivale,  notre  ennemie  »»^  ce  fut  dans  T Assemblée 
un  murmure  univerael.  On  fiullit  abandonner  l'Bs^ 
pagne,  plutôt  que  de  se  montrer  défiant  pour  nos 
unis  les  Anglais. 

Tout  cela  en  90,  pendant  que  le  ministère  anglais 
et  l'opposition  réunis  lançaient  le  livre  de  Burke. 
L'eflet  de  cette  pauvre  déclamation  fet  immense 


su  FUREUR  MS  ANGLAIS  CÔUTTRE  tlN  ANGLAIS  AVI  Dfi  U  FRANCE. 

sar  les  Anglais.  Les  clubs  qui  s'étaient  formés  k  Lon- 
dres pour  soutenir  les  principes  de  notre  révolution, 
furent  en  grande  partie  dissous.  Le  libéral  lord 
Stanhope  effaça  son  nom  de  leurs  livres  (novembre 
90).  Des  publications  nombreuses,  habilement  diri- 
gées, multipliées  à  l'inÛni,  vendues  à  vil  prix  dans 
le  peuple,  le  tournèrent  si  bien,  qu'au  14  juillet 
1791,  une  réunion  d'Anglais  célébrant  à  Birmin- 
gham l'anniversaire  de  la  Bastille,  la  populace  fu- 
rieuse alla  saccager,  briser,  brûler  les  meubles,  la 
maison  de  Priestley ,  son  laboratoire  de  chimie.  A 
quitta  ce  pays  ingrat,  et  passa  en  Amérique. 

Voilà  la  fête  qu'on  faisait  en  Angleterre  à  l'ami  de 
la  France.  Et  voici,  la  môme  année,  celle  qu'on  faisait 
en  France  aux  Anglais. 

En  décembre  91,  nos  jacobins,  présidés  alors  par 
les  girondins  Isnard  et  Lasource,  décidèrent  que  Ips 
trois  drapeaux  de  la  France,  de  l'Angleterre  et  des 
États-Unis  seraient  suspendus  aux  voûtes  de  leur 
salle,  et  les  bustes  de  Price  et  de  Sidney,  placés  à  côté 
de  ceux  de  Jean-Jacques,  Mirabeau,  Mably  et  Fran- 
klin. 

On  donna  la  place  d'honneur  k  un  Anglais,  député 
des  clubs  de  Londres.  Les  félicitations  les  plus  tendres 
lui  furent  adressées,  parmi  les  vœux  de  paix  éternelle. 
Mais  l'union  eût  semblé  imparfaite  si  nos  mères,  nos 
femmes,  les  médiatrices  du  cœur,  ne  fussent  venues 
,  marier  les  nations,  et  leur  mettre  la  main  dans  la 
^  main.  Elles  apportèrent  un  gage  touchant,  leurpropî^ 
travail  ;  elles  avaimt  elles-mêmes  et  leurs  filles  t'ssu 


LB8  ANGLAIS  fttÈ&  A  PAB1&  U& 

pour  l'Anglais  trois  drapeaux,  le  bonnet  de  la  liberté, 
la  cocarde  tricolore.  Toat  cela,  mis  ensemble  dans 
une  arche  d'alliance,  avec  la  Constitution,  la  nou- 
velle carte  de  France,  des  fruits  de  la  terre  de 
France,  des  épis  de  blé. 

Sainte  confiance  de  nos  pères I...  crédule,  aveugle, 
dira-t-onî...  Non,  ils  ont  dûle  croire  ainsi.  Ils  ont  dû 
croire  que  le  peuple  anglais  comprendrait  l'intérêt 
des  peuples  ;  ils  n*ont  pu  deviner,  et  je  les  en  félicite, 
que  les  Anglais,  traînés  par  cette  misérable  chaîne  de 
haine  et  d'orgueil,  se  laisseraient  atteler  par  leur 
aristocratie  à  la  machine  industrielle,  pour  gagner, 
gagner  toujours  ce  qui  ne  leur  servirait  à  rien  qu'à 
acheter  des  Allemands,  des  Russes,  à  mesure  qu'on 
CD  tuait. 

Peuple  d'orgueil,  ne  m'en  croyez  pas;  mais  croyez- 
Tous  en  vous-même.  Examinez,  comparez,  qu'étiez- 
vous  et  qu'ètes-vous  devenus? 

Vous  avez  &it  de  grandes  choses,  au-dedans  et  au* 
dehors.  Mais  enfin  quels  résultats? 

Estp-ce  le  bonheur  du  grand  nombre?  Osez-donc 
répondre  :  Oui. 

Est*ce  le  progrès  du  petit  nombre,  l'élévation  du 
génie,  l'approfondissement  de  la  pensée?  J'en  doute. 
Vous  ne  produisez  rien  comme  théorie  nouvelle,  peu 
d'ouvrages  d'art,  des  articles,  des  traductions  de 
mauvaises  pièces  françaises. 

Vous  me  semblez  avoir  choisi  à  l'envers  de  Salo- 
mon.  Il  prit  la  pensée,  la  sagesse.  Vous  avez  pris  le 
monde.  Mais  le  tenez-vous?...  L'empire  anglais!  un 


t|6  TRISTES  IIÉ80LTATS  M  LA  6IIAN9B  LUTTE 

grand  motl  mais  qu'e&t^oe  qw  c'est  qn*UB  empîret 
Use  harmonie  de  nations.  C'est  une  ohose  lentmM&t^ 
sagement^  fortement  fondée ,  sur  des  ttqiperis  néce»- 
saîresy  fondés  surtout^  sMVdoit  durer,  snr  le  btenlùl 
des  conquérants.  Tel  fut  le  grand  empire  romain^  qai 
a  couvm^t  le  monde  de  ses  monuments^  qui  a  laissé 
partout  aux  nations  des  voies  et  des  loisJ  Tds  ne 
ftirent  point  les  établissements  des  VénitieiiSy  des 
Portugais,  des  Hollandais;  ces  glorieux  petits  peu- 
ples, qui  de  rien  firent  des  choses  immenses,  n'en  ont 
pas  moins  été  incapables  de  fonder. 

Vous  avez,  je  le  sais,  ce  qu'ils  n'eurent  pas,  votre 
trifdicîté  de  forces,  agricole^  industrielle  et  mari- 
tinie.  Voilà,  certes,  de  fortes  prises.  Et  d'où  vient 
donc  qu'avec  elles,  vous  preniez  si  faiblement.  Nulle 
part  (sauf  aux  États-Unis,  fondés  à  une  autre  époque 
sous  l'influence  religieuse),  nulle  part  vous  n'aves 
mordu  dans  la  terre  ;  je  vous  v(ns  partout  à  la  surbee 
du  globe;  mais  enracinés!  nullement.  La  raison, 
c'est  que  vous  avez  été  partout,  cueillant  et  suçant 
le  suc  de  la  terre,  mais  n^y  mettant  rien,  nulle  sîm- 
pathie ,  nulle  pensée.  N'apportant  aucune  idée 
morale,  vous  n'avez  planté  nulle  part. 

Vos  Indes,  par  aemple,  l'un  des  beaux  empiras 
qu'ait  vus  le  soleil,  qu'en  avez-vousfaitt  il  a  dépéri 
dans  vos  mains.  Vous  lui  restez  extérieur,  vous  lui 
êtes  un  corps  parasite  qu'on  en  secouera  domain  ^. 

1  'fini  ÀDglais  ne  va  dans  Tlnde  que  pour  en  revepir  ;  nul  mariage 
avec  les  indigènes.  Les  Anglais  partiront,  un  matin,  sans  laisser  nollé 
trace»  que  r A&Aantiiaeme&t  dn  coameroe  et  da  riaéiilria  iiidî«ii#,  h 


»Mm  L'AHSUnBBB.  MU 

V01U  TàYM  IrouYé^  co  piys  aenroiUiâusi  owanaf^ 
çaot,  agrioulteur...  fit  qu'y  rerte--l-41  aujewd'iiiit 
qu^mi  experte,  mbob  Uopiiifii? 

Mais  de  tous  les  pt]^  anglais^  eelui  qui  a  souftirt 
te  plqs^  c'est  l' Aof  letem  h  coup  sAr. 

lei,  les  banque»  riront^  et  les  loffds  riro&t  peut»- 
être,  et  aveo  eux  quelques  oent  mille  hommes,  les 
Tsmpîres  de  l'Angleterre^.  Oui^  mais  Tingt  millions 
d'l)omi|iea  pleurent^  qui  sont  TAngleterre  elle*- 
même* 

Q  n'y  a  pas  d'exemple  d^un  peuple  si  Idborieux^ 
n  industrieux^  qui  paf  les  plus  mert^  eibrts,  sou- 
tenus oinqusnte  années,  ait  aoheté  la  misèie,  la 
fiiim. 

C'était  l'opinion  de  l'Europe  en  1789,  celle  que 
Burke  professe  hautement  :  a  Qu^en  Au^eterre  laffro- 
priété  étaitdivisée  pluségalementqu'en France.  »  Un 
des  m^nbiw  les  plus  instruits  de  l'assemblée  eonsti- 
tdante,  obsenré  qu'à  cette  époque  «  la  plupart  des 
Aii(^  sbnt  propriétaffes  s  i 

exagération,  peufc^tre.  Hais,  ce  qui  est  sâr,  c'est 
qu'slora  les  petits  propriétaires  étaient  innombrables, 
c^est  qu'on  rencontrait  partout  rbonnète  et  médiocre 
cottage,  l'humble,  la  charmante  maison,  qui. tant  de 

^éetikMice  de  r«gfieidlQre»  ete,  ie  lift  oi  demier  détail  ds  livre  du 
Sii^4Qif  BiQios^Qrm,  du  re»^  gnmd  ami  d^s  ApglaU.  )^  dois  dir^  ^ 
cette  occasion  qu*on  ne  trQ^vehl  rien  daps  ce  chapitre  qui  ne  soit  tiré; 
où  des  enquêtes  anglaises,  ou  des  livres  iiiipaniaux,  favorables  même  I 
fAigieienre,  tels  qàt  le  remarquable  oavn^  dé  M.  \Lkm  Faucher,  e(l 


218  TRISTES  RÉSULTATS  DB  LA  CRAMDB  IVTVR 

fois  montrée  à  nos  yeux  dans  les  romans,  dans  les 
gravures,  nous  avait  rendus  tous  amoureux  de  TAn- 
gleterre;  ajoutez-y  les  touchants  accessoires  d'une 
douce  petite  vie,  morale  et  laborieuse,  la  Bible  lue  en 
famille,  la  vigne  vierge  et  le  rosier  encadrant  la  {xurte 
basse,  la  belle  et  sérieuse  miss  filant  sur  le  seuil  au 
milieu  de  ses  petits  fr^^ ,  les  jeux  de  ces  beaox 
enfants,  incomparables  fleurs  de  carnation  et  de  vie. 
Âh!  il  y  a  longues  années,  je  vis  encore  quelque 
chose  de  tout  cela  dans  les  cantons  les  plus  pré- 
servés de  TÂngleterre,  et  j'en  fus  attendri  jusqu'à 
oublier  nos  guerres,  à  me  réjouir  (je  l'avoue)  que 
l'invasion  n'ait  pas  eu  lieu,  qu'elle  ne  fût  pas  venue 
troubler  ce  monde  paisible...  J'en  remerciai  l'O- 
céanl 

J'avais  tort.  L'invasion  eût  sauvé  l'Angleterre 
même. 

Elle  l'eût  forcée  tout  au  moins  de  s'arrêter,  de  ré- 
fléchir sur  la  pente  terrible,  où  elle  s'est  précipitée 
à  l'aveugle.  Elle  eût  forcé  l'aristocratie  d'accorder 
quelque  chose  au  peuple ,  de  relâcher  quelque  peu 
de  sa  barbare  obstination.  —  Un  mot  pour  faire 
sentir  ceci.  La  propriété  foncière,  tout  aristocrate, 
comme,  on  sait, .  contribuait  vers  1700  d'un  sixième 
des  charges  publiques ,  d'un  neuvième  en  93,  d'un 
vingtrquatrième  seulement  de  1816  à  1842!  Le  riche 
paya  de  moins  en  moins,  le  pauvre  paya  de  plus  en 
plus,  et  de  plus  en  plus  travailla.  A  la  paix,  chose 
étrange  à  dire ,  l'aristocratie  n'accorda  de  soulage- 
ment qu'à  elle-même,  rien  au  peuple  qui  avait  si 


POUR  L'ANCLBinUIB.  210 

héroïquement  trayaillé ,  suffi  par  son  travail  mortel 
aux  quarante  milliards  qu'exigea  la  gnnàe  guerre. 

Quel  terrible  impôt  sur  la  haine,  sur  l'orgueil,  sur 
une  rivalité  insensée  ! 

Ya,  John  Bull ,  pousse  la  partie ,  ton  honneur  est 
engagé  à  n'en  pas  d^nordre.  Travaille,  paje,  double 
toujours  ta  mise,  obstiné  joueur... 

Rule,  Britannia,  rule!...  Travaille,  sans  desserrer 
les  dents.  — Rule,  Britannia!  Une  heure,  deux  heu- 
rfô,  quatre  heures ,  celle  du  repas  et  de  la  nuit,  ajou- 
tes k  ton  travail...  Ajoute  encore,  mon  ami,  ajoute  ta 
femme  et  tes  enSsmts,  et  par  l'emprunt,  ajoute  encore 
le  travail  des  enfants  à  naître,  qui  naîtront  endettés  et 
pauvres...  Rule,  Britannia  !  Mourez  tous,  afin  que  la 
France  meure  I 

Âh!  malheureux  endurcis,  vous  voilà  bien  avancés 
d'avoir  haï,  méprisé...  Tout  cela  sur  la  parole  de 
vos  ennemis  et  des  nôtres. 

J'ai  pleuré  de  pesantes  larmes  sur  les  maux  de  nos 
ennemis!..  Et  comment  ne  pas  pleurer,  quand  on 
voit  ce  que  l'Angleterre  eut  de  bon,  son  trésor  moral, 
la  famille,  anéantie...  Je  ne  parle  pas  de  ces  mons- 
trueuses Babels  manufacturières,  où  la  prostitution 
a  fini ,  tout  étant  prostitué.  Je  parle  des  pays  agri- 
coles. Quoi  de  plus  lamentable  que  de  rencontrer 
dans  les  champs,  sur  les  plus  riches  terres  du  monde, 
ces  ouvriers  mendiants,  qui  labourent  en  habit  noir, 
traînant  la  défroque  des  riches,  de  rencontrer  sur  les 
routes  des  tas  d'en&nts,  qu'on  vend  et  loue ,  qu'on 
transporte  d'un  pays  à  l'autre,  aux  tempsde  moiss(ms. 


MO  TRISTES  Rrianiun  m  u  marde  lutte 

pour  eofémlef  Im  terre  à  jeut  file,  tout  Mb,  fiU«s#t 
garçom,  troupe  itmaonde»  miaftnibkmeot  nèlé  dus 
les  tombarMlux  I 

Chose  atroce!  la  guerre  à  reHfittmi.ii  C'est  le 
spectacle  que  présente  rAugleteirq.  Laehaifequi  dla 
retombant  des  rioheE  tiux  fMaiTres  ^  de  riiomme  à  la 
femme ,  retombe  d'elle  à  Tenfant  L'enflut  usé, 
corrompu  avant  d'ètro,  ne  peut  yivre.  -^  Souâ  ce 
spectacle  lugubre  de  misera  et  de  prômiseuiié  enfiui- 
tinCi  il  y  a  une  sentence  terlible,  plus  que  la  fin  d'une 
société  :  l'eiterminâtion  d'une  race. 

Nul  remôde  n'y  fpnii  L'Anf^eterrë  ne  voudra  pas, 
et  ne  pourra  pas  changer.  La  refermé  électorale  n'a 
rien  ftiit^  Vinoome'^aœ  fa'd  rien  fait,  et  la  liberté  du 
commerce  ne  fera  pas  davantage  ;  les  alinmitE  bais» 
seront  de  prix^  mais  les  salaires  baisseront. 

Gomment  le  matériel  changeraitr^ilt  rjkme  n'a  en 
rien  changé.  Loin  que  la  maladie  nationale,  lesata- 
nique  equrit  d'orgueil  S  diminue  par  l'eicèades  maux, 


i  Kon,  rieii  n*e6t  chàbgé  dans  lé  cœdr  deé  AhgUig.  Lisez  CaHile, 
Tnii  des  premiers,  rup  des  meiUesrs.  Dsds  oetln  reviie«  U»ttl  imàgi- 
mtive,  exténfNirei  qiiUl  faii  de^  faonmies  ()|  d«t  oftoMSi  nid  ««ici  du 
drqit,  d)|  fopds  d^s  idé^Sf  du  lien  g^pératçuir  ^^  faits.  Aussi,  rien 
d*organique  (tans  ce  livre  \  c'est  le  livre  d'un  artiste,  mais  non  un 
outrage  d'art.  La  tlévolotion  est  pourhil  lé  cimetière  d*Hiinlet  ;  ilprend, 
il  pèse  cei  crtees  avec  ub  sourire  amer  od  parait  trop  tMiTeni  une  pitié 
dérisoire  :  Gf)ci  ^t  up  cr^çie  de  fbq,  oela  ua  cfène  d^  bouffon...  Le  fnot 
qui  manque,  c'est  celui  du  cœur  :  «  Ah  !  pauvre  Yoricl^  !  »  —  Dieu  m^ 
garde  de  manier  si  froidement  les  os  de  mes  ennemis  !...  Et  à  ce  mo- 
ment même  ott  je  parais  accuse^  violemmeiii  fÂDgleterre,  ce  dont  je 
lui  an  VOIX  k  plu»,  ç^  qu'elle  a  V^  T  Amlaïqrre* 


FOim  L'AMGLVnRIlB.  SM 

elle  augmente.  Pas  un  d*eux  né  voudrait  l'égalité. 
Tous  sont  au  oœur  aristocrates.  Ce  prodigîeui  en* 
durcissement  est  un  spectacle  terriUe. 

La  riohessq  va  toujours  se  concentrant  en  moins  de 
mains.  La  diminutioB  progressive  des  salaires ,  la 
cherté  des  vivres  vont  allongeant  le  travail,  excluant 
l'épargne,  privant  le  travailleur  des  courts  moments 
de  IcHsir  qui  permettaient  quelque  culture  morale, 
qui  pouvaient  le  relever,  lui  rouvrir  la  voie  d'en  haut, 
la  voie  vers  la  puissance  politique^  et  le  droit  à  la 
puissance. 

Quengniflent  ees  immenses,  ces  ridicules  distribu-* 
tions  de  bibles,  à  un  peuple  qui  ne  lit  plus,  n'a  plus  le 
temps  de  lire,  souvent  n'en  a  plus  la  force  1  Sa  bible, 
hélas  1  aujourd'hui  el}e  est  dans  la  liqueur  corrosive 
qui  le  relève  un  moment,  lé  trouble,  lui  donne  l'oubli. 
Lire  t  connaître  t  apprendre  Y  vains  mots  ^  mots 
odieux...  Il  veut  ignorer. 

Tout  l'espoir  de  l'aristocratie,  c'est  que  ces  millions 
d'hommes  qui  meurent,  qui  ne  se  renouvellent  que 
par  des  enfants  qui  meurent,  mourront  du  moins  en 
silence^  pacifiquement,  sans  révolte.  Cette  population, 
il  est  vrai,  qui  ne  fut  jamais  bien  militaire  depuis  le 
quînxième  siècle,  mais  qui  jadis  se  vantait,  non  sans 
raison,  de  sa  force  physique,  se  sent  faible,  exténuée, 
finie  de  coeur  et  de  corps. 

Je  parie  ici  de  la  tourbe  proprement  manulhctu- 
rière.  Quant  aux  ouvriers  forts,  intelligents  quq 
FAngletem  possède  encore  en  grand  nombre,  deux 
chaéés  travaillent  contre  eux  :  l''  ils  ne  leçoivent  nuHe 


251  L'ANGLAIS  EST  DEVENU 

culture,  nulle  lumière  du  dehors  ;  le  clei^é,  même 
sur  ses  terres,  les  néglige  entièrement  ;  les  radicaux 
qui  communiquaient  avec  eux,  il  y  a  dix  ans,  en  sont 
maintenant  séparés,  et  se  rattachent,  par  effroi,  au 
parti  conservateur.  2*  Ces  ouvriers  ne  peuvent  trouver 
aucun  élan  en  eux-mêmes,  le  temps,  comme  je  Taî  dit, 
manquant  pour  lire,  réfléchir. 

Autre  cause  de  décadence  qui  mérite  d'être  appro- 
fondie. La  supériorité  de  rÂngleterre  tint  longtemps 
à  ceci,  que  les  hommes  de  classes  diverses  y  étaient 
moins  spécialisés  que  sur  le  continent;  le  gentleman^ 
pour  la  nourriture  forte  et  simple,  pour  les  exercices 
violents,  se  rapprochait  du  travailleur,  et  souvent  était 
plus  fort.  L'autre,  par  sa  culture  biblique,  par  Tin- 
térèt  qu'il  prenait  aux  affaires  publiques,  se  rappro- 
chait du  gentleman.  Dans  la  marine  anglaise,  encore 
aujourd'hui,  vous  trouvez  parmi  les  constructeurs, 
les  pilotes,  les  matelots  de  premier  rang,  vous  trou- 
vez beaucoup  l'homme  mixte,  l'homme  complet, 
équilibré,  qui  sans  être  un  savant  (comme  l'ingénieur 
français),  a  des  connaissances  pratiques,  et  en  même 
temps  l'énergie  du  travailleur.  Ceci  dans  la  marine 
seule ,  et  dans  les  ouvriers  d'ordre  supérieur.  Mais  la 
masse  industrielle ,  cette  masse  monstrueusement 
nombreuse,  qui  va  toujours  s'accroissant,  est  entrée 
dans  d'autres  voies.  L'homme  équilibré,  complet, 
autrefois  nombreux  chez  ce  peuple,  y  devient  chaque 
jour  plus  rare. 

L'extrême  division  de  travail  a  spécialisé  l'on* 
vrier,  l'a  parqué  dans  telle  ou  telle  étroite  sphère. 


UN  Stlll»LB  ROtJAfiB  0E  MACHINE.  fB5 

en  a  fait  une  chose  isolée  dans  son  action  et  sa  capa- 
cité y  aussi  impuissante  en  soi,  si  on  la  séparait  du 
tout,  qu'un  rouage  hors  de  la  machine.  Plus  d'hom*- 
mes,  mais  des  parties  d'hommes,  qui  engrènent 
leur  action  et  jouent  d'accord  dans  l'ensemble.  Gela 
durant,  peu*à-peu,  a  créé  d'étranges  classes  d'hom- 
mes, tristes  à  voir,  parce  qu'on  y  reconnaît  tout  d'a- 
bord la  difforme  empreinte  d'une  étroite  spécialité  de 
travail ,  c'est-à-diro  l'asservissement  complet  de  la 
personnalité  à  quelque  misérable  détail  industriel; 
et  de  ces  difformités  fixées  et  perpétuées  résultent 
des  races,  non  plus  de  belles  et  fortes  races  de  Bre- 
tons, Saxons,  mais  races  de  pâles  cotonniers,  races 
de  forgerons  bossus,  et  dans  les  diversités  du  for- 
geron, des  races  secondaires ,  tristement  caractéri- 

Aristote,  dans  sa  Politique,  dit  en  froid  naturaliste, 
qui  note  les  signes  ext^ieurs  :  «  L'esclave  est  un 
homme  laid  ».  Sans  doute,  cet  esclave  antique  était 
laid,  courbé,  souvent  bossu  sous  lachaige.  Mais  enfin, 
avec  tout  cela,  il  variait  ses  travaux,  exerçait  ses  di- 
verses facultés  physiques,  y  conservait  un  certain 
équilibre ,  et  il  restait  homme  ;  il  était  l'esclave  d'un 
homme.  Que  dire ,  hélas  I  de  celui  qui ,  lié  à  telle 
occupation  minime,  la  même,  toujours  la  même, 
serf  d'un  misérable  produit  de  manufacture ,  est 
l'esclave  d'une  épingle,  l'esclave  d'un  fil  de  co- 
ton, etc.,  etc.  Et  cette  seule  épingle  encore,  dans 
ses  diverses  parties,  tète,  tige,  pointe,  etc.,  combien 
a-t^lle  d'esckves,  qui,  ne  faisant  qu'une  chose ^ 


«4  L'AMLAift  Wft 

àm%iÊi  féiréeiv  à  cette  menra  tour  acrthrité,  leur 
6sprik% 

VôOà  la  grande  et  terrible  d^reaee  aatfe  T  Anglais 
etleFraaçaisi 

L'Aûgla»  est  une  partie  d'homme. 

Cette  partie  peut  èti^  parfois  un  ouvrier  admimr 
lÀe^  d'une  utilité,  d'une  efficacité  sûifulièras)  n'im- 
porte I  c'est  une  partie. 

Quoi  qu'il  fasse,  il  est  relatif,  il  existe  par  nn^ert 
h  une  action  commune,  à  une  machine,  à  une  choea. 
Ceci,  c'est  une  vie  de  choses,  et  non  pas  une  vie 
d^homme^  L'homme,  la  pwsonnalilé  ^uf  les  ra^ 
ports  volontaires  qu'elle  se  donne  et  se  ^isît) , 
c'est  un  absolu,  un  Dieu. 

La  société,  loin  d'être  mie  éducatien  peur  l'An- 
glais, loin  d'ajouter  des  qualités  à  sa  nature,  lui  a 
dtô  ce  fonds  même  qui  porte  les  qualités,  et  en  est  le 
substratum  :  L'intégndité  de  l'être. 

Et  pour  le  Français,  au  contraire,  elle  a  fortifié 
l'unité  fotidamentale«  Elle  l'a  incessamment  (à  tra- 
vers tous  nos  malheurs^  nos  misères,  morales  et 
autres),  elle  Ta  doué,  augmenté,  fortifié,  comme 
homme  ccHUplet^ 

'  Je  me  suis  expliqué  là-dessus  plus  au  long  dans  mon  liYre  du  Peu- 
pte,  —  Kous  avons,  sans  doute,  nous  aussi,  noue  til^re  industriel, 
mais,  grftce  &  Dieu,  dans  une  moindre,  dans  une  oiSttlne  pfO|wrtîott.  La 
Fnnce  ft  une  base  agricde»  immense  et  trèa-feroM.  La  dégéaéffaiîdi» 
attachée  k  Tindustrie  proprement  manufacturière,  ne  se  trouve  ches 
nous  que  dans  quatre  ou  cinq  départemens,  et  encore  dans  telle  ou  telle 
)[>artte  de  chacun  de  ces  départements.  KoUs  tt  désSroiia  touBiefliêit 
4|«*«ie  pnneetion  exagMe  étende  h  nannfbeiiM  ;  «*«it  m  ( 


m  sflvu  wmME  bb  aAOHmB.  Ml 

Soldat,  petit  ppopriétaire^  à  titre  divers^  \%  ipsejMa 
français  s^ett  fait  hûmme  de  {dus  en  pliu^ 

An  moment  où  va  oommenoer  pour  ees  deui 
peuples^  la  double  et  terrible  besogne  oit  la  fatalité 
les  pousse ,  le  travail  à  mart^  et  la  guerre  à  mort, 
mm  cœur  avait  betoio  d'avance  de  se  dire  les  résul- 
tats. Entrant  dans  ces  grandes  souffrances  ^  il  me 
fallait  eniporter  ce  Ytatîque  avec  moi;  je  me  redirai 
cèla^  le  long  de  oe  rude  voyage,  et  j'en  aurai  plus 
de  force  à  timverser,  raconter  tant  de  choses  doulou<« 
rwses^ 

Je  ne  veux  pas  comparer  ici  les  deux  genres  de 
travail^  Fiiidustrie)  la  guerre,  ni  calculer  s  il  est  {dus 
noble  de  verser  sa  sueur  que  son  sang...  Non,  je  ne 
distmguerai  pas)  bien  combattu,  bien  travaillé^  brsr 
vement  daa  deux  cétéSi..  Oes  deux  {Muples  ont  été 
grands. 

sorte  une  prime  à  la  destruction  des  races.  Beau  résultat  pour  une  na- 
tion, d'avoir  augmenta  ioû  capital  pécuniaire,  en  aUérdni  son  capital 
hvÊàiSHi  qttt  eal  la  iliUoo  fkita#.  Ii[iagln6i  un  peuple  ipd  irait  aîiisl  dé? §4 
loppani  rextéfiear  et  raocesa^m,  diniîikvaBi  d'autant  sa  subsunce* 
h  ^e  8^  s'il  deyiepdrait  nch^;  mais  je  ssiis  que  dans  un  temps  dopné, 
il  n'y  aurait  plus  d'hommes  pour  posséder,du  moins  d'hommes  vraiment 
bommea. —  L'économie  politique  se  posera  tôt  oa  tard  sur  aa  véritable 
baie,  dont  persoûna  tie  parie  enoère.  U  rieheaae  n'est  paa  aoh  but. 
U  bien-ètfe  méane  eal  on  bat  secondaire,  qu'on  a^int  d'autant  mieux 
lorsqu'on  vise  plus  haaL  Le  but  de  l'Économie  politique  et  de  toute  Po- 
lî^oè,  c^est  de  faire  des  homfnes,  des  hommes  intelligents,  bîenveil- 
Ittts,  eodregefit,  robuMe*.  Vofll»  la  rlcbesae  par  exeeUeece.  Tonte  il»- 
«hstrie  •  divit  am  eBcenragemeeta,  juste  en  proportion  qu'elle  atteint 
cobot.  Le  mapufaaiirier  envisage  le  produit.  Mais  l'État  voit  le  prcH 
ducleur  ;  il  ^oit  juger  industrie  du  point  de  vue  de  l'éducation^  selon 
qu^elle  bit  on  défait  Ué  râcM. 


S96  L'AMGIUilS  BST  DETHIO 

Je  £gÛ8  seulemmt  cette  remarque.  Et  cela,  après 
tant  d'événements,  de  sang  et  de  larmes,  cela 
peut-être,  c'est  ce  qui  restera  dans  la  balance  de 
Dieu  : 

La  France  a  moins  haï. 

Et  pour  récompense ,  l'homme  ici  est  resté 
homme. 

Je  veux  dire,  homme  complet,  non  spécialisé, 
mutilé ,  comme  est  devenu  l'An^ais  par  le  double 
effet  de  son  génie  spéciflcateur,  exclusif,  et  de  la 
division  infinie  du  travail  qui  caractérise  son  in- 
dustrie. 

Dans  une  époque  de  division  et  de  spécification, 
l'Anglais  prime,  il  doit  primer.  Il  est  à-la-fois  spécial 
et  susceptible  de  se  subordonner  à  une  action  géné- 
rale. Peu  associable  de  cœur,  il  l'est  d'esprit  et  de 
main.  Il  prime,  non  pas  comme  homme,  mais  comme 
chose,  utile,  efficace,  comme  un  excellent  outil. 

Contre  l'outil,  contre  la  machine,  l'homme  est  in- 
férieur. La  variété,  l'équilibre  général  de  ses  facul- 
tés, lui  nuit,  l'entrave,  neutralise  une  partie  de  son 
action,  dès  qu'on  l'appelle  à  une  œuvre  très-spéciale, 
pour  laquelle  l'outil  est  fait. 

L'outil  vivant  n'est  pas  distrait.  Il  va  droit  son  che- 
min ;  nulle  rêverie,  il  travaille  à  mort.  Chose  admi- 
rable, un  outil  passionné,  surexcité,  sumourri,  qui 
emploie  toutes  les  ressources  d'un  excès  d'alimen- 
tation et  d'un  excès  de  boisson,  à  exécuter  vivement, 
violemment,  et  d'une  violence  continue,  la  tâche 
qu'on  lui  impose,  la  pensée  d'un  autre. 


LE  FRANÇAIS  EST  RESTÉ  HOMME.  t57 

Le  manufacturier,  rentrepreneur  en  jk>ut  genre, 
préférera  à  coup  sûr  cet  homme-machine.  Que  le 
Français  n'essaie  pas  de  s'ofirir  en  concurrence  ;  lui, 
il  est  un  homme,  et  c'est  par  là  qu'il  déplatt;  toutes 
les  qualités  qui  le  rendraient  considérable  au  poli- 
tique, au  militaire,  lui  comptent  ici  pour  défauts. 

Youlez-Tous  voir  un  spectacle  qui  vous  fera  entrer 
parles  yeux  ces  pénibles  vérités,  un  spectacle  cruel- 
lement instructif  î  Voyez-les  tous  les  deux,  l'Anglais, 
le  Français,  en  face,  à  la  besogne  qui  demande  le 
moins  des  hommes  spéciaux,  dans  ces  misérables  tra- 
vaux de  terrassements,  qui  préparent  les  chemins  de 
fer. 

L'Anglais,  mieux  nourri,  mieux  à  son  affaire,  peut 
oublier  tout  le  reste,  il  n'a  qu'une  idée  à  la  fois.  Au 
travail,  il  travaille  fort  ;  au  repos,  il  dort,  ne  bouge. 
Le  dimanche,  il  oublie  à  fond,  il  est  absent  de  lui 
même,  easeveli  dans  son  gin  ;  vous  pouvez  à  peine, 
les  jours  de  fête,  visiter  les  alentours  des  travaux, 
sans  marcher  sur  un  Anglais. 

Le  Français,  généralement  moins  payé,  mal  nourri, 
et  réparant  mal  ses  forces,  les  dépense  d'ailleurs  à 
parler,  à  rire  même  quelquefois;  dans  les  repos  il 
marche  encore,  il  agit,  il  joue.  Au  travail,  parfois  il 
s'arrête,  il  est  souvent  distrait,  il  songe...  Distrait  de 
cette  poussière,  et  livré  à  sa  pensée. 

Ah!  il  a  de  quoi  songer!  Il  remue  la  terre  de 
France,  c'est  remuer  l'histoire  même...  Elle  dort 
dans  la  terre  cette  histoire,  mais  elle  veille  toujours 
en  lui.  Comment  voudriez  vous  que  celui-ci  ne  rêvât 

a.  47 


SS8  LB  FRANÇAIS 

pas?  Il  sait  trop  bien,  en  maniant  la  pioche,  que  son 
père  mania  l'épée*  Plus  d'un  garde  encore^  dans  aes 
misérables  bardes ,  comme  souvenir  paternel ,  la 
vieille  épaulette  de  laine  de  Marengo  ou  d'Auster- 
litz.  C'est  un  noble ,  que  voulez-vous  ?  Vous  aura 
beau  rabaisser.  L'âme  du  pauvre  Français  déchu 
n'en  reste  pas  moins  comme  un  grand  manoir  désert 
que  hantent  deux  revenants,  l'âme  de  la  Révolution 
et  l'âme  de  la  Grande-Armée. 

L'autre  n'est  pas  distrait,  je  le  crois  bien,  c'est  un 
meilleur  ouvrier.  De  quoi  se  souviendrait-il  ?  Son  père 
a  bravement  travaillé.  Il  a  fait  de  rudes  campagnes 
aux  filatures  de  Manchester,  aux  foires  de  Wolver- 
hampton.  Mais  avec  tout  son  travail,  avec  cette  vie 
laborieuse  ,  méritante ,  productive ,  qu'a-t-il  laissé 
de  lui  qui  puisse  occuper  la  mémoire?  Nulle  œuvre 
entière  n'est  sortie  de  ses  mains  qu'il  pût  se  rap- 
peler lui-même  ;  simple  rouage,  ressort  secondaire 
d'une  production  dont  il  ne  connut  ni  Tensemble 
ni  le  but,  il  fut  une  partie  d'homme,  il  fit  des  parties 
de  choses.  Il  est  mort  ;  a-t-il  vécu  î 

Son  fils  n'est  pas  davantage.  Race  à  fonds  spécia- 
lisée depuis  plusieurs  générations,  il  travaille  d'au- 
tant mieux,  que  sa  personnalité,  diminuée  des  facul- 
tés  inutiles  à  son  métier,  n'intervient  presque  jamais, 
ne  le  trouble  guère.  Ainsi  l'abeille  construit,  ainsi 
chasse  le  chien  de  meute. 

Qu'une  situation  se  présente,  imprévue,  de  celles 
qui  exigent  qu'un  homme  soit  immédiatement  honmie, 
pense,  agisse,  prenne  un  parti,  vous  verrez  la  dif- 


EST  BBSTÉ  HOVMR.  ^1) 

férence.  L'Anglais  restera  inerte;  et  comment  agi- 
raitrU?  Cela  n'est  pas  de  son  métier.  Tous  ceux  qui 
ont  vu  àTœuvre  leurs  soldats  et  les  nôtres,  au  com- 
bat, au  campement,  aux  provisions,  peuvent  bien 
juger  de  cela.  Et  les  leurs  cependant  sont  des  soldats 
spéciaux,  pour  mieux  dire,  des  ouvriers  militaires, 
chèrement  payés  et  nourris,  qui,  comme  ouvriers  en 
ce  genre,  devraient  être  mieux  dressés  aux  ouvra- 
ges de  soldat  qu'un  soldat  pris  dans  tout  le  peuple, 
comme  est  le  soldat  français. 

Le  mélange  de  deux  espèces  d'hommes  si  dif- 
férentes dans  nos  travaux  est  une  chose  très- 
iojuste,  en  ce  que  la  spécialité  excessive  et  rétrécie 
de  l'Anglais  (  son  infériorité  comme  homme  )  lui 
compte  pour  supériorité. 

Chose  absurde  autant  que  cruelle,  de  subordon- 
ner le  Français  à  un  étranger  qui  sait  peu  ou  mal 
notre  langue,  avec  qui  il  ne  peut  ni  s'expliquer,  ni 
se  plaindre. 

Chose  immorale,  de  mettre  un  homme  sobre  (au 
moins  relativement)  sous  la  direction  d'une  chose 
abrutie  de  gin;  plusieurs  ne  désenivrent  jamais. 

Chose  impie,  trois  fois  impie,  de  voir  un  Français, 
en  France,  sous  le  bâton  d'un  Anglais  !  le  fils  de  la 
Grande-Armée  sous  un  serf  dont  le  père  n'a  fait  que 
du  calicot,  ou  quelque  chose  de  moindre. 

C'est  le  plus  sacré  devoir  de  Tautorité  publique 
d'intervenir  dans  ces  indignités.  L'intérêt,  la  liberté 
d'industrie,  etc.,  tous  ces  grands  mots  ne  servent  de 
rien  ici...  Que  nous  importent  vos  chemins. de  fer, 


lao  LE  piian(;ais  est  resté  howie. 

si  nous  n'anons  qu'à  la  honte?  —  L'étranger,  di- 
sent-ils, apporte  des  capitaux...  Mais  s'il  exporte 
l'honneur? 

Il  y  a  ici  bien  autre  chose  qu'aucune  perte  ma- 
térielle; c'est  une  diminution  de  l'&me,  un  rape- 
tissement du  cœur,  un  abaissement  intérieur  qui 
ferait  que,  peu-à-peu,  l'on  ne  s'indignerait  plus,  on 
estimerait  tout,  hors  soi  ;  on  s'habituerait  à  se  mépri- 
ser soi-même...  Lourde  responsabilité  pour  ceux  qui 
nous  mettraient  dans  cette  route.  Livrer  une  forte- 
resse, un  port,  ce  serait  une  grande  trahison  ;  mais 
livrer  l'âme  de  la  France!... 

Cette  âme!  qui  en  sait  le  prix?  C'est  plus  qu'une 
âme  de  nation.  Parmi  toutes  nos  misères,  elle  est 
encore,  dans  l'abâtardissement  de  l'Europe,  la  force 
de  vie  qui  vivifiera  le  reste. 

Le  vieux  Midi  rêve,  impuissant,  une  liberté  catho* 
lique.  L'âme  allemande  s'est  énervée  dans  la  gêné* 
ralisation,  l'anglaise  rétrécie  dans  la  spécification 
pratique.  L'Allemand  semble  une  formule,  l'Anglais 
un  outil... 

Et  nous  pouvons  dire  au  Français  :  Tu  es  homme 
encore  1 


CHAPITRE  IV. 


MASSACRE  DE  NANCY  (91  août  1790). 

Le  Piéira  et  l'ÀBgUis  oot  été  U  lenuttoD  de  la  France.  —  Entente  des  roya- 
listes et  des  constitutionnels.  Le  roi  de  la  bourgeoisie,  M.  de  Lafayette,  on 
Anglfr-ABéricain.  ^  AgiUtion  de  Parmée.  »  Irritation  des  offlciers  et  des 
ioMats.  «  Persécution  dn  régiment  Vandois  de  Chéteanvieux.  —  Lafayette 
lAr  de  rAsaemlOée  et  des  Jacobins,  s*entend  avec  Bouille,  l'autorise  à  frap-  1 

per  un  coap.  —  On  provoque  les  soldats  (S6  août  90).  —  Bouille  marche  i 

•ar  Nancy,  refase  toute  condition,  et  donne  lieu  au  combat  (SI  août]   —  | 

Massacre  deaVaodoia  abandonnés.  Le  reste  supplicié  ou  envoyé  aux  galères. 
Le  Roi  et  TAseemblée  remercient  Bouille.  -«  Loustalot  en  meurt 
(septembre). 


«  Et  quand  ils  seroient  cent  mille  Goddens  de  plus 
qu'ils  ne  sont  aujourd'hui,  ils  ne  gagneroient  pas  le 
royaume.  »  Cette  vigoureuse  réponse  de  la  Pucelle 
d'Orléans  est  sortie  du  cœur  de  la  France.  Elle  n'a 
jamais  varié  sur  l'éternel  ennemi. 

Auquel  la  France  de  la  révolution  a  très-justement 
ajouté  :  Le  Prêtre. 

Prenez  un  homme  dans  la  rue,  le  premier  venu, 
illettré,  ignorant,  qui  sait  peu  ou  rien  du  passé. 
Demandez-lui  ce  qui  en  tout  temps  a  fait  la  ruine  de 
ce  pays;  il  répondra,  sans  hésiter,  dans  son  langage 
vifet  rude  :  Les  calotins,  les  goddem. 


2G2  LE  PRÊTRE  ET  L*ANGLAIS 

Les  grands  esprits  de  ce  temps,  gens  fort  au-des- 
sus du  peuple,  hausseront  ici  les  épaules  :  préjugé, 
passion,  diront-ils,  vieille  tradition  populaire. — C'est 
la  vieille,  mais  la  bonne,  et  ce  sera  la  nouvelle;  un 
peu  d'étude  en  éloigne,  beaucoup  d'étude  y  ramène. 
Toute  l'histoire  est  pour  elle. 

J'ai  dû  m* y  arrêter  longtemps.  Cette  longueur 
abrégera.  Mille  difficuUés  se  trouveront  résolues  pour 
nous  d'avance.  Nous  n'étendrons  pas  nos  haines  aux 
populations  innocentes  que  nos  deux  ennemis  ont 
suscitées  contre  nous. 

L'obstacle  général  dans  notre  rèvolutioD,  comme 
dans  toutes  les  autres,  fut  Tégoîsme  et  la  peur.  Mais 
l'obstacle  spécial  qui  caractérise  historiquement  la 
nôtre,  c'est  la  haine  persévérante  dont  Tout  pour- 
suivie par  toute  la  terre  le  Prêtre  et  l'Anglais. 

Haine  funeste  dans  la  guerre,  plus  fatale  dans  la 
paix,  meurtrière  dans  l'amitié.  Nous  le  sentons  au- 
jourd'hui. 

Ils  ont  été  pour  nous,  non  la  persécution  seulement, 
mais,  ce  qui  est  plus  destructif,  la  tentation. 

A  la  foule  simple  et  crédule,  à  la  femme,  au  paysan, 
le  prêtre  a  donné  l'opium  du  moyen-àge,  plein  de 
trouble  et  de  mauvais  songes.  Le  bourgeois  a  bu 
l'opium  anglais,  avec  tous  ses  ingrédients  d'ëgoïsme, 
bien-être,  comfortable,  liberté  sans  sacrifice  ;  une  li- 
berté qui  résulterait  d'un  équilibre  mécanique,  sans 
que  l'âme  y  fût  pour  rien,  la  monarchie  sans  vertu, 
comme  l'explique  Montesquieu  ;  garantir  sans  amé- 
liorer, garantir  surtout  l'égoïsme. 


ONT  ^É  LA  TENTATIOM  DE  LA  FRANCS.        t65 

Voilà  la  tentation. 

Quant  à  la  persécution,  c'est  cette  histoire  tout 
entière  qui  doit  la  conter.  Elle  commence  par  une 
éruption  de  pamphlets ,  des  deux  côtés  du  détroit, 
par  les  faussetés  imprimées.  Elle  continuera  tout-èr 
rheure  par  une  émission,  non  moins  effroyable,  de 
faussetés  d'un  autre  genre,  fausses  monnaies,  faux 
assignats.  Nul  mystère.  La  grande  manufacture  est 
publique  à  Birmingham. 

Cette  nuée  de  mensonges,  de  calomnies,  d'ahsurdes 
accusations,  comme  une  armée  d'insectes  immondes 
que  le  vent  pousse  en  été,  eut  ce  résultat,  d'abord 
d*attacher  des  millions  de  mouches  piquantes  aux 
flancs  de  la  RéTolution,  pour  la  rendre  furieuse  et 
folle  ;  puis  d'obscurcir  la  lumière,  de  cacher  si  bien 
le  jour^  que  plusieurs  qu'on  avait  crus  clairvoyants 
tâtonnaient  en  plein  midi. 

Les  faibles  qui  jusque-là  allaient  d'élan,  de  senti* 
ment,  sans  principes,  perdirent  la  voie  et  se  mirent  à 
demander:  Où  sommes-nous? où  allons-nous?Le bou- 
tiquier commença  à  douter  d'une  révolution  qui  fai-^ 
sait  émigrer  les  acheteurs.  Le  bourgeois  routinier, 
casanier,  forcé  à  toute  minute  de  quitter  la  case,  au 
roulement  du  tambour,  était  excédé,  irrité,  «  voulait 
en  finir.  »  Tout-à-fait  semblable  en  cela  à  Louis  XYI, 
il  eût  sacrifié  un  intérêt,  un  trône,  s'il  eût  fallu,  plu- 
tôt que  ses  habitudes. 

Cet  état  d'irritation,  ce  besoin  de  repos,  de  paix  à 
tout  prix,  mena  très^oin  la  bourgeoisie ,  et  M.  de 
Laiayette,  le  roi  de  la  bourgeoisie,  jusqu'à  une  mé^ 


264      LE  ROI  DE  LA  BOURGEOISIE,  M.  DE  LAFATETTE, 

prise  sanglante  qui  eut  sur  la  suite  des  événements 
une  influence  incalculable. 

On  ne  quitte  pas  aisément  ses  idées,  ses  préjugés, 
ses  habitudes  de  caste.  M.  de  Lafayette,  soulevé  quel- 
que temps  au-dessus  de  lui-même  par  le  mouvement 
delaRévolution,  redevenait  peu  à  peu  le  marquis  de 
Lafayette.  Il  voulait  plaire  à  la  reine,  et  la  ramener; 
il  voulait  complaire  auss!,  on  ne  peut  guère  en  dou- 
ter, à  M"*  de  Lafayette,  femme  excellente,  mais  dé- 
vote, livrée  comme  telle  aux  idées  rétrogrades,  et  qui 
fit  toujours  dire  la  messe  dans  sa  chapelle  par  un  prê- 
tre non  assermenté.  À  ces  influences  intimes  de  fa- 
mille ajoutez  sa  parenté  tout  aristocratique,  son 
cousin  M.  de  Bouille,  ses  amis,  tous  grands  seigneurs, 
enfin,  son  état-major,  mêlé  de  noblesse  et  d'aristo- 
cratie bourgeoise.  Sous  une  apparence  ferme  et 
froide ,  il  n'en  était  pas  moins  gagné,  changé  à  la 
longue,  par  cet  entourage  contre -révolutionnaire. 
Une  meilleure  tète  n'y  eût  pas  tenu.  La  fédération  du 
Champ -de -Mars  mit  le  comble  à  l'enivrement.  Une 
foule  de  ces  braves  gens  qui  avaient  tant  entendu 
parler  de  Lafayette  dans  leurs  provinces,  et  qui  avaient 
enfin  le  bonheur  de  le  voir,  donnèrent  le  spectacle  le 
plus  ridicule  :  ils  l'adoraient,  à  la  lettre,  lui  baisaient 
les  mains,  les  bottes. 

Rien  de  plus  sensible  qu'un  dieu,  de  plus  irritable; 
et  la  situation  elle-même  était  éminemment  irritante. 
Elle  était  pleine  de  contrastes,  d'alternatives  violen- 
tes. Le  dieu  était  obligé,  dans  les  hasards  de  l'émeute, 
de  se  faire  commissaire  de  police,  gendarme  au  be- 


UN  ANGLO-AMÉRICAIN.  2(i5 

soin  :  une  fois  il  lui  arriva,  n'obtenant  nulle  obéis- 
sance, d'arrêter  un  homme  de  sa  main,  et  de  le  me* 
ner  en  prison. 

La  grande  et  souveraine  autorité  qui  eût  encouragé 
LaTayette,  et  l'eût  soutenu  dans  ces  épreuves,  était 
celle  de  Washington.  Elle  lui  manqua  entièrement. 
Washington  était,  comme  on  sait,  le  chef  du  parti 
qui  voulait  fortifier  en  Amérique  l'unité  du  gouver- 
nement. Le  chef  du  parti  contraire,  Jeflerson ,  avait 
fort  encouragé  l'élan  de  notre  révolution.  Washing- 
ton, malgré  son  extrême  discrétion,  ne  cachait  pas  à 
Lafayette  son  désir  qu*il  pût  enrayer.  Les  Améri- 
cains, sauvés  par  la  France,  et  craignant  d'être  menés 
par  elle  trop  loin  contre  les  Anglais,  avaient  trouvé 
prudent  de  concentrer  leur  reconnaissance  sur  des 
individus,  Lafayette,  Louis  XVF.  Peu  comprirent 
notre  situation,  beaucoup  Turent  du  parti  du  Roi  con- 
tre la  France.  Une  chose  d'ailleurs  les  refroidit,  à 
quoi  nous  n'avions  point  songé,  mais  qui  blessait  leur 
commerce,  une  décision  de  l'Assemblée  sur  les  tabacs 
et  les  huiles. 

Les  Américains,  si  fermes  contre  l'Angleterre  en 
toute  afiaire  d'intérêts,  sont  faibles  et  partiaux  pour 
elle  dans  les  questions  d'idées.  La  littérature  anglaise 
est  toujours  leur  littérature.  La  cruelle  guerre  de 
presse  que  nous  faisaient  les  Anglais  influa  sur  les 
Américains,  et  par  eux  sur  Lafayette.  Du  moins  ils 
ne  le  soutinrent  pas  dans  ses  primitives  aspirations 
républicaines.  11  ajourna  ce  haut  idéal,  et  se  rabattit, 
au  moins  provisoirement,  aux  idées  anglaises,  à  un 


866  AGITATIOII 

certain  éclectisme  bâtard  aDglo-américain.  Lui-même, 
américain  d'idées,  était  anglais  de  cultore,  un  peu 
même  de  figure  et  d'aspect. 

Pour  ce  proTÎsoire  anglais,  pour  ce  système  de 
royauté  démocratique  ou  démocratie  royaie^  qui, 
disait-il,  n'était  bon  que  pour  une  vingtaine  d'années, 
il  fit  une  chose  décisive,  qui  parut  arrêter  la  révo- 
lution, et  qui  la  précipita. 

Reprenons  les  précédents. 

Dès  rhiver  de  90,  l'armée  fut  travaillée  de  deux 
côtés  à  la  fois,  d'un  côté  par  les  sociétéspatriotiques, 
de  l'autre  par  la  cour,  par  les  officiers  qui  essayé- 
rent,  comme  on  a  vu,  de  persuader  aux  soldats  qu'ils 
avaient  été  insultés  dans  l'Assemblée  nationale. 

En  février,  l'Assemblée  augmenta  la  solde  de  quel- 
ques deniers.  En  mai,  le  soldat  n'avait  rien  reçu  en«- 
core  de  cette  augmentation;  elle  devint  entièrement 
insignifiante,  étant  employée  presque  entièrement  à 
une  imperceptible  augmentation  des  rations  de 
pain. 

Long  retard  et  résultat  nul.  Les  soldats  se  crurent 
volés.  Dès  longtemps ,  ils  accusaient  l'indélicatesse 
des  officiers  qui  ne  rendaient  aucun  compte  des  cais- 
ses des  régiments.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  les  officiers 
étaient  tout  au  moins  des  comptables  très-négligents, 
très-distraits,  ennemis  des  écritures,  nullement  cal- 
culateurs. Dans  les  dernières  années  surtout,  dans- la 
langueur  universelle  de  la  vieille  administration,  la 
comptabilité  militaire  semble  n'avoir  plus  existé. 
Pour  citer  un  régiment,  M.  du  Gbàtelet,  c(4onel  du 


DB  L'ARMÉE.  t67 

régiment  du  Roi,  étant  à  la  fois  comptable  et  inspeo* 
leur,  ne  comptait  ni  n'inspectait. 

«(  Les  soldats,  dit  M.  de  Bouille,  formèrent  des  co- 
mités, choisirent  des  députés,  qui  réclamèrent  auprès 
de  leurs  supérieurs,  d'abord  avec  assez  de  modération, 
des  retenues  qui  avaient  été  faites...  Leurs  réclama- 
tioM  étaient  justes,  on  y  fit  droit.  »  Il  ajoute  qu'alors, 
ils  en  firent  d'injustes  et  d'exorbitantes.  Qu'en  sait- 
il?  avec  une  comptabilité  tellement  irrégulière,  qui 
pouvait  faire  le  calcul? 

Brest  et  Nancy  furent  le  théâtre  principal  de  cette 
étrange  dispute,  où  l'officier,  le  noble,  le  gentil- 
homme, était  accusé  comme  escroc. 

Les  officiers  récriminèrent  violemment,  cruelle- 
ment. Forts  de  leur  position  de  che&,  et  de  leur  su- 
périorité dans  l'escrime,  ils  n'épargnèrent  aucune  in- 
s(4ence  au  soldat,  au  bourgeois,  ami  du  soldat.  Ils  ne 
sei^attaient  pas  contre  le  soldat,  mais  ils  lui  lançaient 
des  maîtres  d'armes,  des  spadassins  payés,  qui,  sûrs 
de  leurs  coups,  le  mettaient  en  demeure  ou  de  se  livrer 
aune  mort  certaine,  ou  de  reculer,  de  saigner  du  nez, 
de  devenir  ridicule.  On  en  trouva  un  à  Metz ,  qui ,  dé- 
guisé par  les  officiers ,  payé  par  eux  à  tant  par  tête, 
s'en  allait  le  soir,  tantôt  en  garde  national,  tantôt 
en  bourgeois,  insulter,  blesser  ou  tuer.  Et  qui  refu- 
sait de  passer  par  cette  épée  infaillible,  était  le  len- 
demain matin  proclamé,  moqué  au  quartier,  un  sujet 
de  passe-temps  et  de  gorge  chaude. 

Les  soldats  finirent  par  saisir  le  drôle,  le  reconnais 
tre,  lui  faire  nommer  les  officiers  qui  lui  prêtaient  des 


268  IRRITATION 

habits.  On  ne  lui  fit  pas  de  mal ,  on  le  chassa  seule- 
ment avec  un  bonnet  de  papier,  et  son  nom  :  Isca-* 
note. 

Les  officiers  découverts  passèrent  la  frontière,  et 
entrèrent,  comme  tant  d'autres,  dans  les  corps  que 
l'Autriche  dirigeStt  vers  le  Brabant. 

Ainsi  s'opérait  la  division  naturelle  :  le  soldat  se 
rapprochait  du  peuple,  l'officier  de  l'étranger. 

Les  fédérations  furent  une  occasion  nouvelle  où  la 
division  éclata.  Les  officiers  n'y  parurent  pas. 

Ils  se  démasquèrent  encore  quand  on  exigea  le 
serment.  Imposé  par  l'Assemblée,  retardé,  prêté  à 
contre-cœur,  par  plusieurs  avec  une  légèreté  déri- 
soire, il  ne  fit  qu'ajouter  le  mépris  à  la  haine  que  le 
soldat  avait  pour  ses  chefs.  Us  en  restèrent  avilis. 

Voilà  l'état  de  l'armée,  sa  guerre  intérieure.  Et  la 
guerre  extérieure  est  proche.  La  nouvelle  éclate  en 
juillet  que  le  Roi  accorde  passage  aux  Autrichiens  qui 
vont  étouffer  la  révolution  des  Pays-Bas.  Le  passage? 
ou  le  séjour  7. .  qui  sait  s'ils  ne  cesserontpas,  si  le  beau- 
frère  Léopold  ne  logera  pas  fraternellement  à  Mézières 
ou  à  Givet?. .  La  population  des  Ardennes,  ne  se  fiant 
nullement  aune  armée  si  divisée,  à  Bouille  qui  lacom- 
mandait,  voulut  se  défendre  elle-même.  Trente  mille 
gardes  nationaux  s'ébranlèrent;  ils  marchaient  aux 
Autrichiens,  lorsqu'on  sut  que  l'Assemblée  nationale 
avait  refusé  le  passage. 

Les  officiers,  au  contraire,  ne  cachaient  nullement 
devant  les  soldats  la  joie  que  leur  inspirait  l'armée 
étrangère.  Quelqu'un  demandant  si  réellement  les 


DES  OFFICIERS  ET  DES  SOLDATS.  9(t9 

Autrichiens  arrivaient  :  «  Oui,  dit  un  oflBcier,  ils  vien- 
nent, et  c'est  pour  vous  châtier.  » 

Cependant  les  duels  continuaient,  augmentaient, 
et  d'une  manière  effrayante.  On  les  employait , 
comme  à  Lille,  à  l'épuration  de  l'armée .  On  profitait 
des  disputes,  des  vaines  rivalités  qui  s'élèvent  entre 
les  corps,  souvent  sans  qu'on  sache  pourquoi.  A 
Nancy,  ils  allaient  se  battre  1,500  contre  1,500;  un 
soldat  se  jeta  entre  eux,  les  força  de  s'expliquer,  leur 
fît  remettre  l'épée  au  fourreau. 

On  donnait  des  congés  en  foule  (à  l'approche  de 
l'ennemi!);  beaucoup  de  soldats  étaient  renvoyés, 
et  d'une  manière  infamante,  avec  des  cartouches 
jaunes. 

Les  choses  en  étaient  là,  lorsque  le  régiment  du 
Roi,  qui  était  à  Nancy  avec  deux  autres  (Mestre*de- 
camp,  et  Chàteauvieux,  un  régiment  suisse),  s'avisa  de 
demander  ses  comptes  aux  oflSciers,  et  se  fit  payer 
par  eux.  Cela  tenta  Chàteauvieux.  Le  5  août ,  il 
envoya  deux  soldats  au  régiment  du  Roi,  pour  de- 
mander des  renseignements  sur  l'examen  des  comp- 
tes. Ces  pauvres  Suisses  se  croyaient  Français, 
voulaient  faire  comme  les  Français  ;  on  leur  rappela 
cruellement  qu'ils  étaient  Suisses.  Leurs  officiers, 
aux  termes  des  capitulations,  étaient  leurs  juges  su- 
prêmes, à  la  vie  et  à  la  mort.  Officiers,  juges,  sei- 
gneurs et  maîtres,  les  uns,  patriciens  des  villes  sou- 
veraines de  RemeetFribourg;  les  autres,  seigneurs 
féodaux  de  Yaud  et  autres  pays  sujets  qui  rendaient  à 
leurs  vassaux  ce  qu'ils  recevaient  en  mépris  de 


270  PBRS6GUT10N  OU  R6GIMENT  VAUDOiS 

Berne,  La  démarche  de  leurs  soldats  leur  parut 
trois  fois  coupable;  soldats,  sujets  et  vassaux,  ils  ne 
pouvaient  jamais  être  assez  cruellement  punis.  Les 
deux  envoyés  furent  en  pleine  parade  fouettés  hon- 
teusement, passés  par  les  courroies.  Les  ofiBciers 
français  regardaient  et  admiraient;  ils  complimen- 
tèrent les  officiers  suisses  pour  leur  inhumanité. 

Ils  n'avaient  pas  calculé  comment  l'armée  pren- 
drait la  chose.  L'émotion  fut  violente.  Les  Français 
sentirent  tous  les  coups  qui  frappaient  les  Suisses. 

Ce  régiment  de  Châteauvieux  était  et  méritait 
d'être  cher  à  l'armée,  à  la  France.  C'est  lui  qui,  le 
14  juillet  89,  campé  au  Champ-de-Mars,  lorsque  les 
Parisiens  allèrent  prendre  des  armes  aux  Invalides, 
déclara  que  jamais  il  ne  tirerait  sur  le  peuple.  Son 
refus,  évidemment,  paralysa  Besenval,  laissa  Paris 
libre  et  mattre  de  marcher  sur  la  Bastille. 

Il  ne  faut  pas  s'en  étonner*  Les  Suisses  de  Château- 
vieux  n'étaient  pas  de  la  Suisse  allemande,  mais  des 
hommes  du  pays  de  Vaud,  des  campagnes  de  Lau- 
sanne et  de  Genève.  Quoi  de  plus  Français  aii 
monde? 

Hommes  de  Yaud,  hommes  de  Genève  etde  Savoie, 
nous  vous  avions  donné  Calvin,  vous  nous  avez  donné 
Rousseau.  Que  ceci  soit  entre  nous  un  sceau  d'al* 
liance  éternelle.  Vous  vous  êtes  déclarés  nos  firères 
au  premier  matin  de  notre  premier  jour,  au  moment 
vraiment  redoutable,  où  personne  ne  pouvait  prévoir 
la  victoire  de  la  liberté. 

Les  Français  allèrent  prendre  les  deux  Suisses 


DE  CHATBAUVIEUX.  S71 

battus  le  matin,  les  vêtirent  de  leurs  habits,  les 
coiffèrent  de  leurs  bonnets ,  les  promenèrent  par  la 
ville,  et  forcèrent  les  officiers  suisses  à  leur  compter 
à  chacun  cent  louis  d'indemnité. 

La  révolte  ne  fut  d'abord  qu'une  explosion  de  bon 
cœur,  d'équité,  de  patriotisme  ;  mais,  le  premier  pas 
franchi,  les  officiers  ayant  été  une  fois  menacés,  con- 
traints de  payer,  d'autres  violences  suivirent. 

Les  officiers,  au  lieu  de  laisser  les  caisses  des  régi* 
ments  au  quartier  où  elles  devaient  être  d'après  les 
règlements,  les  avaient  placées  chez  le  trésorier,  et 
disaient  outrageusement  qu'ils  les  feraient  garder  par 
la  maréchaussée,  comme  contre  des  voleurs.  Les  sol- 
dats, par  représailles,  dirent  qu'ils  craignaient  que 
les  officiers  n'emportassent  la  caisse  en  passant  à 
Tennemi.  Ils  la  remirent  au  quartier.  Elle  était  à 
peu  près  vide.  Nouveau  sujet  d'accusation.  Les  sol- 
dats se  firent  donner,  à  compte  sur  ce  qu'on  leur 
devait,  des  sommes  avec  lesquelles  les  Françius  ré- 
galèrent les  Suisses,  et  les  Suisses  les  Français,  puis 
les  pauvres  de  la  ville. 

Ces  orgies  militaires  n'entraînèrent  nul  désordre 
grave,  si  nous  en  croyons  le  témoignage  des  gardes 
nationaux  de  Nancy  à  l'Assemblée.  Cependant  elles 
avaient  quelque  chose  d'alarmant.  La  situation  de- 
mandait évidemment  un  prompt  remède. 

Ni  l'Assemblée,  ni  Lafayette,  ne  comprirent  ce 
qu'il  y  avait  à  faire. 

Ce  qu'il  eût  fallu  voir  d'abord,  c'est  que  les  règles 
ordinaires  n'étaient  nullement  applicables.  L'armée 


Î72  LAFAYETTE,  SUft  DE  L'ASSEMBLÉE, 

n'était  pas  une  armée.  Il  y  avait  là  deux  peuples  en 
face,  deux  peuples  ennemis,  les  nobles  et  les  non- 
nobles.  Ces  derniers,  les  non-nobles,  les  soldats, 
avaient  vaincu  par  la  Révolution  ;  c'est  pour  eux 
qu*elle  s'était  faite.  Croire  que  les  vainqueurs  conti- 
nueraient d'obéir  aux  vaincus,  qui  les  insultaient 
d'ailleurs,  c'était  une  chose  insensée.  Beaucoup  d'of- 
ficiers avaient  déjà  passé  à  l'ennemi  ;  ceux  qui  res- 
taient avaient  différé,  décliné  le  serment  civique.  11 
était  réellement  douteux  que  l'armée  pût  obéir  sans 
péril  aux  amis  de  l'ennemi. 

Une  seule  chose  était  raisonnable,  praticable,  celle 
que  conseillait  Mirabeau  :  Dissoudre  l'armée,  la  re- 
composer. La  guerre  n'était  pas  assez  imminente 
pour  qu'on  n'eût  le  temps  de  faire  cette  opération. 
L'obstacle,  le  grave  obstacle,  c'est  que  les  puissants  de 
l'époque,  Mirabeau  lui-même,  Lafayette,  les  Lameth, 
tous  ces  révolutionnaires  gentilshommes,  n'auraient 
guère  nommé  officiers  que  des  gentilshommes.  Le 
préjugé,  la  tradition,  étaient  trop  forts  encore  en 
faveur  de  ceux-ci  :  on  n'attribuait  aucun  esprit  mili- 
taire aux  classes  inférieures;  on  ne  devinait  nulle- 
ment la  foule  de  vrais  nobles  qui  se  trouvaient  dans 
le  peuple. 

Ce  fut  Lafayette  qui,  par  son  ami,  le  député  Em- 
mery,  poussa  l'Assemblée  aux  mesures  fausses  et 
violentes  qu'elle  prit  contre  l'armée,  se  faisant  partie, 
et  non  juge,  —  partie,  au  profit  de  qui?  de  la  contre- 
révolution. 

Le  6  août,  Lafayette  fit  proposer  par  Emmer}',  dé- 


S'ENTEND  AVEC  BOUILLE.  S73 

créter  par  rAssemblée,  que,  pour  Térifier  les  comptes 
tenus  par  les  ofiBciers,  le  Roi  nommerait  des  inspec- 
teurs choisis  parmi  les  officiers,  qu'on  n'infligerait  aux 
soldats  de  congés  infamants  qu'après  un  jugement 
selon  les  formes  anciennes,  c'est*4Hlire  porté  par  les 
officiers.  Le  soldat  avait  son  recours  au  roi,  c'est- 
à-dire  au  ministre  (officier  lui-même),  ou  bien  à 
l'Assemblée  nationale  ,  qui  apparemment  allait 
quitter  ses  travaux  immenses  pour  se  faire  juge  des 
soldats. 

Ce  décret  n'était  qu'une  arme  qu'on  se  ménageait. 
On  avait  hâte  de  frapper  un  coup.  Rendu  le  6,  il  fut 
sanctionné  le  7  par  le  roi.  Le  8,  M.  de  Lafayette  écri- 
vit à  M.  de  Bouille,  qui  devait  frapper  le  coup.  C'est 
le  mot  même  dont  il  se  sert,  qu'il  répète  plusieurs 
fois*. 

M.  de  Lafayette  n'était  nullement  sanguinaire.  Ce 
n'est  pas  son  caractère  qu'on  attaque  ici,  mais  bien 
son  intelligence. 

Il  s'imaginait  que  ce  coup,  violent,  mais  nécessaire, 
allait  pour  jamais  rétablir  l'ordre.  L'ordre  rétabli  per- 
mettrait enfin  de  faire  agir  et  fonctionner  la  belle  ma- 
chine constitutionnelle,  Ib,  démocratie  royale ,  qu'il 
regardait  comme  son  œuvre,  aimait  et  défendait  avec 
l'amour-propre  d'auteur. 

Et  ce  premier  acte,  si  utile  au  gouvernement  con- 


<  Mémoires  de  Lafayette,  lettre  da  48  août  90 ,  t.  m,  p.  436.  — 
Je  rei^retie  qae  les  historiens  français  et  suisses  aient  généralemeni 
on  omis  oo  défiguré  Taffiiire  de  ChAteaavieoi, 

11.  48 


274  lafaYette,  sim  des  jacobins, 

stitutîonnel,  allait  être  accompli  par  rennemi  de  la 
constitution',  M!  de  Bouille,  qui  avait  différé  tant  qu'il 
avait  pu  de  lui  prêter  serment,  et  quilui  gardait  ran- 
cune, —  par  un  iommë  personnellement  irrité 
contre  les  soldats  qui  tout  réceminient  n'avaient 
tenu  compte  dé  ses  ordres ,  et  Savaient  forcé  de 
payer  une  partie  de  ce  qu^o'n  leur  devait.  Étaitrce 
oien  lài  l'hdmme  calme,  impartial,  désintéressé,  a 
qui  Ton  pouvait  confier  une  mission  ae  rigueur  T 
n'était -il  pas  à  craindre  qu'elle  ne  fût  l'occasion 
d'une  vengeance  personnelle  t 

'm.  de  Quille  dit  lui-même  qu'il  avait  un  plan 
secret  :  Laisser  se  désorganiser  là  plus  grande  partie 
dé  l'armée,  tenir  à  part,  et  sous  une  main  ferme, 
quelques  corps,  surtout  étrangers.  Il  est  clair  qu'avec 
ces  derniers  on  pourrait  accabler  les  autres. 

Pour  employer  un  tel  homme  en  toute  sûreté,  sans 
se  compromettre,  Lafayette  s'adressa  directement 
aux  Jacobins.  Il  effraya  leurs  che6  du  péril  d'une 
vaste  insurrection  militaire.  Chose  curieuse  !  les  dé- 
putés jacobins,  dont  les  émissah*es  n'avaient  pas  peu 
contribué  à  soulever  le  soldat,  n'en  votèrent  pas 
moins  contre  lui  à  TÂssemblée  nationale.  Tous  les 
décrets  répressife  furent  votés  à  f  unanimité. 

La  cour  fut  tellement  enhardie,  qu'elle  ne  craignit 
pas  de  confier  k  Bouille  le  commandement  des  trou- 
pes sur  toute  la  frontière  de  l'Est,  depuis  la  Suisse 
jusqu'à  la  Sambre.  Ces  troupes,  il  pst  v^aj,  n'étaient 
guère  sûres.  H  ne  pouvait  bien  compter  quQ  sur  vingt 
bataillons  d'infanterie  (allemands  ou  suisses)  ;  mais 


AOTOlllSB  BOUILLE  A  FRAPPER  m  GOUP,  f» 

il  arait  beaucoup  de  cayalerie^  TingtHiept  escadiùns 
de  hussards  aUdtnands,  et  trente-<trois  escadrons  de 
cavalerie  française.  De  plus,  ordre  à  tous  les  corps 
admimstratife  de  Tsûder  de  toute  façon,  de  l'i^ujer, 
spécialement  par  la  garde  natienale»  M.  de  Lafayette, 
pour  mieux  assurer  la  c^iose,  écrivit  fraternellement 
à  ces  gardes  nationales,  et  leur  envoya  deux  de  ses 
aides-de-camp;  l'un  se  fit  aidenle-camp  de  Bouille; 
l'autre  travailla  d'une  part  k  endormir  la  garnison 
de  Nancy,  d'autre  part  à  rassembler  les  gardes  na-> 
tionales  qu'on  voûtait  mener  contre  elle. 

Bouille,  qui  nous  explique  luinoiéme  son  plan  de 
campagne],  laisse  entrevoir  beaucoup  de  choses  lors- 
qu'il avoue  :  «  Qu'il  voulait,  par  Montmédy,  s'assurer 
une  comipunication  avec  I^uxemboui^  et  l'étranger  »  « 

Dans  sa  lettre  du  %  août,  Lafayette  disait  à  Bouille 
que  pour  inspecteur  des  comptes  on  enverrait  à 
Nancy  un  oflBcier,  M.  de  Malseigne,  qu'on  faisait 
venir  tout  exprès  de  Besançon.  C'était  un  choix  fort 
menaçant.  Midseigne  passait  pour  être  le  «  pre- 
mier crâne  de  l'armée  »,  un  homme  fort  Ivave,  de 
première  force  pour  l'escrime,  très-fougueux,  très- 
provoquant.  Étrange  vérificateur  I  il  y  avait  bien  à 
croire  qu'il  solderait  en  coups  d'épée.  Notez  qu'on 
l'aovoyait  seul,  comme  pour  signifier  un  défi. 

Cependant,  les  soldats  avaient  écrit  à  l'assemblée 
aationate;  la  lettre  fet  interceptée.  Ils  envoyèrent 
qttelqtte»-uns  des  leurs  pour  ep  porter  une  seconde^ 
et  Lafayette  fit  arrAter  el  li(  lettre  et  les  porteurs,  dés 
qu'ils  arrivèreirt  à  Paris. 


f76        ON  PBOVOÛUB  LB8  SOLDATS,  S6  AOUT  9a 

Au  contraire,  on  présenta  à  rAssemblée  y^  on  lui  lut 
raccusation  portée  contre  les  soldats  par  la  munici- 
palité de  Nancy,  toute  dévouée  aux  officiers.  Em- 
mery  soutint  hardiment  queraflhirede  Chftteauvieux 
(du  6  et  6  août)  avait  eu  lieu  après  qu'en  eut  proclamé 
le  décret  de  l'Assemblée  qu'elle  avait  rendu  le  6. 
Cette  affaire,  exposée  ainsi ,  sans  faire  mention  de 
sa  date,  semblait  une  violation  du  décret,  non 
violé,  puisqu'il  était  inconnu  à  Nancy,  et  qu'il  fut 
fait  à  Paris  le  même  jour.  De  même,  on  présenta 
aussi  comme  violant  le  décret  du  6,  une  insurrec- 
tion des  soldats  de  Metz  qui  avait  eu  lieu  plusieurs 
jours  avant  le  6. 

Au  moyen  de  cette  exposition  artificieuse  et  men- 
songère, on  tira  de  l'Assemblée  un  décret  passionné, 
indigné,  qui  avait  déjà  le  caractère  d'une  condam- 
nation des  soldats;  ils  devaient,  d'après  ce  décret, 
déclarer  aux  chefs  leur  erreur  et  leur  repentir , 
même  par  écrit,  s'ils  l'exigeaient,  c'est-àrdire  remet- 
tre à  leur  adverse  partie  des  preuves  écrites  contre 
eux.  Décrété àl'unanimité;  nulle  observation  :  «Tout 
presse,  tout  brûle,  dit  Ëmmery  ;  il  y  a  péril  dans  le 
plus  léger  retard.  » 

Le  26,  Malseigne  arrive  à  Nancy,  armé  du  décret. 
L'ordre  y  était  rétabli;  Malseigne  trouble,  irrite,  em- 
brouille. Au  lieu  de  vérifier,  il  commence  par  inju- 
rier. Au  lieu  de  s'établir  pacifiquement  àl'Hôtel-de- 
Yille,  il  s'en  va  au  quartier  des  Suisses,  et  refuse  de 
leur  faire  droit  pour  ce  qu'ils  réclamaient  des  chefis. 
«  Jugez-nous»,  lui  criaient-ils.  Il  veut  sortir,  on  l'en 


BOUILLE  KARCHB  SDR  MANCT.  277 

empêche.  Alors  il  recule  trois  pas,  tire  Tépée,  blesse 
plusieurs  hommes.  L'épée  casse  ;  il  en  saisit  une 
autre,  et  sort,  sans  trop  se  presser,  à  travers  cette 
foule  furieuse,  qui  pourtant  respecte  ses  jours. 

On  avait  ce  qu'on  voulait,  une  belle  provocation, 
tout  ce  qui  pouvait  paraître  une  violation,  un  mépris 
des  décrets  de  l'Assemblée.  Les  Suisses  étaient  com- 
promis de  la  manière  la  plus  terrible.  Bouille,  pour 
leur  donner  lieu  d'aggraver  leur  faute,  leur  fit  ordon- 
ner de  sortir  de  Nancy;  sortir,  c'était  se  livrer,  non 
à  Bouille  seulement,  mais  à  leurs  chefs,  à  leurs  juges, 
ou  plutôt  à  leurs  bourreaux  ;  ils  savaient  parfaitement 
les  supplices  effroyables  que  leur  gardaient  leurs  offi- 
ciers; ils  ne  sortirent  point  de  la  ville. 

Bouille  n'avait  plus  qu'à  agir.  Il  choisit,  rassembla 
trois  mille  hommes  d'infanterie,  quatorze  cents  cava- 
liers, tous  ou  presque  tous  allemands.  Pour  donner 
un  air  un  peu  plus  national  à  cette  armée  d'étrangers, 
les  aides-de-camp  de  Lafayette  couraient  la  campa- 
gne et  tâchaient  d'entraîner  les  gardes  nationaux. 
Ils  en  amenèrent  sept  cents,  aristocrates  ou  fayet- 
tistes,  qui  suivirent  Bouille,  et  se  montrèrent  très- 
violents,  très-furieux.  Mais  la  masse  des  gardes 
nationaux,  environ  deux  mille,  ne  se  laissèrent  pas 
tromper;  ils  comprirent  parfaitement  que  le  c6té  de 
Bouille  ne  pouvait  pas  être  celui  de  la  Révolution  ;  ils 
se  jetèrent  dans  Nancy. 

Les  carabiniers  de  Lunéville,  où  s'était  réfugié 
Malseigne,  ne  se  soucièrent  pas  non  plus  de  partici- 
per i^  l'exécution  sanglante  que  l'on  préparait.  Eux- 


f79  BOUIUUS  BETOSE  TOUTB  GOMDinON.  ' 

moulés,  ils  livrèrent  Malseigne  à  leurs  camaradeB; 
oe  foudre  de  guerre  fit  son  entrée  à  Nancy  en  pan- 
toufles y  robe  de  ehamb;re  et  bonnet  de  nuit. 

Bouille  tint  une  conduite  étrange.  Il  écrit  à  l'As* 
semblée  qu'il  là  prie  de  lui  envoyer  deux  députés, 
qui  puissent  Taider  à  arranger  les  choses.  Et  le  même 
jour^  sans  attendre,  il  part  (mur  les  arranger  lui* 
môme  à  coups  de  canon. 

Le  31  août,  le  jour  même  où  le  massacre  se  fit, 
on  lisait  à  l'Assemblée  cette  lettre  pacifique.  Em- 
mery  et  Lafayette  essayaient  de  &îjre  décréter  : 
«  Que  l'Assemblée  approuve  ce  que  Bouille  bit  et 
fera.  »  Une  députation  dé  la  garde  nationale  de  Nancy 
se  trouva  là  heureusement  pour  protester,  et  Bamare 
proposa  y  fit  adopter  une  proclamation  ferme  et  pater- 
nelle, où  l'Assemblée  promettait  de  juger  impartiale- 
ment... Juger!  c'était  un  peu  tard!..  Tune  des  par* 
ties  n'était  t)lus. 

Bouille,  parti  de  Metz  le  28,  le  30  de  Toul,  était 
le  31  fort  près  de  Nancy.  Trois  députaUons  de  la  ville, 
à  onze  heures,  à  trois,  à  ((uatre,  vinrent  au-nlevant  de 
lui,  et  lui  demandèrent  ses  conditions.  Les  députés 
étaient  des  soldats  etdes  gardes  natioiiaûx(BouiUédit 
de  la  populace,  parcequ'ilsn'avaientpasd'uniformes); 
ils  avaient  mis  à  leur  tète  d^  municipaux,  tout  trèfle 
blants,  qui,  arrivés  près  de  Bouille,  ne  voulurent  pas 
retourner,  et  restèrent  avec  lui,  l'autorisant  eùcow 
par  leur  (présence,  par  la  crainte  qu'ils  témoigo^ûént 
de  revenir  à  Nancy*  Les  conditions  du  général  étaient 
de  n'en  fiiire  aucune,  d'exiger  d'abord  que  lei  i^ 


COMBAT  ET  IIASSACRE,  31  AOUT  9a 

ments  sortissent,  remissept  leur  otage 


livrassent  chacun  quatre  des  leurs,  gui  servent  jugés 
par  r Assemblée.  Leurj&iirecnoisir,  tral^ir,  liyi;er  eux- 
mêmes  quelques-uns  de  leurs  camarades,  çeijBt  était 
dur,  déshonorant  pour  les  Français,  mais  horrible  pou^ 
les  Suisses,  qui  savaient  parfaitement  qu'ils  n'iraient 
jamais  au  jugement  de  l'assemblée,  qu'ei}  vertu. de^ 
capitulation^  leurs  che&  les  réolaiperaient  pour  ôtré 
pendus,  roués  vifs,  ou  mourir  sous  le  tiâton. 

Les  deux  r|^iments  frapçai|^  {^u  Roi  et  Mestre-de- 
c«mp}  i$e  soumirenjt,  rendirent  Malseij^ne,  commen- 
cèrent à  sortir  de  la  ville.  Resta  le  paqvr^  Çhâteau- 
yiew^f  dans  son  petit. nomb;*e,  deux^aUillons  seylç- 
ment;  quelquesruns  des  nôtres  pourtant  roq^ireni  àe 
rabandopn^r  ;  beauQOup  de  vaiUante  gardes  nati(>- 
naux  de  la  banlieue  de  Nancy  vinrent  au^i,  par  u^ 
imtinet  généreux^  ^  ranj^er. auprès  des.  Suipses,  et 
voulurent  partager  leur  sort^  Tous  ensemble, ils  occja* 
pèrent  la  porte  de  Stainville,  la  seule  qui  fût  forti- 
fiée- . 

Si  Bouille  eût  voulu  épargner  le  san^^  il  q'avait 
qu'une  chose  à  faire  :  s'arrêter  un  peu  à  distance, 
atteiulre  que  les  régiments  français  fussent  sortis, 
puis  faire  entrer  quelques  troupes  par  les  autres  por- 
tes, et  placer  ainsi  les  Suisses  entre  deux  feux;  il  les 
aur^t  eus  sans  combat. 

Mais  dors,  où  était  la  gloire?  où  était  le  coup  in^ 
pa$ant  que  la  cour  et  Lafayette  avaient  attendu  de 
BouiUé? 

Celui-ci  raconte  lui-même  deux  choses  qui  sont 


280         MASSACRE  DES  VAUDOIS  ABANDONNÉS. 

contre  lui  :  d'abord,  qu'il  avança  jusqu'à  trente  pas 
de  la  porte,  c'est-îwiire  qu'il  mit  en  face,  en  contact, 
des  ennemis,  des  rivaux,  des  Suisses  et  des  Suisses, 
qui  ne  pouvaient  manquer  de  s'injurier,  se  provoquer, 
se  renvoyer  le  nom  de  traîtres.  Deuxièmement,  il 
quitta  la  tête  de  la  colonne  pour  parler  à  des  députés 
qu'il  eût  pu  fort  bien  faire  venir;  son  absence  eut 
l'effet  naturel  qu'on  devait  attendre  :  on  s'injuria,  on 
cria,  enfin  on  tira. 

Ceux  de  Nancy  disent  que  tout  commença  par  les 
hussards  de  Bouille  ;  Bouille  accuse  les  soldats  de  Chè- 
teauvieux.  On  a  peine  à  comprendre  pourtant  comment 
ceux-ci,  en  si  grand  danger,  s'avisèrent  de  provoquer. 
Ils  voulaient  tirer  le  canon;  un  jeune  ofiQcier breton, 
Désilles,  aussi  hardi  qu'obstiné,  s'asseoit  sur  la  lu- 
mière même  ;  renversé  de  là ,  il  embrasse  le  canon, 
grave  incident  qui  permettait  aux  gens  de  Bouille 
d'avancer  ;  on  ne  put  l'arracher  du  canon  qu'à  grands 
coups  de  baïonnettes. 

Bouille  accourt,  se  rend  maître  de  la  porte,  lance  ses 
hussards  dans  la  ville,  à  travers  une  fusillade  très- 
nourrie qui  partait  de  touteslesfenètres.  Ce  n'était  pas 
évidemment  Châteauvieux  seul  qui  tirait,  ni  seulement 
les  gardes  nationaux  de  la  banlieue,  mais  la  plus 
grande  partie  de  la  population  pauvre  s'était  déclarée 
pour  les  Suisses.  Cependant  les  officiers  des  deux 
régiments  français  suivirent  l'exemple  de  Désilles,  et 
avec  plus  de  bonheur  ;  ils  parvinrent  à  retenir  les 
troupes  dans  les  casernes.  Dès-lors  Bouille  ne  pouvait 
manquer  de  venir  à  bout  de  la  ville. 


LE  BBSTE  SUPPLICIÉ,  00  BNTOTÉS  AUX  GALÉRBS.     S8| 

lie  soir,  Tordre  était  rétabli,  les  régiments  français 
partis,  les  Suisses  de  Chftteauvieux  moitié  tués,  moitié 
prisonniers.  Ceux  qui  ne  se  rendirent  pas  de  suite 
furent  trouvés  les  jours  suivants,  égoi^és.  Trois  jours 
après,  on  en  prit  encore  un,  qu'on  coupa  en  mor- 
ceaux dans  le  marché  ;  dix  mille  témoias  l'ont  pu 
voir. 

Après  le  massacre,  la  ville  eut  un  spectacle  plus 
affreux  encore,  un  supplice  immense.  Les  officiers 
suisses  ne  se  contentèrent  pas  de  décimer  ce  qui  resh 
tait  de  leurs  soldats,  il  y  eût  eu  trop  peu  de  victimes  : 
ils  en  firent  pendre  vingt  et  un.  Cette  atrocité  dura 
tout  un  jour;  et,  pour  couronner  la  fôte,  le  vingt- 
deuxième  fut  roué. 

L'ignoble,  l'infâme  pour  nous,  c'est  que  ces  Nérons 
ayant  condamné  encore  cinquante  Suisses  aux  ga- 
lères (probablement  tout  ce  qui  restait  en  vie),  nous 
reçûmes  ces  galériens;  nous  eûmes  la  noble  mission 
de  les  mener  et  de  les  garder  à  Brest.  Ces  gens,  qui 
n'avaient  pas  voulu  tirer  sur  nous  le  14  juillet,  eurent 
pour  récompense  nationale  de  traîner  le  boulet  en 
France. 

Le  même  jour,  31  août,  nous  l'avons  dit,  l'Assem- 
blée avait  fait  la  promesse  pacifique  d'une  justice  im- 
partiale. Antérieurement  elle  avait  voté  deux  commis- 
saires pacificateurs.  Bouille,  qui  les  demandait,  ne  les 
avait  pas  attendus  ;  il  avait  vidé  le  procès  par  l'exter- 
mination de  l'une  des  deux  parties.  L'Assemblée  ap-> 
paremment  va  désapprouver  Bouille? 

Au  contraire...  L'Assemblée,  sur  la  proposition  de 


2M  LB  BOI  BT  L'ASmOLÉB  RBUnGIBIIT  WHULtÉ. 

NirotoAU)  remercie  soleanellement  Bouille,  et  dp- 
prouve  sa  conduite;  on  vote  des  récompenses,  aux 
gardes  uationaux  qui  Tout  suivi,  aux  morts  des  hon- 
neurs funèbres  dans  le  Ghamp-de-Mars,  des  pensions 
à  leurs  flEunilles. 

LouisXYI  ne  montra  point  dans  cette  occasionrbor- 
reur  du  sang  qui  lui  était  ordinaire.  Le  vif  désir  qq'il 
avait  de  voir  Tordre  rétabli  fit  qu'il  eut,  de  c^tte  affli- 
geante ma%sr\écesmxr^  affaire ,  une  eœtrême  satisfçLctian. 
Il  remercia  Bouille  de  sa  bonne  conduite,  et  l'enga- 
gea à  continuer,  a  Cette  lettre,  dit  Bouille,  p^int  la 
bonté,  1^  sensibilité  de  son  cœur.  » 

«  Ah  I  dit  l'éloquent  Loustalot,  ce  n'est  pas  là  le 
mot  d'Auguste,  quand,  au  récit  du  sang  versé,  il  se 
battait  la  tètp  aux  murs,  et  disait  :  Yarus,  rends-moi 
mes  légions  I» 


La  douleur  des  patriotes  fut  grande  pour  cet  évé- 
nement. Loustalot  n'y  résista  pas.  Ce  jeune  homme, 
qui,  sorti  à  peine  du  barreau  de  Bordeaux,  était  de- 
venu en  deux  ans  le  premier  des  journalistes,  le  plus 
populaire  &  coup  sûr  (puisque  ses  Révolutions  de  Paris 
se  tirèrentquelquefoisàj200,000  exemplaires),  Lousta- 
lot prouva  qu'il  était  le  plus  sincère  aus»  de  tous,  celui 
qui  portait  le  plus  vivement  la  liberté  au  cœur,  vivait 
d'elle,  mourait  de  sa  mort.  Ce  coup  lui  parut  ajour- 
ner pour  longtemps,  pour  toujours,  l'espérance  de  la 
patrie.  Il  écrivit  sa  dernière  feuille,  pleine  d'âoquence 
et  de  douleur,  une  douleur  mâle,  sans  larmes,  mais 


•  LOUSTALOT  EN  MEURT.  283 

d'autant  plus  ^re,  de  celles  auxquelles  on  ne  survit 
pas.  Quelques  jours  après  le  massacre,  il  mourut,  à 
FAge  de  yingtrhuit  ans. 


CHAPITRE  V. 

LES  JACOBINS. 

Danger  de  la  France.  —  L'affiiire  de  Nancy  rend  la  farde  nationale  «npeelc. 
Nouveau  troobles  du  Midi.  Fédération  contre  -  réfolationDiire  d« 
Jalés.  Le  Roi  consulte  le  pape;  il  proleste  aaprèt  da  roi  d'Espagm, 
e  octobre  1790.  Accord  de  PEurope  contre  la  Rérolatioa  L'Eon^ 
tire  une  force  morale  de  Tintérèt  qa'inspire  Louis  XVI.  —  Nécessité  d'ue 
grande  association  de  sarreillance.  Origine  des  Jacobins,  ITSS.  Bieoh 
pie  d*nne  fédération  Jacobine.  Quelles  classes  recrutaient  les  Jacobins. 
Avaient-ils  un  Credo  précis?  En  quoi  modifiaient-ils  l'ancien  esprit  françsisî 
Ils  formaient  un  corps  de  surveillants  et  accusateurs,  une  inquiiitioo  esntit 
une  inquisition.  —  La  société  de  Paris  est  d*abord  une  réunion  de  dépotes, 
oct.  89.  Elle  prépare  les  lois  et  organise  une  police  révolutionnaire.  U 
révolution  reprend  roffensive,  sept.  90.  Fuite  doNecker.  Terreur  des  ooMm 
duellistes.  Les  Jacobins  lui  opposent  la  terreur  du  peuple.  L*hétel  Cistriet 
saccagé,  iS  novembre  1790. 


Le  massacre  de  Nancy  est  une  ère  vraiment  fu- 
neste, d'où  Ton  pourrait  dater  les  premiers  commen- 
cements des  divisions  sociales,  qui  plus  tard,  déve- 
loppées avec  l'industrialisme,  sont  devenues  de  nos 
jours  l'embarras  réel  de  la  France,  le  secret  de  sa 
faiblesse,  l'espoir  de  ses  ennemis. 

L'aristocratie  européenne,  son  grand  agent,  TAn- 
gleterre  ,  doivent  ici  remercier  leur  bonne  fortune. 
La  Révolution  aura  comme  un  bras  lié,  un  seul  bras 
pour  lutter  contre  elles. 

Ce  petit  combat  de  Nancy  eut  les  effets  d'une 
grande  victoire  morale.  Il  rendit  suspectes  d'aristo- 


LA  GARDE  NATIOIIALB  HETIBIIT  SUSnCTE.  285 

cratie  les  deux  forces  que  venait  de  créer  la  Révolu- 
tion, ses  propres  municipalités  révolutionnaires,  sa 
garde  nationale. 

On  dit,  on  répéta,  on  crut,  et  plusieurs  disent  en-* 
core,  que  la  ^rde  nationale  avait  combattu  pour 
Bouille.  Et  cependant  on  a  vu  qu'avec  les  lettres  de 
Lafayette,  avec  tous  les  efforts  de  ses  aide&<le-camp 
envoyés  exprés  de  Paris,  Bouille  ne  put  ramasser,  sur 
une  route  assez  longue,  que  sept  cents  gardes  natio- 
naux, des  nobles  très-probablement,  leurs  fermiers, 
gardes-chase,  etc.  Mais  les  vrais  gardes  nationaux, 
les  paysans  propriétaires  de  la  banlieue  de  Nancy, 
fournissant  à  eux  seuls  deux  mille  hommes,  prirent 
parti  pour  les  soldats,  et,  malgré  l'abandon  des  deux 
régiments  français,  tirèrent  sur  Bouille. 

Naguère,  à  la  nouvelle  que  les  Autrichiens  avaient 
obtenu  le  passage,  trente  mille  gardes  nationaux 
s'étaient  mis  en  mouvement. 

Chose  bizarre.  Ce  furent  surtout  les  amis  de  la 
Révolution,  qui  accréditèrent  ce  bruit,  que  la  garde 
nationale  avait  pris  parti  pour  Bouille.  Leur  haine 
pour  Lafayette,  pour  l'aristocratie  bourgeoise  qui 
tendait  à  se  fortifier  dans  la  garde  nationale  de  Paris, 
leur  fit  écrire,  imprimer,  répandre  ce  que  la  Contre- 
Révolution  voulait  faire  croire  à  l'Europe. 

La  conclusion  fut  pour  l'Europe,  qu'il  fallait  bien 
que  cette  révolution  française  fût  vraiment  une  chose 
exécrable  pour  que  les  deux  forces  qu'elle  avait 
créées^  les  municipalités,  la  garde  nationale,  se  tour- 
nassent déjà  contre  elle. 


885  IfÔOTBAUX  TROUIILCS  DO  MN. 

Lafayette  armant  Bouille,  Tautorité  rdVolufionMin 
ne  pouvant  rétablir  Tordre  qu^avec  Tépéd  de  la  mb- 
tre-révolution  !  quoi  de  plus  propre  à  ^pwsQadOT  que 
oelle--d  avait  la  vraie  force,  qu'elle  était  le  vrai 
parti  social  T  Le  roi,  les  prêtres,  les  poblea,  se  cm* 
firment  dans  la  conviction  qu'ils  ont  4o  la  légitiaiitt 
de  leur  cause.  Il  s'entendent  et  se  rapprocheot; 
divisés  et  impuissants  dans  la  période  préoMeale,  ib 
vont  se  ralliant  dan$  cellQ^ci,  se  fortifiant  les  uns 
par  les  autres. 

Les  compagnies  qu'on  croyait  mortes  relèvent  ht^ 
vçment  la  tête.  Le  parlement  de  Toulouse  cane  les 
procédures  d'une  municipalité  contre  ceux  qui  fowh 
laient  aux  pieds  la  cocarde  tricolore.  La  cour  dei 
aides  donne  gain  de  cause  à  ceux  qiii  reftisaient  des 
paiements  en  assignats.  Les  percepteurs  n'en  veulent 
point.  Les  fermiers  généraux  défendent  à  leufs  gens 
de  les  recevoir.  Repousser  la  monnaie  de  la  Révo- 
lution, c'est  un  moyen  très*simple  de  la  prendre  par 
famine,  de  lui  faire  faire  banqueroute  et  la  vaincre 
sans  combat. 

Mais  les  fanatiques  veulent  le  coipbat,  tout  oela  est 
trop  lent  pour  eux.  Ceux  de  Montauban  poursuivent  à 
coups  de  pierres  les  patrouilles  d'un  r^iment  patriote. 
Dans  l'un  des  meilleurs  départements,  celui  de  TAr- 
dèche,  les  agents  de  l'émigratiov,  des  Froment  et  des 
Antraigues,  organisent  un  vaste  et  audacieux  oonh- 
plot  pour  employer  les  forces  de  la  ganje  nationale 
contre  elle-*mème,  pour  tourner  les  fiMérations  à  la 
ruine  de  l'esprit  qui  les  dicta.  On  appelle  à  uae  fMe 


rÉDÉAAtlOM  COHITftB-RÊVOLtmomtAmti  m  JALÈS.  287 

fédérative  près  du  château  de  Jalès,  les  gardes  natio- 
naux de  FArdéche,  de  l'Hérault  et  de  la  Lozère,  sous 
prétexte  de  renouveler  le  serment  civique.  Cela  fait, 
la  fête  finie,  le  comité  fédératif,  les  maires  et  les  offi- 
ciers de  gardes  nationales,  les  députés  de  Tannée, 
montent  au  château  de  Jalès,  et  là,  arrêtent  que  le 
comité  sera  permanent,  qu*il  restera  constitué  en  un 
corps  autorisé,  salarié,  qu'il  sera  le  point  central  des 
gardes  nationales,  qu^il  connaîtra  des  pétitions  de 
Tannée,  qu'il  fera  rendre  les  armes  aux  catholiques 
de  Nîmes ,  etc.  Et  tout  ceci  n'était  pas  une  petite 
conspiration  occulte  d'aristocratie.  Il  y  avait  une  base 
de  fanatisme  populaire;  Des  gardes  nationales  avaient 
au  chapeau  la  croix  des  Confréries  du  midi  ;  des  ba- 
taillons entiers  portaient  la  croix  pour  bannière.  Un 
certain  abbé  Labastide,  général  de  ces  croisés,  ayant 
cinqgardes-du-corps  pour  aides-de-camp,  caracolait 
sar  un  cheval  blanc,  appelant  ces  paysans  à  marcher 
sur  Nîmes,  à  aller  délivrer  leurs  frères  captifs,  mar- 
tjn  pour  la  foi. 

L'Assemblée  nationale,  avertie  et  alarmée,  lança 
un  décret  pour  dissoudre  cette  assemblée  de  Jalès, 
décret  si  peu  efficace,  qu'elle  durait  encore  au  prin- 
temps. 

L'idée  qui  se  répandait,  s'affermissait  dans  les 
esprits,  qu'une  grande  partie  de  la  garde  nationale 
était  favorable  à  la  contre^*évolution,  dut  contribuer 
plus  qu'aucune  autre  chose  à  faire  sortir  le  Roi  de  ses 
inésolutions,  et  lui  faire  faire  en  ocftobre  deux  dé- 
marches décisives.  Il  se  trouvait  k  cette  époque  irré- 


S8S  LE  ROI  CONSULTE  LE  PAPE;  IL  PROTESTE,  •  OCT.  17M. 

Tocablement  fixé  sur  la  question  religieuse,  celle  qui 
lui  tenait  le  plus  au  cœur.  En  juillet,  il  avait  consulté 
Tévéque  de  Clermont  pour  savoir  s'il  pouvait,  sans 
mettre  son  ftme  en  péril,  sanctionner  la  constitution 
du  clergé.  A  la  fin  d'août,  il  avait  adressé  la  même 
question  au  pape.  Quoique  le  pape  n'ait  fait  aucune  i 
réponse  ostensible,  craignant  d'irriter  l'Assemblée  et 
de  lui  faire  précipiter  la  réunion  d'Avignon,  on  oe 
peut  douter  qu'il  n'ait  en  septembre  fait  savoir  au 
Roi  sa  vive  improbation  des  actes  de  l'Assemblée.  Le  i 
6  octobre,  Louis  XVI  envoya  au  roi  d'Espagne,  sod  j 
parent,  sa  protestation  contre  tout  ce  qu'il  pourrait 
être  contraint  de  sanctionner.  Il  adopta  désrlors  Vidée 
de  fuite  qu'il  avait  toujours  repoussée,  non  pas  d'une 
fuite  pacifique  à  Rouen,  qu'avait  conseillée  Mirabeau, 
mais  d'une  fuite  belliqueuse  dans  l'Est,  pour  revenir 
à  main  armée.  Ce  projet,  celui  qu'avait  toujours  re- 
commandé Rreteuil,  l'homme  de  l'Autricbe,  l'homme 
de  Marie-Antoinette,  fut  reproduit  en  octobre  par 
l'évèque  de  Pamiers,  qui  le  fit  agréer  du  Roi,  obtint 
plein  pouvoir  pour  Rreteuil  de  traiter  avec  les  puis- 
sances étrangères,  et  fut  renvoyé  de  Paris  pour  s'en- 
tendre avec  Rouillé. 

Ces  négociations,  commencées  par  l'évèque,  furent 
continuées  par  M.  de  Fersen,  un  Suédois,  très-per- 
sonnellement,  très- tendrement  attaché  à  la  reine 
depuis  longues  années ,  qui  revint  exprès  de  Suède, 
et  lui  fut  très-dévoué. 

L'Espagne,  l'Empereur,  la  Suisse,  répondirent  fa- 
vorablement, promirent  des  secours. 


AOC0RD  DB  L'BUROPB  COKTRB  LA  RÉVOLimON,  OCTOBRE  SM).    289 

L'Espagne  et  TÂngleterre,  qui  semblaient  près  de 
faire  la  guerre,  traitèrent  le  27  octobre.  L'Autriche 
ne  tarda  pas  à  s'arranger  avec  les  Turcs,  la  Russie 
avec  la  Suède.  De  sorte  qu*en  quelques  mois  l'Europe 
se  trouva  réunie  d'un  côté,  et  la  Révolution  était 
toute  seule  de  l'autre  ! 

Allons  avec  ordre  et  méthode.  C'est  assez  de  tuer 
une  révolution  par  an.  Celle  de  Brabant,  cette  année. 
Celle  de  France  k  l'année  prochaine. 

Beau  spectacle!  L'Europe  contre  le  Brabant,  le 
monde  uni,  marchant  en  guerre ,  la  terre  tremblant 
sous  les  années. . .  et  pour  écraser  une  mouche.  Et  en- 
core, avec  toutes  ces  forces,  les  braves  employaient 
de  surcroît  les  armes  de  la  perfidie.  Lçs  Autrichiens, 
par  Lamarck,  ami,  agent  de  la  reine,  avaient  divisé 
les  Belges,  amusant  leurs  progressistes ,  leur  don- 
nant espoir  de  progrès,  leur  montrant  un  monde  d'or 
dans  le  cœur  du  philanthrope  et  sensible  Léopold.  Le 
jour  où  Léopold  fut  sûr  de  l'Angleterre  et  de  la 
Prusse,  il  se  moqua  d'eux. 

Voilà  ce  qui  serait  arrivé  chez  nous  aux  Mirabeau, 
aux  Lafayette,  à  ceux  qui  soutenaient  le  Roi  par  inté* 
rèt,  ou  par  un  dévouement  de  bon  cœur  et  de  pitié. 
Chose  grave,  et  qui  faisait  le  danger  le  plus  profond 
peut-être  de  la  situation^  c'est  que  la  royauté  si  cruel- 
lement oppressive  en  Europe,  si  brutalement  tyranni* 
que  pour  les  faibles  (naguère  k  Genève,  en  Hollande, 
maintenant  à  Bruxelles,  à  Liège),  la  royauté,  dis  je, 
en  même  temps  intéressait  à  Paris,  elle  tirait  de 
Louis  XVI  et  de  sa  famille  une  incalculable  force  de 

II.  49 


290  L'EUROPE  TIRE  UNE  FORCE  DE  1/INTÉRÈT  QU'INSPIRE  LOUIS  XVI. 

sympathie,  de  pitié.  Ainsi  elle  allait  de  Tépée  et  du 
poignard,  et  c'est  sur  elle  qu'on  pleurait.  La  capti- 
vité du  Roi,  objet  de  tous  les  entretiens  chez  toutes 
les  nations  du  monde,  y  faisait  ee  qu'il  y  a  de  plus 
rare  dans  nos  temps  modernes,  de  plus  puissant^ 
de  plus  terrible ,  une  légende  populaire  !  une 
légende  contre  la  France.  Tout  le  monde  parlait  de 
Louis  XVI ,  et  personne  ne  parlait  de  la  pauvre  pe- 
tite Liège  barbarement  étouffée  par  le  beau-frère  de 
Louis  XVL  Liège,  notre  avant-^arde  du  Nord,  qui 
jadis  pour  nous  sauver  a  péri  deux  ou  trois  fois, 
Liège,  notre  Pologne  de  Meuse...  dédaigneusement 
écrasée  entre  ces  colosses  de  Nord,  sans  que  per- 
sonne y  regarde.  Mais  qu'est-ce  donc  que  le  cœur 
de  l'homme ,  s'il  faut  qu'il  y  ait  des  caprices  si  injus- 
tes dans  sa  pitië?... 

De  quelque  côté  que  je  regarde,  je  vois  un  im- 
mense, un  redoutable  filet,  tendu  de  partout,  du 
dehors  et  du  dedans.  Si  la  Révolution  ne  trouve 
une  force  énergiquement  concentrée  d'association,  si 
elle  ne  se  contracte  pas  dans  un  violent  effort  d'elle- 
même  sur  elle-même,  je  crois  que  nous  périssons.  Ce 
ne  sont  pas  les  innocentes  fédérations,  qui  mêlaient 
indistinctement  les  amis  et  les  ennemis  dans  l'aveu- 
gle élan  d'une  sensibilité  fraternelle,  ce  ne  sont  pas 
elles,  ne  l'espérons  pas,  qui  nous  tireront  d'ici.  . 

Il  faut  des  associations  tout  autrement  fortes,- il  y 
faut  les  Jacobins. 

Une  organisation  vaste  et  forte  de  surveillance  in- 
quiète sur  l'autorité,  sur  ses  agents,  sur  les  prêtres 


NÉCESSITÉ  D'DNB  GRAHIIB  AS$OCUTIOil  OB  SUnVEILLANCE.    9M 

et  «iir  les  nobles.  Les  Jacobins  ne  sont  pas  la  Révolu^ 
tlon,  mais  Toeil  de  la  Révolution,  l'œil  pour  sury^îl* 
\ûT,  1»  yoix  poqr  accuser?  le  bras  popr  frapper, 

Associations  spontaiiép3i  ii^turelle^,  aux({if^l}es  pf) 
aqraijt  tort  de  cherpher  une  origiqe  Ipystér^sH6^,  qif 
bien  c)A$dogw^  c^cbés,  f;iles  sortirent  de  1a  sjtpatiop 
même,  du  besoin  le  plus  impérieux,  celpj  du  s^ljit* 
]£lLes  firent  me  publique  et  pi^nte  coujpratjon 
coqtre  la  conspiration,  en  partie  yisiblei  en  p/|rtie 
cacbée,  4e  rwistocr^ti^. 

Il  serait  fort  ^ijust^  pour  P^lte  grande  Association 
d'en  placer  l'unique  origine,  d'e^  resserrer  toute 
rbistojre  dan^  )a  société  4e  Parjs,.  (»le*ci,  iqêlée , 
plus  qu'AVCMpe  autre,  4'élén)ents  jpipur^,  spéiciale- 
ment  d*Orléanisme,  plus  An4^cieia^  aussi,  pef;  scr^r 
pulcMse  sur  le  choix  des  n).oyjens,  a  souvent  poyss^ 
ses  sœurs,  les  sociétés  de  prqvinces,  q^i  U  suivaient 
docilement,  dans  ^es  voios  iQA0hi^véliqu.e3. 

Le  000)  de  soçiétérmère^  qpe  l'pn  erijploie  trop  sou- 
vient, ferait  croire  que  toutes  les  Autres  p^nt  4^ 
colonies  envoyées  de  }a  rn.e  Sajnjt-Ilonoré.  }^  ^cj^té 
centrale  ffft  mère  de  ses  sqsnrs,  mais  pe  fyt  p^r  a4o^ 
tion. 

Qetles-ci  omissent  4'elles-fni&me$..  IÇlle^  9opt  Joutei 
ou  ppesque  to^t^  àe^  P^b^  imprpvisi^  ^ms  q^lquo 
danger  pjublic,  quelque  vive  érpetfon.  Pe^  foules 
d'bomipes  alors  se  ra3semblept.  Quelqu^s-^pç  perr 
3istent,  et,  même  quan4  19-  crise  pst  finie,  contipuept 
de  se  rassembler,  de  se  copimuniquer  lei^rs  or^intos, 
leurs  défiances;  ils  s'inquiètent,  s'informent,  écrivent 


39i  ORIGINES  DES  JACOBINS,  1789. 

aux  villes  voisines,  à  Paris.  Ceux-ci,  ce  sont  les  ja- 
cobins. 

La  situation  néanmoins  n'est  pas  tout  dans  la  for* 
mation  de  ces  sociétés.  Leur  origine  tient  aussi  à  une 
spécialité  de  caractère.  Le  jacobin  est  une  espèce 
originale  et  particulière.  Beaucoup  d'hommes  sont 
nés  jacobins. 

Dans  l'entratnement  général  de  la  France,  aux 
moments  de  sympathies  faciles  et  crédules ,  o&  le 
peuple  sans  défiance  se  jeta  dans  les  bras  de  sesen^ 
nemis,  cette  classe  d'hommes,  plus  clairvoyante, 
ou  moins  sympathique ,  se  tient  ferme  et  défiante. 
On  les  voit  dans  les  fédérations,  parattre  aux  fêtes, 
sans  se  mêler  à  la  foule,  formant  plutôt  un  corps  à 
part,  un  bataillon  de  surveillance,  qui,  dans  l'en- 
thousiasme même ,  témoigne  des  péjils  de  lasituation. 

Quelques-uns  firent  leur  fédération  à  part,  entre 
eux,  à  huis-clos.  Citons  un  exemple. 

Je  vois  dans  un  acte  inédit  de  Rouen,  que  le  14* 
juillet  1790,  trois  Amis  de  la  Constitution  (c'est  le  nom 
que  prenaient  alors  les  jacobins)  se  réunissent  chez 
une  dame  veuve,  personne  riche  et  considérable  de 
la  ville  ;  ils  prêtent  dans  ses  mains  le  serment  civique. 
On  croit  voir  Caton  et  Marcie  dans  Lucain  :  «  Jun- 
guntur  taciti  contenlique  auspice  Bruto...  »  Us  en- 
voient fièrement  l'acte  de  leur  fédération  &  l'Assem- 
blée nationale,  qui  recevait  en  même  temps  celui  de 
la  grande  fédération  de  Rouen,  où  parurent  les  dé- 
putés de  soixante  villes  et  d'un  demi-million  d'hom- 
mes. 


EXEMPLE  D'UNE  FÉOËRATIOK  JACOBINE.  285 

Les  trois  jacobins  sont  un  prêtre,  aumônier  de  la 
conciergerie,  et  deux  chirurgiens.  L'un  d'eux  a 
amené  son  frère,  imprimeur  du  roi  à  Rouen.  Ajoutez 
deux  enfants,  neveu  et  nièce  de  la  dame,  et  deux 
femmes,  petit-étro  de  sa  clientèle  ou  de  sa  maison. 
Tous  les  huit  juront  dans  les  mains  de  cette  Cornélie, 
qui,  seule  ensuite,  fait  serment. 

Petite  société,  mais  complète,  ce  semble.  La  dame 
(touyc  d'un  négociant  ou  armateur)  roprésente  les 
grandes  fortunes  commerciales.  L'imprimeur,  c'est 
l'industrie.  Les  chirui^iens,  ce  sont  les  capacités, 
les  talents,  l'expérience.  Le  prêtre,  c'est  la  Révolu- 
tion même;  il  ne  sera  pas  longtemps  prêtre  :  c'est  lui 
qui  écrit  l'acte,  le  copie,  le  notifie  à  l'Assemblée  na- 
tionale. Il  est  l'agent  de  l'affaire,  comme  la  dame  en 
est  le  centre.  Par  lui,  cette  société  est  complète,  quoi- 
qu'on n'y  voie  pas  le  personnage  qui  est  la  cheville 
ouvrière  de  toute  société  semblable,  l'avocat,  le  pro- 
cureur.Prêtredu  Palais-de-Justice,  de  la  Conciergerie, 
aumênier  de  prisonniers,  confesseur  de  suppliciés, 
hier  dépendant  du  Parlement,  jacobin  aujourd'hui  et 
se  notifiant  tel  à  l'assemblée  nationale ,  pour  l'audace 
et  l'activité,  celui-ci  vaut  trois  avocats. 

Qu'une  dame  soit  le  centre  de  la  petite  société,  il 
ne  faut  pas  s'en  étonner.  Beaucoup  de  femmes  en- 
traient dans  ces  associations,  des  femmes  fort  sérieu- 
ses, avec  toute  la  ferveur  de  leurs  cœurs  de  femmes, 
une  ardeur  aveugle,  confuse  d'affections  et  d'idées, 
Tesprit  de  prosélytisme,  toutes  les  passions  du 
moyen-Age  au  service  de  la  foi  nouvelle.  Celle  dont 


Î04  EHBHPLE  D'UNE  FÉDÂnATIOll  lACeSIKE. 

bous  parlom  ici  atait  été  sérieusement  éprouTée; 
c'était  une  dame  juire  qui  vit  se  convertir  toute  sa 
fdmille,  et  re$ta  israélite;  ajant  perdu  son  mari^  puis 
son  enfant  (par  un  accident  affreux),  elle  semblait, 
en  place  de  tout,  adopter  la  RéTolution.  Riche  et 
seule  ^  elle  a  dû  ôtre  facilement  conduite  par  ses 
amis,  je  le  suppose,  à  donner  des  gages  au  nouveau 
sjrsièind,  à  y  embarquer  sa  fortune  par  racquisitioQ 
des  biens  nationaux. 

Pourquoi  cette  petite  société  fait-elle  sa  fédération 
à  part?  c'est  que  Rouen  en  général  lui  semble  trop 
AfistodratC)  c'est  que  la  grande  fédération  dés  soixante 
villes  qui  i^'y  réunissent,  a?eo  ses  chefs,  MM.  d'E»- 
toùteville,  d'fierbouville,  deSévrac,  etc^,  cette  fédé- 
ration i  mêlée  de  noblesse ,  ne  lui  parait  pas  assez 
pure  ;  c'e6t  qu'enfin  elle  s'est  faite  le  6  juillet,  et 
Èion  le  iiy  au  jour  sacré  de  la  prise  de  la  Bastille. 
DoùC)  au  14,  ceux-ci,  fièrement  isolés  chei  eux, 
loin  des  profanes  et  des  tièdes  y  fêtent  la  sainte 
journée.  Ils  ne  veulent  pas  se  confondre;  sous  des 
rapports  divers ,  ils  sont  une  élite ,  comme  étaient 
là  plupart  de  ces  premiers  jacobins,  une  sorte  d'aris- 
tocratie, ou  d'argent,  du  de  talent,  d'énergie ,  en 
fconcurrence naturelle  avec  l'arislocratiede  naissance. 

Peu  de  peuple,  à  cette  époque,  dans  les  sociétés 
jacobines,  point  de  pauvt'es  ^  Dans  les  villes  cepen- 

^  liistemeBt  par  la  raison  que  plusieurs  de  ces  sociétés  se  profo- 
saienl  d*aider  les  pauvres  et  faisaieat  contribuer  leurs  membres  à  cet 
effet.  Elles  divisaient  leurs  membres  en  écoliomesy  btroducleurSi  r^P' 
porteurs,  lecteurs,  observateurs,  consolateurs ,  etc. 


QUELLES  CLASSES  RECRUTAIENT  LES  JACOBINS.  2^5 

dant  où  il  y  avait  rivalité  de  deux  clubs,  où  le  club 
aristocratique  (comme  il  arriva  parfois)  usurpait  le 
titre  d'Amis  de  la  constitution ,  l'autre  club  du  même 
nom  ne  manquait  pas,  pour  se  fortifier,  de  se  rendre 
plus  facile  sur  les  admissions,  de  recevoir  parmi  ses 
membres  des  petites  gens,  boutiquiers  et  petits  in- 
dustriels. A  Lyon,  et  sans  doute,  dans  quelques  villes 
manufacturières ,  les  ouvriers  assistèrent  de  bonne 
heure  aux  discussions  des  clubs. 

Le  vrai  fonds  des  clubs  jacobins,  c'était,  non 
pas  les  derniers,  non  pas  les  premiers,  mais  une 
classe  distinguée,  quoique  secondaire,  qui  dès  long- 
temps avait  une  guerre  sourde  contre  ceux  des  pre- 
miers rangs  :  l'avocat,  par  exemple,  contre  le  ma- 
gistrat qui  l'écrasait  de  sa  morgue,  le  procureur,  le 
chirurgien,  voulant  s'élever  au  niveau  de  l'avocat, 
du  médecin,  le  prêtre  contre  l'évêque.  Le  chirurgien, 
dans  ce  siècle^  avait^  à  force  de  mérite,  rompu  la  bar- 
rière, monté  presque  à  l'égalité.  Le  châtelet  entretenait 
une  guerre  contre  le  parlement  ;  il  vainquit  en  89,  et 
fut  un  moment  (qui  l'eût  cru?)  le  grand  tribunal 
national.  Le  célèbre  fondateur  des  jacobins  de  Paris, 
Adrien  Duport ,  était  un  homme  du  châtelet ,  qui 
monta  au  parlement,  mais  qui,  à  la  Révolution, 
reparut  homme  du  châtelet,  brisa  les  parlementaires. 

Tout  cela  ensemble  faisait  des  jacobins  une  classe 
d'hommes  âpre,  défiante,  très-ardente  et  très-conte- 
nue,  plus  positive  et  plus  habile  qu'on  ne  l'aurait 
attendu  de  leurs  théories  peu  précises. 

Quoique  les  vieilles  jalousies,  les  ambitions  nou- 


296  LES  JACOBINS  AVAIENT-ILS  UN  CBEÙO  PRÉCIS  t 

velleSy  aient  été  un  puissant  aiguillon  pour  eux,  quoi- 
que les  intrigues  de  divers  partis  aient  exploité  ces 
sociétés,  leur  caractère  en  général,  très-fortement 
exprimé  dans  l'exemple  que  nous  avons  cité,  est 
originairement  celui  d'associations  naturelles,  spon- 
tanées, formées  par  une  véritable  religion  patriotique, 
une  dévotion  austère  à  la  liberté,  une  pureté  civique, 
fort  exigeante  et  tendant  toujours  à  l'épuration. 

Quel  était  le  symbole  de  ces  petites  églises  T  Cette  foi 
ardente  avait-elle  un  credo  bien  arrêté?  Non,  très- 
vague  encore,  alliant,  sans  s'en  douter,  des  prin- 
cipes contradictoires.  Tous,  presque  tous,  royalistes, 
à  cette  époque,  et  pourtant  fort  aigres  pour  le  Roi. 
Tous  dominés  par  Rousseau,  par  le  fameux  principe 
de  la  philosophie  du  siècle  :  Revenez  &  la  nature.  Et 
néanmoins ,  avec  cela ,  plusieurs  se  croyaient  chré- 
tiens, se  rattachaient,  au  moins  de  nom,  à  la  vieille 
croyance  qui  condamne  la  nature,  qui  la  croit  gâ- 
tée, déchue. 

Cette  contradiction  même,  cette  ignorance,  cette 
foi  au  principe  nouveau  peu  approfondi  encore,  a 
quelque  chose  de  respectable.  C'est  la  foi  au  dieu  in- 
connu. Et  cette  foi  en  eux  n'est  pas  moins  active.  Elle 
élève,  fortifie  les  âmes.  Comme  leur  maître  Rous- 
seau, ils  élèvent  leurs  regards,  dirigent  leur  émula- 
tion vers  les  nobles  modèles  antiques,  vers  les  héros 
de  Plutarque.  S'ils  n'entrent  pas  bien  au  fond  du 
génie  de  l'antiquité,  ils  en  sentent  du  moins  l'austé- 
rité morale,  la  force  stoïque,  y  puisent  l'inspiration 
des  dévouements  civils  ;  ils  apprennent  d'elle  cequ'elle 


EN  OUOl  MODIFUIEHT-ILS  L'ANCIEN  ESMUT  FRANÇAIS?        )sr7 

a  le  mieux  su,  ce  qu'eux-mêmes  ils  auront  besoin, 
dans  leurs  périlleuses  voies,  de  savoir,  d'embrasser  : 
la  mort! 

Chose  grave  à  dire  aussi  :  ils  puisent  là  une  pro- 
fonde modification  à  l'esprit  de  l'ancienne  France. 

Cet  esprit  tenait  à  deux  choses,  presque  impossi- 
bles à  concilier  avec  la  Révolution,  avec  la  lutte  vio- 
lente qu'elle  devait  soutenir.  D'une  part,  une  cer- 
taine facilité  de  confiance  et  de  croyance,  une  défé- 
rence trop  grande  pour  les  autres,  une  certaine  fleur 
de  politesse  et  de  douceur,  —  charmantes  et  fatales 
qualités  qui  dans  tant  d'occasions  ont  donné  prise 
sur  nous.  L'autre  caractère  du  vieil  esprit  français 
tenait  à  ce  qu'on  appelle  l'honneur,  à  certaines 
délicatesses  de  procédés,  à  certains  préjugés  aussi,  à 
la  facilité,  par  exemple,  avec  laquelle  on  admettait 
qu'un  homme,  pour  vous  avoir  insulté,  eût  droit  de 
vous  égorger,  opinion  qui,  en  théorie,  part  de  l'estime 
du  courage,  et  qui,  en  pratique,  livre  souvent  les 
braves  aux  habiles. 

Ces  deux  traits  de  l'ancienne  France  furent  mépri- 
sés des  jacobins. 

Adversaires  des  prêtres,  obligés  de  lutter  contre 
une  vaste  association  dont  la  confession  et  la  délation 
sont  les  premiers  moyens,  les  jacobins  employèrent 
des  moyens  analogues,  ils  se  déclarèrent  hardiment 
amis  de  la  délation  ;  ils  la  proclamèrent  le  premier 
des  devoirs  du  citoyen.  La  surveillance  mutuelle , 
la  censure  publique,  même  la  délation  cachée,  voilà 
ce  qu'ils  enseignèrent,  pratiquèrent,  s'appuyant  à  ce 


M8   ILS  FOMAfBMÎ  m  OORFS  DB  SORTEfLLAITTS  BT  AOCCSàTEURS, 

sujet  dds  plus  illustres  eiemples  de  l'antiquité*  La 
cité  antique^  grecque  et  romaine,  la  petite  cité  mo- 
nastique du  moyen-âge,  qu'on  appelle  coûtent,  ab- 
baye, ont  pour  principe  le  devoir  de  perfectionner, 
épurer  toujours,  par  la  surveillance  que  tous  les  mem- 
bres de  l'association  exercent  les  uns  sur  les  au- 
tres. Et  tel  est  aussi  le  principe  que  les  jacobins 
appliquent  à  la  société  tout  entière. 

Nés  dans  un  grand  danger  national,  au  milieu  d'une 
immense  conspiration,  que  niaient  les  conspirateurs 
(dont  ils  se  sont  vantés  depuis),  les  jacobins  formè- 
rent, pour  le  salut  de  la  France,  une  légion,  un  peuple 
d'accusateurs  publics. 

Mais,  à  la  grande  différence  de  l'inquisition  du 
moyen-àge,  qui  par  le  confessionnal  et  mille  moyens 
différents ,  pénétrait  jusqu'au  fond  des  âmes ,  Tin- 
quisition  révolutionnaire  n'avait  à  sa  disposition 
que  des  moyens  extérieurs ,  des  indices  souvent 
incertains.  De  là  une  défiance  excessive,  ma- 
ladive, un  esprit  d'autant  plus  soupçonneux,  qu'il 
avait  moins  de  certitude  d'atteindre  le  fond. 
Tout  alarmait,  tout  inquiétait,  tout  paraissait 
suspect. 

Craintes  trop  naturelles  dans  le  péril  où  Ton  voyait 
la  France,  la  révolution,  la  cause  de  la  liberté  et  du 
genre  humain  !  Cette  heureuse  révolution ,  attendue 
mille  ans,  arrivée  enfin  hier ,  et  déjà  près  de  périr! 
Arrachée  d'un  coup  tout-à-l'heure  à  ceux  qui  1'^' 
vaient  embrassée,  mise  au  fond  de  leur  cœur,  comme 
la  meilleure  part  d'eux-mêmes.  Ce  n'était  plus  hu 


UNE  INQUISITION  OONTKB  ONB  INQUISITION.  S99 

bien  extérieur  qu'il  s'agissait  de  leur  ôter,  mais  leur 
vie...  Nul  n'eût  sunrécu. 

Pour  faire  justice  aux  jacobins,  il  faut  se  replacer 
au  moment,  et  dans  la  situation ,  comprendre  les 
nécessités  où  ils  se  trouvèrent. 

Ib  étaient  en  face  d'une  association  immense,  mi- 
partie  d'idiots,  et  mi-partie  de  coquins,  ce  qu'on 
appelait ,  ce  qu'on  appelle  le  monde  des  honnêtes 
gens. 

D'une  part,  deux  délateurs  :  Le  roi,  qui  tout-à- 
rheure  dénonce  son  peuple  à  l'Europe  ,  et  le 
prêtre  qui  dénonce  le  peuple,  aux  simples,  aux 
femmes,  à  la  Vendée. 

D'autre  part,  l'inepte  alliance  de  Lafayette  avec 
Bouille,  au  profit  de  celui-ci^  et  qui  (arec  bonne  in- 
tention) irait  mettre  la  RéToIution  aux  maids  de  ses 
ennemis. 

Qui  peut  dire,  dans  le  détail^  tille  par  ville,  dans 
les  campagnes  et  les  villages,  ce  que  c'était  que  l'as*- 
sociation  du  monde  des  honnêtes  gens  T 

Du  monde-prètres,  du  ifionde-femmes,  du  monde- 
nobles  et  quasi-nobles. 

Les  femmes  t  quelle  puissance  !  Avec  de  tels 
auxiliaires,  qu'est-il  besoin  de  la  presse?  leur  parole 
est  un  véhicule  bien  autrement  efficace.  Vraie 
force>  d'autant  plus  forte  qu'elle  n'a  rien  de  cas^ 
sant,  qu'elle  cède,  est  élastique,  fléchit  pour  se 
mieux  relever.  Dites-leur  un  mot  à  l'oreille,  il  court, 
il  va^  il  agit,  le  joiir,  la  nuit,  le  matin,  au  lit ,  au 
foyer,  au  marohé,  et  le  soir,  dads  la  causerie,  de- 


500  tA  SOCIÉTÉ  DE  PARIS  EST  D'ABORD 

vant  les  portes,  partout,  sar  Thomme,  sur  Veofant  y 
sur  tous...  Trois  fois  homme  qui  y  résiste  ! 

Voilà  UQ  obstacle  réel,  terrible  pour  la  Révolu* 
tioD.  Et  qu'est-ce,  au  prix,  que  l'étranger,  toutes 
les  armées  de  l'Europe?...  Ayons  pitié  de  nos  pères. 

Maintenant,  qui  voudrait  entrer  dans  le  détail  ir- 
ritant du  monde  noble  et  quasi-noble  T  De  la  pour- 
riture antique  des  parlementaires,  de  leur  ancienne 
police,  l'obstacle  le  plus  réel  que  Lafayette  assure 
avoir  trouvé  dans  Paris.  De  la  clientèle  basse, 
servile  de  marchands,  petits  rentiers,  créanciers  mi- 
nimes, qui  se  rattachaient  au  clergé,  aux  nobles. 

Et  ces  nobles  se  retrouvaient,  par  la  grâce  de 
Lafayette  et  des  lois  révolutionnaires,  che&,  officiers 
de  leurs  clients  dans  la  garde  nationale. 

Pour  résister  à  tout  cela,  il  fallait  à  la  nouvelle 
association  une  organisation  très  forte.  Elle  se  trouva 
dans  la  société  de  Paris.  L'originalité  primitive  de 
celle-ci  fut  moins  dans  les  théories  que  dans  le  génie 
pratique  de  ses  fondateurs. 

Le  principal  fut  Duport,  et  il  resta  pendant  long- 
temps la  tète  même  des  jacobins.  «  Ce  que  Duport  a 
pensé,  disait-on,  Bamave  le  dit,  et  Lameth  le  fait.  » 
Mirabeau  les  appelait  le  triumgtieusai.  Â  la  vigueur 
des  coups  qu'ils  portèrent  à  la  royauté,  on  les  crut 
républicains,  on  leur  attribua  un  dessein  profond,  un 
projet  bien  arrêté  de  changer  tout  de  fond  en  com- 
ble. Eux-mêmes,  ils  étaient  flattés  de  cette  mauvaise 
renommée.  Ils  ne  la  méritaient  pas.  Ils  n'étaient 
qu'inconséquents.  Il  se  trouva  au  jour  critique  qu'ils 


VNK  RÉUNION  DB  DÉPUTÉS,  OCTOBRE  89.  301 

étaient  partisans  da  la  monarchie  qu'ils  avaient 
détruite. 

Duport  était  pourtant  un  penseur,  une  tête 
forte,  et  plus  complète  que  celle  de  ses  collègues  > 
homme  de  spéculation ,  il  avait  en  même  temps 
beaucoup  d'expérience  révolutionnaire,  avant  la 
révolution  même.  Rival  de  d'Esprémesnil  au  parle- 
ment, il  avait  été  l'un  des  principaux  moteurs  de  la 
résistance  contre  Calonne  et  Brienne.  11  devait  con- 
naître &  fond  l'action  secrète  de  la  police  parlemen- 
taire, l'organisation  des  émeutes  de  la  basoche  et  du 
peuple  en  faveur  du  parlement. 

Pendant  les  élections  de  89,  il  commença  à  réunir 
chez  lui  plusieurs  hommes  politiques  (rue  du  Grand- 
Chantier,  près  du  Temple).  Mirabeau,  Sieyes,  y  vin- 
rent, et  n'y  voulurent  pas  retourner.  «  Politique  de 
caverne!»  dit  Sieyes.  Le  grand  métaphysicien  ne 
voulait  agir  que  par  les  idées.  Duport,  au  secours  des 
idées,  voulait  appeler  l'intrigue  souterraine,  l'agita- 
tion populaire,  l'émeute,  s'il  le  fallait. 

Nouvelle  réunion  à  Versailles.  Celle-ci,  dont  le 
fond  était  la  députation  de  Bretagne,  s'appela  le  club 
Breton.  Là,  se  préparait,  sous  l'influence  de  Duport, 
Chapelier,  etc.,  plusieurs  des  mesures  hardies  qui 
sauvèrent  la  révolution  naissante.  La  minorité  de  la 
noblesse,  mi-partie  de  grands  seigneurs  philanthropes 
et  de  courtisans  mécontents,  se  mêla  à  ce  club  breton, 
et  y  importa  un  esprit  fort  divers,  fort  équivoque. 
Des  courtisans  révolutionnaires,  les  plus  intrigants, 
les  plus  audacieux,  étaient  les  frères  Lameth,  jeunes 


3M  BLLB  PRfiPAKE  LE8  LOIS  , 

colonels ,  d'une  fomille  trèsr-faYOFisée  de  la  oaur, 
mais  point  satisfaite. 

Nobles  d'Artois ,  ils  avaient  été  élus  en  Fran- 
che r-Comtô.  Et  ce  fut  m  député  de  cette  der- 
nière province,  tr^s^probablement  leur  homme, 
qui,  en  octobre  80,  quand  TAssemblée  fut  à  Paris, 
loua  un  local  aui  jacobins  pour  réuQÎr  les  députés. 
Les  moines  louèrent  leur  réfectoire  pour  deui  eants 
francs,  et  pour  deux  cents  francs  le  mobilier ,  tablas, 
chaises.  Plus  tard,  le  local  ne  suffisant  pas,  le  club  se 
fit  prêter  la  bibliothèque  et  enfin  réglise.  Les  tom- 
beaux des  anciens  moines ,  Técole  enseTelie  de  saint 
Thomas,  les  confrères  de  Jacques  Clémeot ,  se  trou- 
vèrent ainsi  les  muets  témoins  et  les  confidents  das 
intrigues  révolutionnaires. 

Outre  les  membres  du  club  Breton,  beaupoup  de 
députés  qui  n'étaient  jamais  venus  k  Paris,  qoi 
n'étaient  pas  fort  rassurés  après  les  scènes  d'optobre? 
et  se  croyaient  comme  perdus  dans  ppt  oeéao  de  psur 
pie,  s'étaient  logés  rue  SaintrHonoré,  près  les  uqs  des 
autres,  pour  se  retrouver  au  besoin.  Ils  étaient  là  à  la 
porte  de  l'Assemblée,  qui  siégeait  a}0Fs  au  Mao^e, 
à  l'pndroit  où  se  croisent  les  rues  de  Hivoli  et  de 
Castiglione.  Il  leur  était  commode  de  se  réunir  fivesr 
que  en  face,  au  couvent  des  jacdbins. 

Il  y  eut  cent  députés  le  premier  jour,  puis  deuK 
cents,  puis  quatre  cents.  Ils  prirent  le  titre  d'Avis 
de  la  constitution.  Dans  la  réalité,  ils  la  firent.  EU^ 
fut  entièrement  préparée  par  eux  ;  ces  quatre  cents, 
plus  liés  entre  eux,  plus  disciplinés,  plus  eii^ct^ 


ET  M6ANISB  PUB  fOUCS,  HâVeLUTieVIf AIRg.  JÛQ 

d'idllaurs  que  les  autres  députés  y  furent  maH^e^ 
de  l'Assemblée.  Ils  y  apportèfent  toutes  faites  et 
les  lois,  et  les  élections;  eux  seqls  nommmept  les 
présidents,  secrétaires,  etc.  Ils  masquèrent  quelque 
temps  cette  toute-puissance  en  prenant  parfois  le 
président  dans  d'autres  rangs  que  les  leurs. 

L'hiver  de  89,  toute  la  France  vint  à  Paris.  Beau- 
coup d'hommes  considérables  voulaient  entrer  aui 
jacobins.  Ils  admirent  d'abord  quelques  écrivains 
distingués;  le  premier  fut  Condorcet;  puis  d'autres 
personnes  connues,  qui  devaient  être  présentées, 
recommandées  par  six  membres.  On  n'entrait 
qu'avec  des  cartes,  qui  étaient  soigneusement  exar 
minées  à  la  porte  par  deu^  membres  qu'on  y  plaçait. 
Le  club  des  jacobins  ne  pouvait  se  borner  longr 
temps  k  être  une  officine  de  lois,  un  laboratoire  pour 
les  préparer.  Il  devint  de  bonne  heure  un  grand  eo^ 
mité  de  police  révolutionnaire. 

La  situation  le  voulait  ainsi.  Que  servait  de  faire  la 
constitution,  si  la  cour,  par  un  coup  habile,  renver- 
sait cet  échafaudage  péniblement  élevé?  On  a  vu 
qu'au  bruit  du  complot  de  Brest,  qui,  disait-ron,  allait 
être  livré  aux  Anglais,  Duport  (le  27  juillet  1780) 
avait  &it  créer  par  l'Assemblée  le  comité  des  rechei^ 
che9.  Le  comité  n'avaitpoint  d'agents,  que  ceux  même 
du  gouvernement  qu'il  avait  à  surveiller.  Ces  agents 
qui  lui  manquaient,  ils  se  trouvèrent  aux  jacobins. 
Lafayette  qui  apprit  à  ses  dépensa  connaître  leur  or- 
ganisation, dit  que  le  centre  en  était  une  réunion  de 
dix  hommes  qu'eux-mêmes  appelaient  k  iobbat,  qui 


304  LA  RÉVOLOTION  REPREND  L*OPFENSIVB,  SEPT.  90. 

prenaient  tous  les  jours  Fordredes  Liameth;chacundes 
dix  le  transmettait  à  dix  autres  de  bataillons  et  sections 
différentes,  de  sorte  que  toutes  les  sections  receTaieot 
en  même  temps  la  même  dénonciation  contre  les  auto- 
rites,  la  même  proposition  d'émeute,  etc* 

Lafayette  avait  pour  lui  le  comité  des  recherches 
de  la  ville,  et  beaucoup  de  gens  dévoués  dans  la 
garde  nationale.  Ces  deux  polices  se  croisaient  entre 
elles,  et  avec  celle  de  la  cour.  Celle  des  Jacobins, 
agissant  dans  le  sens  du  mouvement  populaire,  da 
flot  qui  montait,  trouvait  autant  de  facilité  que  les 
autres  rencontraient  d'obstacles.  Elle  s'étendit  par- 
tout, s'oi^anisa  dans  chaque  ville  en  face  des  mu- 
nicipalités, opposa  à  chaque  corps  civil  et  militaire 
une  société  de  surveillance  et  de  dénonciation. 

Nous  avons  parlé  du  Club  de  89  que  Lafayette  et 
Sieyes  essayèrent  d'abord  d'opposer  aux  Jacobins.  Ce 
club  conciliateur  qui  croyait  marier  la  monarchie  et 
la  Révolution,  n'eût  abouti,  s'il  eût  réussi,  qu'à  dé- 
truire la  Révolution.  Aujourd'hui  que  tant  de  choses 
alors  secrètes  sont  en  pleine  lumière,  nous  pouvons 
prononcer  hardiment  que,  sans  la  plus  forte,  la  plus 
énei^ique  action,  la  Révolution  périssait.  Si  elle  ne 
redevenait  agressive,  elle  était  perdue.  L'imprudente 
association  de  Bouille  et  de  Lafayette  lui  avait  porté 
le  coup  le  plus  grave.  C'est  par  les  Jacobins  qu'elle 
reprit  l'offensive. 

Le  2  septembre,  on  apprit  à  Paris  la  nouvelle  de 
Nancy,  et  le  même  jour,  peu  d'heures  après,  quarante 
mille  hommes  remplissaient  les  Tuileries,  assiégeaient 


FUITE  DE  NFXKER.  505 

l'Assemblée,  criant  :  Le  renvoi  des  miDistres  !  La 
tète  des  ministres  !  Les  ministres  à  la  lanterne  ! 

L'effet  de  la  nouvelle  fut  amortie,  l'émotion  domi- 
née par  l'émotion,  la  terreur  par  la  terreur. 

La  rapidité  singulière  avec  laquelle  fut  arrangée 
cette  émeute,  prouve  à-la-fois  l'état  inflammable  où 
le  peuple  se  trouvait ,  et  la  vigoureuse  oi^anisation 
de  la  société  jacobine  qui  pouvait,  au  moment  même 
où  elle  donnait  le  signal,  réaliser  l'action. 

Et  M.  de  Lafayette  ,  avec  ses  trente  et  quelques 
mille  hommes  de  garde  nationale,  avec  sa  police  mi- 
litaire et  municipale,  avec  les  ressources  de  l'Hôtel- 
de-Ville,  avec  celles  de  la  cour,  un  moment  rappro- 
chée de  lui  pour  frappet  le  coup  de  Nancy,  Lafayette, 
dis-je,  avec  tant  de  ressources  diverses,  ne  pouvait 
rien  à  cela* 

Le  ministre  contre  lequel  on  lançait  d'abord  le 
peuple,  était  celui  qui  dans  ce  moment  agissait  le 
moins,  Necker,  ministre  des  finances.  Tout  ce  qu'il 
faisait,  c'était  d'écrire.  Il  venait  de  faire  pa- 
raître un  mémoire  contre  les  assignats.  On  en- 
voya quelques  bandes  crier  contre  lui,  menacer. 
Lafayette  qui  frappait  si  fort  à  Nancy,  n'osa  frap- 
per à  Paris,  et  conseilla  à  Necker  de  se  mettre  en 
sûreté.  Sur  la  proposition  d'un  député  jacobin,  .l'As- 
semblée décréta  qu'elle  dirigerait  elle-même  le  Tré- 
sor public.  Grave  décision,  l'un  des  coups  les  plus 
violents  qu'on  pût  porter  à  la  royauté. 

Voilà  donc,  les  deux  partis,  jacobin,  constitution*- 
nel ,  qui  tous  les  deux  emploient  la  force,  la  violence, 

II.  20 


306  TERREUR  DES  NOBLES  DUELLISTES. 

la  terreur.  Lafayette  frappe  par  Bouille»  les  jacobins 
par  l'émeute»  Terreur  de  Nancy,  terreur  de  Paris. 

A  combien  de  siècles  sommesHnoUS  de  la  fédération 
dejuillet?..  Qui  le  croiràitT  à  deux  mois.  Cette  belle 
lumière  de  pdix^  où  dohc  ést^Ue  déjà? L'éclataUt  so- 
leil de  juillet  s'eutéuèbre  tout-à-coup.  Nous  entrons 
dans  un  temps  sombré,  dé  complots,  de  violences. 
Dès  septembre»  tout  devient  obscur.  La  presse^  ar- 
dente, inquiète,  marche  à  tfttoUs,  6n  le  sent  Elle 
cligne^  elle  cherche,  elle  ne  voit  pes,  elle  devine. 
L'inquisition  des  jacobins  qui  cotnmence^  donne  de 
fiftibles  et  fausses  lueurs,  qui  tout  àrla^is^  éclairent, 
obscurciësent,  comme  ces  lumières  fumeuses  dan^  ta 
grande  nef  où  ils  s'assemblent^  au  couvéïlt  de  1&  rue 
Saint-Honoréi 

Une  seule  chose  était  claire,  dans  celte  cbscn- 
rite ,  c'était  l'insolence  des  nobles.  Ils  avaient 
pris  partout  l'attitude  du  déflj  de  la  provoca- 
tion. Partout^  ils  insultaient  les  patriotes,  les 
gens  les  plus  paisibles,  la  garde  nAtionale.  Parfois 
le  peuple  s'en  mêlait  et  il  en  résultait  des  scètles 
très-sanglantes.  Pour  ne  citer  qu'un  etemple ,  à 
CahOrs,  deux  frères  gentilhommes  trouvèrent  plai- 
sant d'insulter  un  garde  national  t^ui  avait  chanté 
Ça  ira.  On  voulut  les  arrêter  i  ils  blessèréht,  tuèrent 
ce  qui  se  présenta,  puis  se  jetèrent  dans  leur  maison, 
et  de  là,  fortifiés^  ayant  plusieurs  ftisils  éhàrgès,  tiré* 
rent  sur  la  foule  et  tuerait  un  grand  nombre  d'hom- 
mes. On  mit  le  feu  à  la  ma»on  pour  terminer  ce 
carnage. 


LES  JACOBINS  Ltl  OPPOSENT  LA  TBRRBtJR  DU  PEUPLE,  NOY.  90.    307 

Dans  rAssémblée  même,  au  sanctuaire  des  lois^ 
on  n'ettlendait  quMnsultes  et  défis  des  gentilshommes. 
M.  d'Ambly  menaçait  Mirabeau  de  la  canile.  Un  au'- 
tre  alla  jusqu'à  dire  :  <  Que  ne  tombons^nods  sur 
ces  gueux  Tépée  à  la  maint  » 

Un  quidam,  envoyé  par  euit^  suivit  deux  jours  en^- 
tiers  Charles  de  Lameth  pour  le  forcer  de  se  battre. 
Lameth,  très-brave  et  très-^droit,  refusa  obstinément 
de  l'honorer  d'un  coup  d'épée.  Le  troisième  jour, 
comme  rien  ne  pouvait  lasser  sa  patience,  tout  le 
côté  droit  en  masse  l'accusa  de  lâcheté.  Le  jeune 
duc  de  Castries  l'insulta;  ils  sortirent;  Lameth  fut 
blessé.  De  là  grande  fureur  du  peuple.  On  répandit 
que  l'épée  de  Castries  était  empoisonnée,  que  Lameth 
allait  en  mourir.  Les  jacobins  crurent  l'occasion 
bonne  pour  effrayer  les  duellistes.  Leurs  agents 
poussèrent  la  foule  à  l'hôtel  Castries  ;  il  n'y  eut  ni 
meurtre,  ni  vol,  mais  tous  les  meubles  furent  brisés, 
jetés  dans  la  rue.  Tout  cela  tranquillement,  méthodi- 
quement ;  les  briseurs  mirent  une  sentinelle  au  por- 
trait du  Roi  qui  seul  fut  respecté.  Lafayette  vint,  re- 
garda, ne  put  rien  faire  ;  la  plupart  des  gardes  natio- 
naux étaient  indignés  eux-mêmes  de  la  blessure  de 
Lameth,  et  trouvaient  qu'après  tout,  les  briseurs 
n'avaient  pas  tort  (  13  novembre  1790). 

Dés  ce  jour,  cette  terreur  des  duellistes  qui  peu-à- 
peu  rendait  l'ascendant  à  la  noblesse,  fit  place  à  une 
autre  terreur,  celle  des  vengeances  du  peuple.  La 
supériorité  individuelle  que  les  nobles  avaient  par 
l'escrime,  disparut  devant  la  foule.  Ils  avaient  essayé 


306  L*HOTEL  CASTRIES  SACCAGÉ,  13  NOV.  9a 

de  faire  des  questions  d'honneur  de  toute  question  de 
parti.  Hs  abusaient  de  l'adresse.  On  leur  opposa  le 
nombre.  Les  révolutionnaires  les  plus  braves,  ceux 
qui  l'ont  prouvé  depuis  sur  tous  les  champs  de  ba- 
taille, refusèrent  de  donner  aux  spadassins  l'avantage 
facile  des  combats  individuels. 


CHAPITRE  VI. 

LUTTE  DES  PRINCIPES,  .DANS  L'ASSEMBLÉE  ET  AUX  JACOBINS.      : 

Paris  v«n  la  fia  de  1790.  —  Gerele  social,  Bonehe  de  fer.  —  Le  Clobde  89.— 
Le  Club  des  Jaeobias.  —  Robespierre  anx  Jacobins.   Origine  de  Robes- 
pierre.    Robespierre  orphelin    à    dii  ans;    boorsier   dn  clergé.     Ses 
easato  liuéraires.  Jnge  criminel  à  Arras;  sa  démission.    11  plaide  contre 
réiréqae.  Robespierre  anx  ÉUts-Généranx.  Au  S  octobre ,  il  apfnie  Mail- 
lard. Conspiration  pour  le  rendre  ridicule.  Sa  solitude  et  sa  pauvreté.  11 
rompt  aTcc  les  Lameth.  —  Marche  incertaine  on  rétrograde  de  TAssem- 
Mée.  Elle  avait  restreint  le  nombre  des  citoyens  oefi/s.—  Conduite  double 
des  Lameth  et  des  Jacobins  d'alors.  Ils  confient  leur  Journal  à  un  orléaniste 
(novembre).  —  Probité  de  Robespierre.  Sa  politique.  En  1790,  il  s'appuye 
sur  les  seules  grandes  associations  qui  existent  alors  en  Franee  :  Les 
Jaeabins  et  les  Préues. 


Vers  la  fin  de  90,  il  y  eut  un  moment  de  halte  ap- 
parente, peu  ou  point  de  mouvement.  Rien  qu'un 
grand  nombre  de  voitures  qui  encombraient  les 
barrières,  les  routes  couvertes  d'émigrés.  En  revan- 
che,  beaucoup  d'étrangers  venaient  voir  le  grand 
spectacle,  observer  Paris. 

Halte  inquiète,  sans  repos.  On  s'étonnait,  on  s'ef- 
frayait presque  de  n'avoir  pas  d'événements.  L'ar- 
dent Camille  se  désole  de  n'avoir  rien  à  conter;  il  se 
marie  dans  l'entr'acte  et  notifie  cet  événement  au 
monde. 

Point  de  mouvements,  en  pleine  guerre  (comme 


3t0  PARIS  VERS  U  FIN  DE  1790. 

on  se  sentait  déjà) ,  cela  n'était  pas  naturel.  En  réa- 
lité, il  7  avait  deux  événements  immenses. 

Premièrement,  le  roi  dénonçait  la  France  aux  rois. 

Deuxièmement,  contre  la  conspiration  ecclésias- 
tique-aristocratique s'organisait  fortement  la  conju- 
ration jacobine. 

Le  trait  saillant  de  Tépoque,  c'est  la  multiplication 
des  olubs,  l'immense  fermentation  de  Paria  spécia- 
lement, telle  qu'à  tout  coin  de  rue  s'improvisent  des 
assemblées.  Le  brillant  et  monotone  Paris  de  la  paix 
ne  doifte  guère  d'idée  de  celui  d'alors.  Replongeons- 
nous  un  momeot  dansce  Paris,  agité,  bruyant,  violent, 
sale  et  sombre,  mais  vivant,  plein  de  passions  débor- 
dantes. 

Nous  devons  bien  cet  égard  au  premier  théâtre  de 
la  Révolution,  de  faire  la  première  visite  au  Palais- 
Royal.  Je  vous  y  mène  tout  droit;  j'écarte  devant 
vous  cette  foule  agitée,  ces  groupes  bruyants,  ces 
nuées  de  femmes  vouées  aux  libertés  de  la  nature.  Je 
traverse  les  étroites  Galeries  de  bois,  encombrées, 
étouffées,  et  par  ce  passage  obscur  où  nous  descen- 
dons quinze  marches,  je  vous  mets  au  milieu  du 
Cirque. 

On  prêche  1  qui  s'y  serait  attendu,  dans  ce  lieu, 
dans  cette  réunion ,  si  mondaine,  mêlée  de  jolies 
femmes  équivoques?...  Au  premier  coup  d'œil,  on 
dirait  d'un  sermon  au  milieu  des  filles...  Mais,  non, 
l'assemblée  est  plus  grave,  je  reconnais  nombre  de 
gens  de  lettres,  d'académiciens  ;  au  pied  de  la  tri- 
bune, je  vois  M.  de  Condorcet. 


CERCLE  SOCIAL ,  BOUCHS  DE  FER.  31  i 

L'orateur,  e^t-oe  bien  uq  prêtre?  De  robe,  oui; 
belle  figure  de  quarante  ans  environ,  parole  ardente, 
sèche  parfois  et  yiolente,  nulle  onction,  Tair  auda- 
cieux, un  peu  chimérique.  Prédicateur,  poète  ou 
prophète,  n'importe,  c'est  l'abbé  Fauchet,  Ce  saint 
Paul  parle  entre  deux  Thécla,  l'un^  qui  ne  le  quitte 
point,  qui}  bon  gré,  malgré,  le  suit  au  club,  à  l'autel, 
tant  est  grande  sa  ferveur;  l'autre  dame,  une  Hol- 
landaise, de  bon  cœur  et  de  noble  esprit,  c'est  ma- 
dame Palm  Aelder,  l'orateur  des  femme»,  qui  prêche 
leur  émancipation.  Elles  y  travaillent  activement. 
W^'  Kéralio  publie  un  journal.  Tout-à-l'hçure, 
H*"'  Rolaad  sera  ministre  et  davantage. 

Je  m'étonne  peu  quQ  ce  prophète,  si  bien  entouré 
de  femm^S)  parle  éloquemment  de  l'amour;  l'amour 
revient  à  chaque  instant  dans  ses  brûlantes  paroles. 
Heureusement,  je  comprends,  c'est  l'amour  du  genre 
bumaiUr  Que  veutril?  il  semble  exposer  quelque  mys^ 
tère  inconnn  qu'il  confie  à  trois  mille  personnes.  Il 
parle  au  nom  de  la  Nature,  et  néanmoins  se  croit 
chrétien,  Il  marie  bizarrement,  sous  forme  franc- 
maçonnique,  Bacon  et  Jésus.  T&Qtôt  en  avant  de  la 
Révolution,  tantôt  rétrograde,  un  jour  il  prêche  La- 
fayette,  un  autre  jour  il  dépasse  les  démocrates,  et 
fonde  la  société  humaine  sur  le  devoir  de  adonner  à 
chacun  de  ses  membres  la  suffisante  t>^'e».  Plusieurs, 
dans  sa  doctrine  obscure,  croiept  voir  la  loi  agraire. 

Son  journal,  celui  du  Cercle  social^  pour  la  fédé- 
ration des  amis  de  la  vérité^  s^appelle  la  Bouche  de  fer, 
titre  menaçant,  effrayant.  Cette  bouphe  toujours  ou- 


5ii  LE  CLUB  DE  80. 

verte  (rue  Richelieu)  reçoit  nuit  et  jour  les  renseigne- 
ments anonymes,  les  accusations  qu'on  veut  y  jeter. 
Elles  y  entrent;  mais,  rassurez-vous,  la  plupart  y 
restent.  La  Bouche  de  fer  ne  mord  pas*. 

Sortons.  Dans  la  crise  où  nous  sommes,  il  faut 
veiller,  il  faut  pourvoir.  Il  y  a  ici  trop  de  Ihéories, 
trop  de  femmes  et  trop  de  rêves.  L'air  n'est  pas  sain 
ici  pour  nous.  L'amour,  la  paix,  choses  excellentes, 
sans  doute,  mais  quoi?  la  guerre  a  commencé.  Peut- 
on  faire  embrasser  les  hommes,  les  principes  opposés, 
avant  de  les  concilier?...  Au-dessus  du  Cirque  d'ail- 
leurs, pour  augmenter  mes  défiances,  je  vois  planer 
le  Citifr  suspect  de  89,  dans  ces  brillants  appartements 
qui  resplendissent  de  lumières,  au  premier  étage  du 
Palais-Royal,  le  club  de  Lafayette,  Bailly,  Mirabeau, 
Sieyes,  de  ceux  qui  voudraient  enrayer  avant  d'avoir 
des  garanties.  De  moment  en  moment,  ces  idoles  po- 
pulaires paraissent  sur  le  balcon,  saluent  royalement 
la  foule.  Le  nerf  de  ce  club  opulent  est  un  bon  res- 
taurateur. 

J'aime  mieux,  à  la  jaune  lueur  des  réverbères  qui 
de  loin  en  loin  percent  le  brouillard  de  la  rue  Saint- 
Honoré,  j'aime  mieux  suivre  le  flot  noir  de  la  foule 
qui  va  toute  dans  le  même  sens,  jusqu'à  cette  petite 
porte  du  couvent  des  Jacobins.  C'est  là  que  tous  les 
matins,  les  ouvriers  de  l'émeute  viennent  prendre 
Tordre  dos  Lameth,  ou  recevoir  de  Laclos  l'argent  du 

'  Ce  journal,  parmi  soq  fatras  de  faux  mysticisme  et  de  franc-ma- 
çonnerie ,  contient  beaucoup  de  choses  éloquentes  et  bizarres.  Il 
mériterait  peut-être  d*ctre  réimprimé  ,  comme  curiosité  historique. 


LE  CLCB  DES  JACOBINS.  313 

duc  d*Orléans.  A  cette  heure,  le  club  est  ouvert. 
Entrons  avec  précaution,  le  lieu  est  mal  éclairé.... 
Grande  réunion  pourtant,  vraiment  sérieuse,  im- 
posante. Ici,  de  tous  les  points  de  la  France,  vient 
retentir  l'opinion  ;  ici,  pleuvent  des  départements 
les  nouvelles  vraies  ou  fausses,  les  accusations 
justes  ou  non.  D'ici,  partent  les  réponses.  C'est  ici 
le  grand  Orient,  le  centre  des  sociétés,  ici  la 
grande  Franc-Maçonnerie,  non  chez  cet  innocent 
Fauchet,  qui  n'en  a  que  la  vaine  forme. 

Oui,  cette  nef  ténébreuse  n'en  est  que  plus  solen- 
nelle. Regardez,  si  vous  pouvez  voir,  ce  grand  nombre 
de  députés;  ils  ont  été  jusqu'à  quatre  cents;  aujour- 
d'hui, ce  que  vous  voyez,  deux  cents  environ,  toujours 
les  principaux  meneurs,  Duport,  Lamejh,  et  cette 
présomptueuse  figure,  provoquante  et  le  nez  au 
vent,  le  jeune  et  brillant  avocat  Barnave.  Pour  sup- 
pléer les  députés  absents,  la  société  a  admis  près  de 
mille  membres,  tous  actifs,  tous  distingués. 

Ici,  nul  homme  du  peuple.  Les  ouvriers  viennent, 
mais  à  d'autres  heures,  dans  une  autre  salle,  au-des- 
sous de  celle-ci.  On  a  fondé,  pour  leiir  instruction, 
une  Société  fraternelle,  où  on  leur  explique  la  con- 
stitution. Une  société  de  femmes  du  peuple  commence 
aussi  à  se  réunir  dans  cette  salle  inférieure  *. 

Les  Jacobins  sont  une  réunion  distinguée,  lettrée. 
La  littérature  française  est  ici  eu  majorité ,    La- 

*  Harat  met  en  contraste  Ténergie  de  ces  femmes  et  le  bavardage 
de  rarisU>cratîe  jacobine,  N«  da  30  déc.  4790. 


3(4  ROBESpipi^K  \m  MC0Bm9. 

harpe,  Cbénier»  Cbampfort,  ADdiûeux»  SMaine, 
tant  d'autres;  et  les  artistes  abondent,  DaTid, 
Yerpet,  JUrive,  et,  la  RéYolution  au  tbéjltre,  le 
jeune  romain  Talma,  Aux  portes,  pour  viser  les  car- 
tes, et  reconnaître  les  membres,  deux  censeurs- 
portiers,  Laïs  le  cbanteur,  et  ce  beau  jeune  honune, 
le  digne  élève  de  madame  de  Genlj^,  le  fils  du  duq 
d'Orléans. 

L'homme  noir  qui  est  au  bureau,  qui  sourit  d*un 
air  si  sombre,  c'est  l'ageut  même  du  prince,  le  trop 
célèbre  auteur  des  Liai$cm  dangereu9e$.  Grand  con- 
traste I  A  la  tribune,  parle  M,  de  Robespierre, 

Un  honnête  bomnip  celui4à,  qui  ne  sort  pas  des 
principes.  Homme  de  mœurs,  homme  de  talent.  Sa 
voix  Êuble  et  \in  peu  aigre,  sa  maigre  et  triste  figure, 
son  invariable  habit  olive  (habit  unique,  sec  et  sé- 
vèrement brossé),  tout  cela  témoigne  asse^  que 
les  principes  n'enrichissent  pas  fort  leur  homme. 
Peu  écouté  à  l'Assemblée  nationale,  il  prime,  pri-* 
mera  toujours  davantage  aux  Jacobins,  Il  est  la  so- 
ciété même,  rien  de  plus  et  rien  de  moins.  Il  l'exprime 
parfaitement,  marche  d'un  pas  avec  elle,  sans  la  de- 
vancer jamais.  Nous  le  suivrons  de  très^près  et  très- 
attentivement,  marquant,  datant  chaque  degré  dans 
sa  prudente  carrière,  notant  aussi  sur  son  pâle  visage 
le  profond  travail  qu'y  fera  la  Révolution,  les  rides 
précoces  des  veilles,  et  les  sillons  de  la  pensée.  Il  faut 
le  raconter,  avant  de  le  peindre.  Produit  tout  artifi- 
ciel de  la  fortune  et  du  travail,  il  dut  peu  à  la  nature; 
on  ne  le  comprendrait  pas,  si  l'on  ne  connaissait  k 


OEIGIlir.  PB  ilOBESPIBUBB.  315 

fond  les  oirconstaocesqui  le  firenti  la  grande  volonté 
qui  le  fit. 

Peu  de  créatures  humaines  naquirent  plus  malbeu^ 
reusement.  D'abord,  frappé  coup  aur  coup  dans  sa 
famille  et  sa  fortune;  puis,  adopté,  protégé  par  le 
haut  clergé,  un  monde  de  grands  seigneurs,  hostile 
aux  idées,  antipathique  à  Tesprit  du  siècle  que  par^ 
tageait  le  jeune  homme.  Il  ne  sortait  ainsi  d'un  pre- 
mier malheur  que  pour  retomber  dans  un  plusgraqd, 
h  néce^ité  d'être  ingrat. 

Les  Robespierre  étaient  de  père  en  fils  notaires  h 
Carvin,  près  de  Lille,  L'acte  le  plus  ancien  que  j'aie 
vu  d'eux  est  de  1600^  On  les  croit  venus  de  l'Ir- 
lande, liOurs  aïeux  peut*ètre  au  seizième  siècle  au-- 
roDtfait  partie  de  ces  nombreuses  colonies  irlandaises 
qui  venaient,  peupler  les  mona3tères,  les  séminaires 
de  la  G6t6,  et  y  recevaient  des  jésuites  une  forte  édu^ 
cation  d'ergoteurs  et  disputeurs.  C'est  1^  qp'opt  été 
élevés,  entre  autres,  Burke  et  O'Connell. 

Au  dix-huitième  siècle,  les  Robespierre  cherchè- 
rent un  plus  grand  théâtre.  Une  brapche  resta  près 
de  Garvin;  mais  l'autre  s'établit  à  Ârras,  grand  cen-^ 
tre  ecclésiastique,  politique  et  juridique,  ville  d'Ëtats 
provinciaux,  ville  de  tribunaux  supérieurs,  où  afQu*- 
aient  les  affaires  et  les  procès.  Nulle  part,  la  pohlesse 
et  l'église  ne  pesaient  plus  lourdement.  Il  y  avait 
spécialement  deux  princes  ou  deux  rois  d' Arras, 
l'évêque,  et  le  puissant  abbé  de  Saint-Waast,  auquel 

^  CoUecUoii  de  M.  GentU,  à  Lille. 


316  ROBESPIERRE  ORPHELIN  A  DIX  ANS  , 

appartenait  environ  le  tiers  de  la  ville.  L'évèque 
avait  conservé  le  droit  seigneurial  de  nommer  les 
juges  au  tribunal  criminel.  Aujourd'hui  encore  son 
palais  immense  met  la  moitié  d'Ârras  dans  l'ombre. 
Des  rues  à  noms  expressifs  qui  rappellent  une  vie  de 
chicane,  circulent  humides  et  tristes  sous  les  murs 
de  ce  palais,  rue  du  Conseil,  rue  des  Rapporteurs,  etc. 
C'est  dans  cette  dernière,  la  plus  sombre,  la  plus 
triste ,  dans  une  maison  fort  décente  d'honorable 
bourgeoisie  que  vivait,  travaillait,  écrivait  nuit  et 
jour  un  avocat  au  conseil  d'Artois,  laborieux  et  hon- 
nête, qui  fut  père  de  Robespierre  en  1758  V 

Il  n'était  riche  que  d'estime  et  de  bonheur  domes- 
tique ;  ayant  eu  le  malheur  de  perdre  sa  femme, 
sa  vie  fut  brisée.  Il  tomba  dans  une  inconsolable  tris- 
tesse, devint  incapable  d'affaires,  cessa  de  plaider. 
On  lui  conseilla  de  voyager.  Il  partit,  ne  donna  plus 
de  nouvelles;  on  a  toujours  ignoré  ce  qu'il  était  de- 
venu. 

Quatre  enfants  restaient  abandonnés  dans  cette 
grande  maison  déserte.  L'atné,  Maximilien,  se  trouva 
à  dix  ou  onze  ans,  chef  de  famille ,  tuteur  en  quelque 
sorte  de  son  frère  et  de  ses  deux  sœurs.  Son  caractère 
changea  toutrà-<^oup  ;  il  devint  ce  qu'il  est  resté,  éton- 
namment sérieux;  son  visage  pouvait  sourire,  une 
sorte  de  faux  sourire  en  devint  même  plus  tard  l'ex- 
pression habituelle,  mais  son  cœur  ne  rit  plus  jamais. 


^  Et  non  4759.  M.  Degeorge  a  bien  voultt  m'envoyer  d'Âms  racle 
de  naissance  retrouvé  récemment. 


BOUBSIER  DU  CLERGÉ.  317 

Si  jeune,  il  se  trouva  tout  d'abord,  un  père,  un  matlre, 
un  directeur  pour  la  petite  famille  qu'il  raisonnait  et 
prêchait. 

Ce  petit  homme,  si  mûr,  était  le  meilleur  élève  du 
collège  d'Arras.  Pour  un  si  excellent  sujet,  on  obtint 
sans  peine  de  l'abbé  de  Saint-Waast  une  des  bourses 
dont  il  disposait  au  collège  de  Louis-le-Grand.  Il 
arriva  donc  tout  seul  à  Paris,  séparé  de  ses  frères  et 
sœurs,  sans  autre  recommandation  qu'un  chanoine 
de  Notre-Dame,  auquel  il  s'attacha  beaucoup.  Mais 
rien  ne  lui  réussissait  ;  le  chanoine  mourut  bientôt. 
Et  il  apprit  en  même  temps  qu'une  de  ses  sœurs  était 
morte,  la  plus  jeune  et  la  plus  aimée. 

Dans  ces  grands  murs  sombres  de  Louis-le-Grand, 
tout  noirs  de  l'ombre  des  Jésuites,  dans  ces  cours 
profondes  où  le  soleil  apparaît  si  rarement,  l'orphe- 
lin se  promenait  seul,  peu  en  rapport  avec  les  heu- 
reux, avec  la  jeunesse  bruyante.  Les  autres  qui  avaient 
des  parents,  qui,  aux  congés,  respiraient  l'air  de  la 
famille,  et  du  monde,  sentaient  moins  la  rude  at* 
teinte  de  cette  triste  éducation,  qui  ôte  à  l'âme  sa 
fleur,  la  brûle  d'un  h&le  aride.  Elle  mordit  profondé- 
ment sur  l'âme  de  Robespierre.    ' 

Orphelin,  boursier  sans  protection,  il  lui  fallait  se 
protéger  par  son  mérite,  ses  efforts,  une  conduite  ex- 
cellente. On  exige  d'un  boursier  bien  plus  que  d'un 
autre.  Il  est  tenu  de  réussir.  Les  bonnes  places,  les 
prix,  qui  sont  la  couronne  des  autres,  sont  comme 
un  tribut  du  boursier,  un  paiement  qu'il  fait  à  ses 
protecteurs.  Position  humiliée,  triste  et  dure,  qui 


Sifk  ESSAIS  LtTTÊIIAIRBS  M  AOBfcSPIERRE. 

pourUtait  né  paratt  pas  atolr  altéré  beaucoup  le  ca- 
ractère de  Gattille  DesmculitiË,  autre  boursier  du 
clergé.  Celui-ci  était  plus  jeune,  Dantou  à  peu 
près  de  rage  de  Robespierre;  il  suivait  les  mtoies 
classes. 

Sept  ans,  huit  ans  passent  ainsi.  Puis»  le  droit, 
comme  tout  le  monde,  Tétude  du  procureur.  11  y 
réussit  fortpeu^  quoique  naturellement  raisonneur  et 
logicien,  ami  des  abstractions,  il  ne  pouvait  se  iaire 
à  la  sophistique  du  barreau,  aux  subtilités  de  la  chi'- 
cane.  Nourri  de  Rousseau,  de  Mably,  dos  philosophes 
de  l'époque,  il  ne  descendait  pa$  volotaliers  des  gé- 
néralités. Il  lui  fallut  retourner  %  Arra»^  Bubir  la  Tie 
de  province.  Lauréat  de  Louis^le^îrand,  il  fût  bien 
reçu,  eut  quelque  succès  dans  le  monde^  dans  la  liu 
térature  académique.  L'académie  des  R^mH,  qui 
pour  prii  de  poésie  donnait  deft  rosefi^  admit  Robe^^ 
pierre.  R  rimait^  tout  comme  un  autre.  Il  couceùrut 
pour  réloge  de  Gresset,  et  eut  Taocessit  ;  puis  pour 
un  sujet  plus  grave  :  La  réversibilité  du  crime,  la  flé- 
trissure des  parents  du  crimineL  Tout  cela  fiiible- 
ment  écrit,  d'une  sentimentalité  pastorale.  Le  jeuue 
auleur  n'en  avait  fait  qU'ûne  plus  tendre  impression 
sur  une  demoiselle  du  lieu  ^  Là  demoitelle  avait 
juré  de  n'en  épouser  jamais  d'autre.  Eu  reveuant 
d'ub  voyage ,  il  la  trouva  inariéd. 

*  Cest  d'elle ,  je  pense,  qu'il  s*agit,  dans  la  devise  du  premier  por- 
trait de  Robespierre  (  collection  de  M.  de  Saint-Albin  )  :  très-jeune , 
très- mol,  très-rade,  la  rose  à  la  main,  Tautre  main  sur  le  cœur,  et  ce 
mot  Ml  baé  :  «  Tout  pour  mon  iinîe.  • 


JUGE  A  ARRA^  ;  SA  bÉltSStOR.   IL  VtxM  COtTritE  L'ÉVÊQUE.  319 

Le  clergé,  ûaturellement  fier  d'Un  t6l  protégé,  lui 
restait  très-favorable.  11  avait  obtenu  de  l'abbé  de 
Saint- Waast  qu'il  donnerait  à  son  jeube  frère  la 
bourse  qu'il  avait  eue  au  collège  Louis -le-Grand. 
L^èvèque  le  nomma  membre  du  tribunal  criminel. 
Mais  Robespierre  ayant  été  obligé  de  Condamner  à 
mort  un  assassin ,  sa  sœur  assure  qu'il  eu  fut  trop 
péniblement  affecté;  il  donna  sa  démission. 

Do  toute  façon,  il  fit  sagement,  k  veille  de  la  Ré- 
vdution,  de  laisser  cet  odieux  métier  de  juge  de  l'an- 
cien r^me,  îiommé  par  des  prêtres.  Il  se  fit  avocat. 
Il  Valait  mieux  certainement  mettre  d'accord  ses  opi- 
nions et  sa  vie,  vivre  de  peu  ou  de  rien,  attendre. 
Quoique  fort  malaisé,  on  dit  qu'avec  un  louable 
scrupule,  il  ne  plaidait  pas  toute  eause^  il  choisissait. 
L'embarras  fut  grave  poUr  Ibi  lorsque  des  paysatls 
vinrent  le  prier  de  plaider  pour  eux  contre  l'èvêque 
d'Arras.  Il  examina  leur  droit,  le  trouva  bon  ;  nul 
autre  àVocat  probablement  &  cette  époque  n'eût  osé 
le  soutenir  contre  ce  roi  de  la  ville.  Robespierre  qui 
croyait  que  l'avocat  est  un  magistrat,  mit  les  cou- 
venànces,  les  sentiments,  la  reconnaissance,  sous  les 
pieds  de  la  justice,  et  sans  hésitation  plaida  contre  son 
protecteur. 

Aucun  pays  plus  que  l'Artois  n^était  propre  à  for- 
mer des  amis  ardents  de  la  liberté,  aucun  ne  souffi'ait 
davanU^  de  la  tyrannie  Cléricale  et  féodale.  La  terre 
était  tout  entière  aui  seigneurs,  et  aux  seigneurs- 
prêtres.  Cette  dérision  d'États  que  possédait  la  pro- 
vince semblait  un  outrage  systématique  à  la  justice. 


520  ROBESPIERBE  AUX  ÊTÀTS-GÉNÉRAUX. 

à  la  raison.  Le  Tiers  n'y  était  représenté  que  par  une 
vingtaine  de  maires,  à  la  nomination  des  seigneurs. 
Ceux-ci,  les  Latour-Maubourg,  les  D*Eslounnel,  les 
Lameth,  etc.  tenaient  l'administration  fixée  dans 
leurs  inains  comme  un  bien  héréditaire.  Administra- 
tion admirable  et  rare  pour  son  progrès  dans  l'ab- 
surde. Un  des  Lameth  en  fait  raveu.  D'abord,  tout 
possesseur  de  fief  avait  voix  ;  puis,  ils  exigèrent  une 
terre  à  clocher  et  quatre  degrés  de*  noblesse;  puis  il 
leur  fallut  sept  degrés  ;  la  veille  de  la  Révolution,  ils 
ne  voulaient  plus  se  contenter  à  moins  de  dix  degrés 
de  noblesse.  Il  ne  faut  pas  s'étonner  si  cette  pro- 
vince éminemment  rétrograde  envoya  aux  Étals 
généraux  un  rigide  partisan  des  idées  nouvelles,  si 
cet  homme,  ignorant  les  courbes,  ne  connaissant  que 
la  droite,  apporta  dans  la  Révolution  une  sorte 
d'esprit  géométrique ,  l'équerre,  le  compas,  le  ni- 
veau. 

Parti  d'Arras,  il  retrouva  Arras  sur  les  bancs  de 
l'Assemblée,  je  veux  dire  la  haine  fidèle  des  prélats 
pour  leur  protégé,  leur  transfuge,  le  mépris  des  sei- 
gneurs d'Artois  pour  un  avocat,  élevé  par  charité,  qui 
venait  siéger  près  d'eux.  Cette  malveillance  connue 
ne  pouvait  manquer  d'ajouter  à  la  timidité  du  débu- 
tant, qui  était  extrême.  Il  l'avoua  à  Etienne  Duniont, 
quand  il  montait  à  la  tribune,  il  tremblait  connue  la 
feuille.  Il  réussit  cependant.  Lorsqu'on  mai  89 ,  le 
clergé  vint  perfidement  prier  le  Tiers  d'avoir  pitié  du 
pauvre  peuple  et  de  commencer  ses  travaux,  Robes- 
pierre répondit  avec  une  aigre  véhémence,  et,  se  scn- 


AU  5  OCTOBRE,  IL  AI^PUYE  MAILURD.  3SI 

tant  soutenu  par  Tapprobation  de  rÀssemblée,  il  sui* 
yit  sa  passion,  et  fut  éloquent. 

Absent  la  nuit  du  4  août,  et  désolé  d'avoir  manqué 
une  si  belle  occasion,  il  saisit  ayidement  la  périlleuse 
circonstance  du  5  octobre.  Quand  Maillard,  l'orateur 
des  femmes,  vint  haranguer  TÂssemblée,  tous  étant 
hostiles  ou  muets,  Robespierre  se  leva  et  par  deux 
fois  appuya  Maillard. 

Grave  initiative,  qui  décidait  de  son  sort,  dési- 
gnant cet  homme  timide  comme  infiniment  auda- 
cieux et  dangereux,  montrant  à  ses  amis  surtout  qu'un 
tel  homme  ne  se  lierait  pas,  ne  suivrait  pas  docile- 
ment la  discipline  du  parti.  Il  fut,  selon  toute  appa- 
rence, convenu  alors  entre  les  nobles  jacobins ,  que 
cet  ambitieux  serait  l'homme  ridicule  de  FAssemblée, 
celui  qui  amuse  et  doit  amuser  tout  le  monde ,  sans 
distinction  de  partis.  Dans  l'ennui  des  grandes  as- 
semblées, il  y  a  toujours  quelqu'un  (souvent  ce 
n'est  pas  le  moins  raisonnable)  que  l'on  immole  ainsi 
à  l'amusement  de  tous.  Ces  moments  de  dérision 
sont  ceux  où  Ton  se  rapproche,  où  les  ennemis  les 
plus  implacables  riant  tous  ensemble,  la  concorde 
revient  un  moment  ;  il  n'y  a  plus  qu'un  ennemi. 

Pour  rendre  un  homme  ridicule,  il  y  a  une  chose 
facile,  c'est  que  ses  amis  sourient  quand  il  parle.  Les 
hommes  sont  généralement  si  légers,  si  faciles  à  en- 
traîner, si  lâchement  imitateurs,  qu'un  sourire  du 
côté  gauche,  des  Bamave  ou  des  Lameth,  amenait 
infailliblement  le  rire  de  toute  l'Assemblée.  Un  seul 
homme  semble  n'avoir  pris  nulle  part  à  ces  indignités, 

n.  «4 


3ÎÎ  C0N8PIRÂTI0M  POUR  LE  RENDRE  RIDICULE. 

rbomme  vraiment  fort,  Mirabeau.  Il  répondit  tou- 
jours sérieusement,  avec  égards,  à  ce  faible  adyer- 
saire,  respectant  en  lui  l'image  du  fanatisme^  de  la 
passion  sincère ,  du  travail  persévérant.  Il  démêlait 
finement,  mais  avec  Tindulgence  et  la  bonté  du  gé- 
nie, Torgueil  profond  de  Robespierre,  la  religion  qu'il 
avait  pour  lui^^méme,  pour  sa  personne  et  ses  paroles. 
«  n  ira  loin,  disait  Mirabeau,  car  il  croit  tout  ce  qu'il 
dit.  » 

L'Assemblée,  riche  en  orateurs,  avait  droit 
d'être  difficile.  Habituée  à  la  figure  léonine  de  Mira- 
beau ,  à  la  suffisance  audacieuse  de  Bamave ,  au 
chaleureux  Cazalès,  au  lutteur  insolent  Maury,  elle 
trouvait  pénible  à  voir  l'indigente  figure  de  Robes- 
pierre, sa  raideur,  sa  timidité.  Sa  constante  tension 
de  muscles  et  de  voix,  l'effort  monotone  de  son  débit, 
son  air  un  peu  myope,  donnaient  une  impression  labo- 
rieuse, fatigante;  on  s'en  tirait  en  s'en  moquant. 
Pour  comble,  on  ne  lui  laissait  pas  la  consolation  de 
sa  voir  au  moins  imprimé.  Les  journalistes,  par  né- 
gligence, ou  peut-être  sur  la  recommandation  des 
afnis  de  Robespierre,  mutilaient  cruellement  ses  dis- 
cours les  plus  travaillés.  Ils  s'obstinaient  à  ne  pas 
Mvoir  son  nom,  l'appelant  toujours  :  Un  membre,  ou 
M«  N.,  ou  trois  étoiles. 

Persécuté  ainsi,  il  n'en  saisissait  que  plus  avide- 
ment toute  occasion  d'élever  la  voix,  et  cette  résolu- 
tion invariable  de  parler  toujours  le  rendait  parfois 
vraiment  ridicule.  Par  exemple ,  quand  l'américain 
Paul  Jones  vint  féliciter  l'Assemblée,  le  président  ayant 


SA  SOLITUDE  ET  SA  PAUVRETÉ.  3Î3 

répondu,  et  tout  le  monde  jugeant  la  réponse  suffi- 
sante, Robespierre  s'obstina  à  répondre  aussî.  Mur- 
mures, interruptions,  rien  n'y  fit.  A  grand'peine,  il 
dit  quelques  mots,  insignifiants,  inutiles,  et  encore, 
en  faisant  appel  aux  tribunes,  réclamant  la  liberté 
d'opinion,  criant  qu'on  étouffait  sa  voix.  Maury  fit 
rire  tout  le  monde,  en  demandant  l'impression  du 
discours  de  M.  de  Robespierre. 

Pour  oublier  ces  mortifications,  prodigieusement 
sensibles  à  sa  vanité,  Robespierre  n'avait  nulle  res- 
source, ni  la  famille,  ni  le  monde.  Il  était  seul,  il 
était  pauvre.  11  rapportait  ses  déboires  dans  son  désert 
du  Marais,  dans  son  triste  appartement  de  la  triste  rue 
deSaintonge.  Froid  logis,  pauvre,  démeublé.  Il  vivait 
petitement  et  fort  serré  de  son  salaire  de  député  ;  en- 
core, en  envoyaît-il  le  quart  à  Arras  pour  sa  sœur  ;  un 
autre  quart  passait  à  une  maîtresse  qui  l'aimait  fort, 
et  qui  ne  lui  servait  guère;  il  lui  fermait  souvent  sa 
porte,  et  ne  la  traitait  pas  bien  *.  Il  était  très- 
frugal,  dînait  à  trenteisols,  et  encore  il  lui  restait 
à  peine  de  quoi  se  vêtir.  L'Assemblée  ayant  or- 
donné le  deuil  pour  la  mcJrt  de  Franklin,  ce  fut  un 
grand  embarras.  Robespierre  emprunta  un  habit  de 
tricot  noir  à  un  homme  beaucoup  plus  grand;  l'habit 

(  Je  dois  ce  détail  et  plasieurs  autres  à  Touvrage  de  M.  VilHers 
{Souvenirs  d'un  déporté^  4802  ),  lequel  vécut  la  plus  grande  partie  de 
Taviiée  4790  avec  Robespierre,  et  souvent  lui  servit  de  seeréuire  gra- 
luiieroent.  Du  resle,  j*ai  suivi  presque  toi^^ours  les  Mémoires  de  Char- 
lotte de  Robespierre^  imprimés  à  la  suite  des  Œuvres  de  Robespierre^ 
par  M.  LapoDoeraye. 


524  IL  ROHPT  AVEC  LES  LAMBTH. 

traînait  de  quatre  pouces.  «  Nihil  habet  paupertas 
durius  in  se  quàm  quôd  ridiculoshomines  facit.  »(iii- 
venal.) 

Il  se  plongea  d'autant  plus  dans  le  travail.  Mais  il 
n'avait  guère  que  les  nuits,  passant  les  journées  en- 
tières, immuablement  assidu  aux  Jacobins,  à  T  Assem- 
blée; salles  malsaines,  étouffées,  qui  donnèrent  à  Mi- 
rabeau de  graves  opbthalmies ,  des  hémorragies  à 
Robespierre.  Si  j'en  crois  aux  différencesqu'on  trouve 
'  entre  ses  portraits,  son  tempérament  dut  subir 
alors  une  assez  grave  altération.  Sa  figure,  jusque-là 
encore  assez  jeune  et  douce,  semble  avoir  séché. 
Une  concentration  extrême,  une  sorte  de  contraction 
en  devient  le  caractère.  Et  il  n'avait  en  effet  rien 
de  ce  qui  détend  l'esprit.  Son  unique  plaisir  était 
de  limer,  polir  ses  discours  assez  purs,  mais  parfai- 
tement incolores  ;  il  se  défit  par  le  travail  de  sa  &ci- 
lité  vulgaire,  et  parvint  peu-à-peu  à  écrire  difficile- 
ment. 

Ce  qui  le  servit  le  plus,  ce  fut  de  se  mettre  hors  de 
son  propre  parti,  de  se  faire  seul,  une  bonne  fois,  de 
rompre  avec  les  Lameth,  de  ne  point  traîner  la  chaîne 
de  cette  équivoque  amitié.  Un  matin  que  Robespierre 
était  allé  à  l'hôtel  Lameth,  ils  ne  purent,  ou  ne 
voulurent  le  recevoir;  il  n'y  revint  plus. 

Libre  des  hommes  d'expédients,  il  se  fit  l'homme 
des  principes. 

Son  rôle  fut  dès-lors  simple  et  fort.  11  devint  le 
grand  obstacle  de  ceux  qu'il  avait  quittés.  Hommes 
d'affaires  et  de  parti,  à  chaque  transaction  qu'ils 


MARCHE  INCERTAINE  OU  RÉTROGRADE  DE  L'ASSEMBLÉE.       525 

essayaient  entre  les  principes  et  les  intérêts,  entre  le 
droit  et  les  circonstances,  ils  rencontrèrent  une  borne 
que  leur  posait  Robespierre,  le  droit  abstrait,  absolu. 
Contre  leurs  solutions  bâtardes,  anglo-françaises,  soi- 
disant  constitutionnelles,  il  présentait  des  théories, 
non  spécialement  françaises,. mais  générales,  uni- 
yerselles,  d'après  le  Contrat  social,  l'idéal  législatif  de 
Rousseau  et  de  Mably. 

Ils  intriguaient,  s'agitaient,  et  lui,  immuable.  Ils 
se  mêlaient  à  tout,  pratiquaient,  négociaient,  se  com* 
promettaient  de  toute  manière  ;  lui,  il  professait  seu- 
lement. Ils  semblaient  des  procureurs,  lui,  un  philo- 
sophe,, un  prêtre  du  droit.  Il  ne  pouvait  manquer  de 
les  user  à  la  longue. 

Témoin  fidèle  des  principes,  et  toujours  protestant 
pour  eux,  il  s'expliqua  rarement  sur  l'application, 
ne  s'aventura  guère  sur  le  terrain  scabreux  des  voies 
et  moyens.  11  dit  ce  qu'on  devait  faire,  rarement,  très- 
rarement,  comment  on  pouvait  \e  faire.  C'est  là  pour- 
tant que  le  politique  engage  le  plus  sa  responsabilité, 
là  que  les  événements  viennent  souvent  le  démentir 
et  le  convaincre  d'erreur. 

La  prise,  au  reste,  était  facile  sur  une  telle  assem- 
blée. Elle  flottait,  avançait,  reculait,  perdant  à  cha- 
que instant  de  vue  le  principe  de  la  Révolution,  son 
principe  à  elle-même  par  lequel  elle  existait. 

Ce  principe,  quel  était-il  ?  personne  ne  le  formulait 
bien,  mais  chacun  Tavait  dans  le  cœur.  C'était  le 
droit,  non  plus  des  choses  (des  propriétés,  des  fiefs), 
mais  le  droit  des  hommes,  le  droit  égal  des  âmes  hu- 


3^  L'ÀSSEMBLÉB  AVAIT  RESTREINT 

mainesy  principe  essentiellement  spiritualiste^  qu'on 
s'en  aperçût  ou  non.  Il  fut  suivi  aux  premières  élec- 
tions; tous,  propriétaires  et  non  propriétaires  y  votè- 
rent également.  La  Déclaration  des  droits  reconnut 
l'égalité  des  hommes,  et  tout  le  monde  comprit  que 
cela  impliquait  le  droit  égal  des  citoyens. 

Enoctobre  89,  l'Assemblée  nereconnattledroitélec^ 
toral  qu'à  ceux  qui  paieront  la  valeur  de  trois  journées 
de  travail.  De  six  millions  qu'avait  donnés  le  suffrage 
universel,  les  électeurs  sont  réduits  k  quatre  millions 
298,000.  L'Assemblée  craignait  alors  deux  choses 
opposées,  la  démagogie  des  villes  et  l'aristocratie  des 
campagnes;  elle  craignait  de  faire  voter  deux  cent 
mille  mendiants  de  Paris,  sans  parler  des  autres  villes, 
et  un  million  de  paysans  qui  dépendaient  des  seigneors. 

Cela  était  spécieux  en  89,  beaucoup  moins  en  91. 
Les  campagnes  qu'on  croyait  serviles,  s'étaient  mon* 
trées  au  contraire  généralement  révolutionnaires; 
presque  partout,  les  paysans  avaient  embrassé  les 
légitimes  espérances  du  nouvel  ordre  de  choses,  ils 
s'étaient  mariés  en  foule,  indiquant  assez  par  là  qu'ils 
ne  séparaient  pas  l'idée  d'ordre  et  de  paix  de  celle 
de  la  liberté. 

La  foi  était  immense  dans  ce  peuple  ;  il  fallait  avoir 
foi  en  lui.  On  ne  sait  pas  assez  tout  ce  qu'il  fallut  de 
fautes  et  d'infidélités  pour  lui  ôter  ce  sentiment  II 
croyait  d'abord  à  tout,  aux  idées,  aux  hommes,  s'ef- 
forçant  toujours,  par  une  faiblesse  trop  naturelle, 
d'incarner  en  eux  les  idées  ;  la  Révolution  aujourd'hu 
lui  apparaissait  dans  Mirabeau,  demain  dans  Bailly, 


LB  NOMBRB  DES  QTOYENS  ACTiFS.  3i7 

Lafayette;  des  figures»  mêmes  ingrates  et  sèches,  des 
Lameth  et  des  Bamave,  lui  inspiraient  confiance. 
Toujours  trompé,  il  portait  ailleurs  ce  besoin  obstiné 
de  croire* 

Les  cœurs  s'étaient  ainsi  ouverts^  et  l'esprit  avait 
grandi.  Il  n'y  eut  jamais  de  transformation  plus  ra- 
pide. Circé  changeait  les  hommes  en  bétes  ;  la  Révo- 
lution avait  fait  précisément  le  contraire.  Quelque 
peu  préparés  que  fussent  les  hommes,  le  rapide  in- 
stinct de  la  France  avait  suppléé.  Une  foule  d'hommes 
ignorants  comprenaient  les  affaires  publiques. 

Dire  à  ces  masses  ardentes,  intelligentes,  énergi- 
ques, qui  avaient  voté  en  89,  qu'elles  n'avaient  plus 
ce  droit,  réserver  le  nom  de  citoyens  actifs  aux  élec- 
teurs, faire  descendre  les  non-électeurs  au  rang  de 
citoyens  ;>a^i/s,  de  citoyens  non-citoyens,  cela  appar 
raissait  conmie  une  sorte  de  contre-révolution.  Plus 
étrange  encore  étaiUl  de  dire  aux  électeurs  ainsi 
réduits  :  Vous  ne  choisirez  que  des  riches*  Ils  ne 
pouvaient  nommer  députés  que  ceux  qui  paieraient 
au  moins  la  valeur  d'un  marc  d'argent  (  64  livres  ). 

Les  discussions  qui  plusieurs  fois  s'élevèrent  à  ce 
sujet,  donnèrent  lieu  aux  constitutionnels  et  aux 
économistes  d'étaler  naïvement  leurs  doctrines  ma- 
térialistes et  grossières  sur  le  droit  de  la  propriété. 
Ces  derniers  allèrent  jusqu'à  soutenir  que  les  pro- 
priétaires seuls  étaient  membres  de  la  société,  qu'elle 
était  à  eux!  * 

1  Disciples  iointelltgenls  de  Quesoay  et  de  TurgoU  ils  ne  voyaieol 
pas  que  leurs  mallres  n*avaient  exagéré  le  droit  de  la  terre  qut 


328  CONDUITE  DOUBLE  DES  LAMBTH 

La  question  de  Vexercice  des  droits  politiques,  si 
grande  en  elle-même,  l'était  encore  plus  en  ce  que 
les  1,300;000 juges,  assesseurs  déjuges,  adminis- 
trateurs, créés  par  l'Assemblée,  ne  devaient  être  pris 
que  dans  les  citoyens  actifs.  On  alla  plus  loin  encore, 
on  essaya  de  restreindre  à  ceux-ci  la  garde  nationale, 
de  désarmer  ce  peuple  victorieux  qui  venait  de  faire 
la  Révolution. 

Cette  défiance  à  l'égard  du  peuple ,  ce  matérialisme 
bourgeois,  qui  ne  voit  de  garantie  d'ordre  que  dans  la 
propriété,  gagna  de  plus  en  plus  l'Assemblée  coustj- 
tuante.  Il  augmenta  à  chaque  émeute.  Les  Sieyes, 
les  Tbouret,  les  Chapelier,  les  Rabaut  de  Saint- 
Ëtienne,  allèrent  reculant  toujours,  oubliant  leurs 
précédents.  Ce  qui  est  plus  étrange  encore,  c'est  que 
ceux  qui  avaient  le  mot  de  l'émeute,  et  qui  parfois 
la  faisaient,  Duport,  Lameth  etRamave,  n'étaient 
nullement  rassurés,  et  votaient,  comme  députés, 
des  lois  pour  désarmer  ceux  qu'ils  avaient  agités, 
comme  jacobins.  La  situation  de  ces  trois  hommes 
fut  singulièrement  double  et  bizarre  dans  l'année  90. 
Leur  popularité  avait  été  portée  au  comble  par  leur 
lutte  contre  Mirabeau  dans  la  grande  circonstance  du 
droit  de  paix  et  de  guerre.  Cependant  leurs  opinions 
diSéraient- elles  profondément,  essentiellement  des 
siennes?  qu'étaient-ils  au  fond  ?  royalistes. 

Aussi  le  seul  homme  au  monde  que  Mirabeau  ait 

pour  la  frapper  plus  sûrement  da  devoir  de  payer  Timpôt ,  à  «oe 
époque  où  elle  était  concentrée  dans  les  mains  des  prêtres  et  des 
nobles. 


BT  DES  JACOBDfS  D'ALORS  (ITDO).  329 

haï,  du  premier  au  dernier  jour,  fut  celui  où  il  croyait 
le  mieux  voir  la  duplicité  du  parti,  Alexandre  de 
Lameth. 

Si  Lameth,  Duport  et  Bamave  avaient  Tair  de 
faire  un  seul  pas  du  côté  de  Mirabeau,  ils  faisaient 
place  à  Robespierre  qui  grandissait  aux  Jacobins.  Ils 
étaient  fort  embarrassés  de  leur  position  d'avant- 
garde,  mais  ne  voulaient  pas  la  céder.  Ils  louvoyèrent, 
hésitèrent,  employèrent  tout  ce  que  l'intrigue  et 
la  ruse  peuvent  fournir  d'expédients.  Cependant 
la  marche  des  choses  était  si  rapide,  que,  si 
Ton  voulait  encore  rendre  force  à  la  royauté,  il 
£dlait  bien  se  hâter.  Charles  de  Lameth  était  ap- 
plaudi quand  il  reprochait  au  pouvoir  exécutif  a  de 
faire  le  mort  ».  Le  reproche  était  sincère;  les 
Lameth  entrevoyaient  que  ce  pouvoir,  tant  affaibli 
par  eux,  les  emporterait  avec  lui,  et  désiraient  réel- 
rement  lui  rendre  son  activité. 

Il  y  parut  dans  l'affaire  de  Nancy.  Ils  votèrent, 
avec  Mirabeau,  pour  Bouille  et  Lafayette,  contre  les 
soldats,  que  la  société  jacobine  dont  ils  étaient  les 
meneurs,  n'avait  pas  peu  contribué  à  exciter,  sou- 
lever. 

L'Assemblée,  sous  cette  influence  ouvertement  ou 
timidement  rétrograde,  vota,  le  6  septembre,  que 
pendant  deux  ans  il  n'y  aurait  pas  d'assemblées  pri- 
maires, que  les  électeurs  déjà  nommés  par  les  élec^ 
teurs  primaires  exerceraient  deux  ans  le  pouvoir 
électoral. 

Les  Lameth  n'en  étaient  pas  à  se  repentir  d'avoir 


530         LES  JACOBINS  CONFIENT  LEUR  JOURNAL 

(en  haine  de  Mirabeau)  voté  le  décret  qui  interdit 
le  ministère  aux  députés.  Ils  ne  doutaient  pas  que, 
dans  les  circonstances  nouvelles,  tout  changement 
ne  plaçât  le  pouvoir  entre  leurs  mains  ou  celles  de 
leurs  amis.  Aussi,  insistèrentrils  vivement  pour  faire 
prier  le  Roi  de  renvoyer  les  ministres,  et  d'abord  par 
rémeute,  ils  vinrent  à  bout  de  chasser  Necker. 
L'Assemblée,  contre  toute  attente,  refusa  de  deman- 
der le  renvoi  des  autres.  Camus,  Chapelier,  les  Bre- 
tons, deux  cents  députés  de  la  gauche  votèrent  pour 
la  négative.  11  y  fallut  employer  un  grand  mouvepient 
des  sections  de  Paris,  qui  demandèrent,  non  plus  le 
renvoi,  mais  le  procès  des  ministres.  Ce  vœu  fut  pré- 
senté à  l'Assemblée  par  l'organe  de  Danton  ;  la  pre- 
mière apparition  de  cette  tête  de  Méduse  indiquait 
assez  qu'on  ne  reculerait  devant  nul  moyen  de  terreur. 

La  cour  qui ,  à  cette  époque ,  plaçait  son  espoir 
dans  l'excès  des  maux,  et  tenait  à  constater ,  devant 
l'Europe,  que  la  royauté  n'était  plus,  aurait  voulu 
que  le  Roi  priât  l'Assemblée  de  choisir  elle-même  les 
ministres.  Mirabeau  eut  vent  de  la  chose,  et  s'y  op- 
posa violemment,  craignant  sans  doute  que  l'Assem- 
blée ne  choisit  parmi  ses  meneurs  ordinaires,  qu'elle 
n'abrogeât  en  leur  faveur  le  décret  qui  interdisait  le 
ministère  aux  députés. 

Le  triumvirat  vit  dès-lors  qu'il  n'amènerait  jamais 
la  cour  à  lui  remettre  le  pouvoir.  LesLameth,  élevés 
à  Versailles  dans  la  faveur  du  Roi,  savaient  que  leur 
ingratitude  les  rendait  l'objet  d'une  haine  personnelle. 
Ils  firent  une  démarche  très-grave  qui,  pour  ce  mo- 


A  UN  ORLÉANISTE  (NOV.  90)*  351 

ment,  indique  leur  éloignement  de  Louis  XYI,  leur 
rapprochement  du  parti  d'Orléans. 

Le  30  octobre ,  les  évèques  avaient  publié  leur 
ExposUion  de  principes  y  un  manifeste  de  résistance^ 
qui  plaçait  sous  une  sorte  de  Terreur  ecclésiastique 
tout  le  clergé  inférieur,  ami  de  la  Révolution.  Le  31, 
par  représailles,  les  Jacobins  décidèrentqu'un  journal 
serait  créé  pour  publier  par  extraits  la'  correspon- 
dance de  la  société  avec  celles  des  départements, 
publication  formidable  qui  allait  amener  à  la  lu- 
mière une  masse  énorme  d'accusations  contre  les 
prêtres  et  les  nobles.  Un  tel  journal,  qui  devait  dési- 
gner tant  d'hommes  à  la  haine  du  peuple  (qui  sait  ? 
peut-être  à  la  mort),  était,  dans  la  réalité,  une  ma- 
gistrature terrible;  Thomme  qui  devait  choisir, 
extraire,  dans  ce  pêle-mêle  immense,  les  noms 
que  Ton  dévouait,  allait  être  comme  investi  d'un 
étrange  et  nouveau  pouvoir  qu'on  aurait  pu  ap- 
peler :  dictature  de. délation. 

Les  hauts  meneurs  des  Jacobins  étaient  encore, 
à  cette  époque,  Duport,  Barnave  et  Lameth.  Quel 
fut  le  grave  censeur,  l'homme  irréprochable  et  pur, 
à  qui  ils  firent  confier  ce  pouvoir  ?. . .  Qui  le  croirait  î  à 
l'auteur  des  Liaisoiis  dangeremesy  à  l'agent  connu  du 
duc  d'Orléans,  à  Choderlos  de  Laclos.  —C'est  lui  qui, 
dans  l'ombre  même  du  Palais-Royal,  à  la  porte  de  son 
mattroj  cour  des  Fontaines,  publiait  chaque  semaine 
ce  recueil  d'accusations,  sous  le  titre  peu  exact  de 
Journal  des  Amis  de  la  constitution  ;  peu  exact,  car 
alors,  il  ne  donnait  nullement  les  débats  de  la  société 


332  LE  PUBLIC  PREND  CONFIANCE 

de  Paris,  semblait  en  faire  un  mystère  ;  il  publiait 
seulement  les  lettres  qu'elle  recevait  des  sociétés  de  pro- 
vince, lettres  pleines  d'accusations  collectives  et  ano* 
nymes  ;  à  quoi  Laclos  ajoutait  quelque  article,  insi- 
gnifiant d'abord,  puis  naïvement  orléaniste,  de  sorte 
que  pendant  sept  mois  (de  novembre  en  juin),  Torléa- 
nisme  courait  la  France  sous  le  couvert  respecté  de 
la  Société  Jacobine.  Cette  grande  machine  populaire, 
détournée  de  son  usage,  jouait  au  profit  de  la  royauté 
possible. 

Les  meneurs  des  Jacobins  n'auraient  pas  fait  sans 
doute  cette  étrange  transaction,  si  les  secours  pé- 
cuniaires des  Orléanistes  ne  leur  eussent  été  indis- 
pensables dans  les  mouvements  de  Paris.  La  cour 
qui  voyait  tout  trop  tard,  commença  à  regretter  de 
n'avoir  fait  aucun  pas  vers  ces  hommes  dange- 
reux. Elle  s'adressa  d'abord  à  la  vanité  bien  connue 
de  Barnave  (décembre  90),  plus  tard  aux  Lameth 
(avril  91).  Elle  demanda  des  conseils  à  Barnave  *. 
Elle  en  demandait  à  Mirabeau,  à  Bergasse,  à  tout  le 
monde,  et  elle  trompait  tont  le  monde,  n'écoutant, 
comme  on  verra,  que  Breteuil,  le  conseiller  de  la 
fuite,  de  la  guerre  civile  et  de  la  vengeance. 

Le  public  n'était  pas  dans  le  secret  de  toutes  ces 
vilaines  intrigues.  Mais  d'instinct,  il  les  sentait.  De 
quelque  côté  qu'il  se  tournât,  il  ne  voyait  rien  de 
sûr,  nul  homme  qui  donnât  confiance.  Des  tribunes 
de  l'Assemblée  et  de  celle  des  Jacobins,  il  regardait, 


*  Mémoires  de  Mirabeau,  vui,  362. 


DAMS  LA  PROBITÉ  DE  ROBESPIERRE.  333 

il  cherchait  une  figure  d'honnêteté  et  de  probité. 
Dans  celles  même  de  ses  défenseurs,  les  unes  ne  di* 
saient  qu'intrigues,  fatuité,  insolence,  les  autres  que 
corruption. 

Une  seule  figure  rassurait  et  disait  :  «c  Je  suis  bon*- 
nête  \  »  L'habit  le  disait  aussi,  le  geste  le  disait  aussi. 
Les  discours  n'étaient  que  morale,  intérêt  du  peuple, 
les  principes,  toujours  les  principes.  L'homme  n'était 
pas  amusant,  la  personne  était  sèche  et  triste,  au- 
cunement populaire,  mais  plutôt  académique,  en  un 
sens  même  aristocratique,  par  la  propreté  extrême , 
le  soin,  la  tenue.  Nulle  amitié,  nulle  familiarité  ; 
même  les  anciens  camarades  de  collège  étaient  tenus 
à  distance. 

Malgré  toutes  ces  circonstances  peu  propres  à  po- 
pulariser, le  peuple  a  tellement  faim  et  soif  du  droit, 
que  l'orateur  des  principes,  l'homme  du  droit  absolu, 
l'homme  qui  professait  la  vertu,  et  dont  la  figure  sé- 
rieuse et  triste  en  semblait  l'image,  devint  le  favori 
du  peuple.  Plus  iP  était  mal  vu  de  l'Assemblée,  plus 
il  était  goûté  des  tribunes.  Il  s'adressa  de  plus  en 
plus  à  cette  seconde  assemblée,  qui,  d'en  haut,  pla- 
nait sur  les  délibérations ,  se  croyait  en  réalité  supé- 
rieure, et  comme  Peuple,  comme  Souverain,  récla- 
mait le  droit  d'intervenir,  et  sifflait  ses  délégués. 

^  Sa  figure,  qui  fut  toujours  triste»  n*a?att  pas  à  cette  époque,  Tas- 
pect  fantasmagorique  et  sinistré  qu'elle  prit  plus  tard.  Un  beau  mé- 
daillon qui  subsiste  (d'Houdon  ou  de  son  école,  en  possession  de 
M.  Lebas),  indique,  s'il  est  fidèle,  Tamour  du  bien,  la  rectitude,  seu- 
lement une  tension  forte  et  peut-être  ambitieuse. 


S54     ROBESPIRRRB  S'A1»rUIE  SUR  DEUX  ASSOCIATIONS, 

A  plus  forte  raison,  devait-il  prendre  ascendant  aux 
Jacobins.  D'abord,  il  y  était  merveilleusement  assidu, 
laborieux,  toujours  sur  la  brèche,  parlant  sur  tout  et 
toujours.  Auprès  des  assemblées  comme  auprès  des 
femmes,  l'assiduité  sera  toujours  le  premier  mérite. 
Beaucoup  se  lassèrent,  s'ennuyèrent,  désertèrent  le 
club,  Robespierre  ennuyait  parfois,  mais  ne  s'en- 
nuyait jamais.  Les  anciens  partirent,  Robespierre 
resta;  d'autres  vinrent  en  grand  nombre,  et  ils  trou- 
vèrent Robespierre.  Ceux-ci,  non  députés  encore, 
ardents,  impatients  d'arriver  aux  affaires  publiques, 
formaient  déjà  en  quelque  sorte  l'Assemblée  de  l'a- 
venir. 

Robespierre  n'avait  point  l'audace  politique,  le 
sentiment  de  la  force  qui  fait  qu'on  prend  autorité, 
n  n'avait  pas  davantage  le  haut  essor  spécuIafiT,  ii 
suivait  de  trop  près  ses  maîtres,  Rousseau  et  Mably. 
Il  lui  manquait  enfin  la  connaissance  variée  des 
hommes  et  des  choses  ;  il  connaissait  peu  l'histoire, 
peu  le  monde  européen. 

En  revanche,  il  eut,  entre  tous,  la  volonté  persé- 
vérante, un  travail  consciencieux,  admirable,  qui  ne 
se  démentit  jamais. 

De  plus,  au  premier  pas  môme,  cet  homme  qu'on 
croyait  tout  principes,  tout  abstractions,  eut  une  en- 
tente vraie  de  la  situation.  11  sut  parfaitement  (ce 
que  ne  surent  ni  Sieyès,  ni  Mirabeau)  :  Où  était  la 
force,  où  il  fallait  la  chercher. 

Les  forts  veulent  faire  la  force,  la  créer  d'eux- 
mêmes.  Les  politiques  vont  la  chercher  où  elle  est. 


LES  JACOBINS.  LES  PBÊTBES.  335 

Il  y  avait  deux  forces  en  France,  deux  grandes 
associations,  Tune  éminemment  révolutionnaire,  les 
Jaœbins,  —  l'autre  qui,  profitant  de  la  révolution, 
semblait  lui  pouvoir  être  aisément  conciliée  ;  je  parle 
du  Clergé  inférieur,  une  masse  de  quatre-vingt  mille 
prêtres. 

C'était  l'opinion  générale.  On  n'examinait  pas  si, 
moralement,  en  toute  sincérité;  Tidée  même  du 
Christianisme  peut  être  accordée  avec  celle  de  la 
Révolution. 

Robespierre,  jugeant  la  chose  en  politique,  ne 
chercha  pas  dans  l'approfondissement  du  principe 
nouveau  une  forme  d'association  nouvelle.  Il  prit  ce 
qui  existait,  et  crut  que  celui  qui  aurait  les  Jacobins 
et  les  Prêtres,  serait  bien  près  d'avoir  tout. 

La  manière  très-simple  et  très-forte  de  rattacher 
le  prêtre  à  la  Révolution,  c'était  de  le  marier.  Ro- 
bespierre en  fit  la  proposition  le  30  mai  1790.  Sa 
voix  fut  étouffée  par  deux  fois.  L'Assemblée  entière 
parut  unanime  pour  ne  point  entendre.  La  gauche, 
selon  toute  apparence,  ne  voulut  pas  laisser  prendre 
à  Robespierre  cette  grande  initiative.  Chose  remar- 
quable, et  qu'on  ne  peut  attribuer  qu'à  l'influence 
jalouse  des  hauts  meneurs  jacobins,  les  journaux 
forent  d'accord  pour  ne  point  imprimer*,  comme 

*  Perlet  en  parle,  et  quelques  autres  ;  mais  on  n'en  trouve  nulle 
mention  dans  les  principaux  journaux,  ni  dans  les  Réyolutions  de  Paris, 
ni  dans  les  Révolutions  de  France  et  de  Brabant,  ni  dans  le  Courrier 
de  Provence,  ni  dans  le  Point  du  Jour,  ni  dans  TAmi  du  Peuple»  ni 
dans  le  Moniteur  (ni  dans  FHistoire  parlementaire,  qui  suit  trop  doci- 


336  PRUDENCE 

l'Assemblée  levait  été  pour  n'écouter  point.  Le  re- 
tentissement n'en  fut  pas  moins  très-grand  dans  le 
clergé.  Des  milliers  de  prêtres  écrivirent  à  Robes- 
pierre leur  vive  reconnaissance.  Il  reçut  en  un  mois 
pour  mille  francs  de  lettres,  et  des  vers  en  toute 
langue,  des  poëmes  entiers,  de  500, 700, 1,500  vers, 
en  latin,  en  grec,  en  hébreu. 

Robespierre  continua  de  parler  pour  le  clergé/. 
Le  16  juin  90,  il  demanda  que  l'Assemblée  pourvût  à 
la  subsistance  des  ecclésiastiques  de  soixante-dix  ans, 
qui  n'avaient  ni  bénéfices,  ni  pensions.  Le  16  sep- 
tembre, il  réclama  pour  certains  ordres  religieux, 
que  l'Assemblée  avait  à  tort  comptés  parmi  les  Men- 
diants. Bien  tard  encore,  le  19  mars  1791,  en  pleine 
guerre  ecclésiastique,  lorsque  le  clergé  inférieur,  en- 
traîné par  les  évèques,  laissait  bien  peu  d*espoir 
qu'on  pût  le  concilier  à  l'esprit  de  la  révolution, 
Robespierre  réclama  contre  les  mesures  de  sévérité 
qu'on  voulait  prendre,  il  dit  qu'il  serait  absurde  de 
faire  une  loi  spéciale  contre  les  discours  factieux  des 

lement  le  Monitevr,  ici  et  ailleurs,  par  exemple  dans  Terrear  ?oloa- 
taire  du  Moniteur,  relatiyement  à  la  générosité  prétendue  du  clergé 
dans  la  Nuit  du  4  août.  V.  mon  I«r  yol.,  p.  246).—  M.  Villiers  raconte 
que  Robespierre  fut  sensible  aux  nombreux  remerctments  en  Ters 
qu*il  reçut.  Dînant  ayec  M.  Villiers,  il  lui  dit  :  <  On  prétend  qu*il  n*j 
a  plus  de  poètes  ;  TOUS  voyez  que  moi,  j'en  sais  faire.  * 

*  Une  seule  fois  il  lui  parut  contraire,  mais  dans  une  occasion  où  il 
était  impossible  de  lui  être  favorable,  lorsqu'un  député  prêtre  deman- 
dait que  les  ecclésiastiques  fussent  élus  par  les  ecclésiastiques.  Les 
excepter  de  la  règle  universelle,  Télection  par  le  peuple,  c'eût  été  les 
reconstituer  comme  corps. 


DE  ROBKSPIERRE.  387 

prêtres,  qu'on  ne  pouvait  sévir  contre  personne  pour 
des  discours. 

n  s'avançait  là  beaucoup,  donnait  forte  prise.  Quel- 
qu'un de  la  gauche  lui  lança  ce  trait  :  «  Passez  du 
côté  droit  !i»  11  sentit  le  coup,  s'arrêta,  réfléchit,  de- 
vint prudent.  Il  se  serait  compromis,  s'il  eût  conti- 
nué aux  prêtres  ce  patronage,  dans  l'état  où  les 
choses  étaient  venues.  Ils  durent  savoir  cependant, 
et  bien  se  tenir  pour  dit,  que,  si  la  Révolution  s'ar- 
rêtait jamais,  ils  trouveraient  un  protecteur  dans  ce 
politique. 

Les  jacobins,  par  leur  esprit  de  corps  qui  alla  tou- 
jours croissant,  par  leur  foi  ardente  et  sèche,  par 
leur  âpre  curiosité  inquisitoriale,  avaient  quelque 
chose  du  prêtre.  Ils  formèrent,  en  quelque  sorte,  un 
clergé  révolutionnaire.  Robespierre,  peu-à-peu,  est 
le  chef  de  ce  clergé. 

Il  montra,  dans  ce  rôle,  une  remarquable  pru- 
dence, prit  peu  d'initiative,  exprima  les  Jacobins 
et  fut  leur  organe,  ne  les  devança  jamais.  On  le  voit 
spécialement  pour  la  question  de  la  royauté.  L'unani- 
mité des  Cahiers  envoyés  aux  États  généraux  faisait 
croire  aux  Jacobins  que  la  France  était  royaliste. 
Donc  Robespierre  voulait  un  roi  ;  non  pas  un  roi  re- 
présentant du  peuple,  comme  le  voulait  Mirabeau, 
mais  délégué  du  peuple  et  commis  par  lui,  par  consé- 
quent responsable.  Il  admettait,  comme  presque 
tout  le  monde  alors,  cette  vaine  hypothèse  d'un  roi 
qu'on  tiendrait  à  la  chaîne,  garrotté  et  muselé, 
qui  ne  mordrait  pas  sans  doute,  mais  qui,  serré  à 

H.  22 


38S  PRUDBNCK  PIS  BOBRSPKRRE. 

w  point,  serait  inerte  ï  coup  9Ûr,  inutile,  plutAt 
nuisible. 

Les  Jacobins  étaient  alors,  comme  le  croyait  Bar- 
nave,  et  ils  ont  presque  toujours  été  relaUvement, 
môme  dans  le  mouvement  le  plus  violent  de  la  Révo- 
lution :  Une  société  d'équilibre. 

Robespierre  disait  en  parlant  du  cordelier  Desmov- 
lins  (et  à  plus  forte  raison,  des  autres  Cordeliers  » 
plus  impétueux  encore)  :  «  Ils  vont  trop  vite  ;  iU  se 
casseront  le  col  ;  Paris  n'a  pas  été  Tait  en  un  jour  ; 
il  faut  plus  d'un  jour  pour  le  défaire.  » 

L'audace  et  la  grande  initiative  fut  aux  Corde- 
liers. 


CHAPITRE  VU. 

LES  CORPELIEHS. 


fltetoira  ■évolvtioDaaira  da  «davenl  Uê  C^rdelien.  —  ki4ifidiialU4t  é«ergi- 
99ei  da  e|iil>  d«f  CordelUn.  Lear  foi  ao  feppl».  {««pr  inpoitMiiff  4*»r- 
ftoisailoQ.  —  Irriubilité  da  Marat.  —  Lea  Cofdelien  font  jeaoas  eacoft 
ea  ITM.-^lTrease  de  ee  moment.— Agpectinlérieor  do  elob  des  Cordellen. 
^  Camnia  DeuBMlina  aaoïre  ll9ral.  r- Hiér»lsiif  »9S  C^réêW^n^f^knê^ 
ebaiiis  QooU.  —  HooMa  espril  dtf  p«r4i»l|erf ,  —  L'qii  dfi  p^nriîM  fl«^ 
Danton. 


Presque  en  face  de  TËcole  de  médecioe,  regardes 
ftu  fond  d'une  cour,  cette  chapelle  d'un  style  grave  et 
fort.  C'est  l'antre  sybillin  de  la  Révolution^  le  clu}> 
de9  Cordeliers.  lÀ^  elle  eut  soq  délire,  son  trépied, 
?o»  oracle,  Basse,  et  pourtant  appuyée  sur  des  con- 
treforts massifs,  une  telle  voûte  doit  être  éternelle  : 
elle  a  entendu  sans  s'écrouler  la  voix  de  Danton» 

Aujourd'hui  tri$te  musée  de  chirurgie,  parée  dç 
savantes  horreurs,  elle  en  cache  d'autres  plus  cho^- 
quante^,  8a  partie  postérieure  repèle  des  salles  ohsQUr 
res  où,  sur  les  marbres  ngirs,  pn  dissèque  les  ça^ 
dfvrw. 


540  HISTOIRE  RÉVOLUTIONNAIRB 

L'hospice  voisin  et  la  chapelle,  étaient  originai- 
rement le  réfectoire  des  Cordeliers  et  leur  école  ia- 
meuse,  la  capitale  des  Mystiques,  où  vint  étudier  leur 
rival  même,  le  jacobin  saint  Thomas.  Entre  les 
deux  s'élevait  leur  église,  immense  et  sombre  nef 
pleine  de  marbres  funéraires.  Tout  cela  est  aujour- 
d'hui détruit.  L'église  souterraine,  qui  s'étendait 
au-dessous,  recela  quelque  temps  l'imprimerie  de 
Marat. 

Bizarre  fatalité  des  lieux  !  Cette  enceinte  apparte- 
nait à  la  Révolution  depuis  le  treizième  siècle,  et  tou- 
jours à  son  génie  le  plus  excentrique.  Cordeliers  et 
Cordeliers ,  Mendiants  et  Sans-Culottes,  il  n'y  a  pas 
autant  qu'on  croirait  dedifTérence.  La  dispute  reli- 
gieuse et  la  dispute  politique,  l'école  du  moyen-âge 
et  le  club  de  90  sont  opposés  par  la  forme  beaucoup 
plus  que  par  l'esprit. 

Qui  a  bâti  cette  chapelle  ?  La  Révolution  elle- 
même,  en  l'an  1240.  Elle  porte  ici  le  premier  cou| 
au  monde  féodal,  qu'elle  doit  achever  la  nuit  du 
4  août. 

Observez  bien  ces  murs,  qui  semblent  construits 
d'hier:  n'ontrils  pas  l'air  d'être  aussi  fermes  que  la  ju^ 
tice  de  Dieu?  Et  c'est  en  eflFet  un  grand  coup  de  jus- 
tice révolutionnaire  qui  les  a  fondés.  Ce  grand  justi- 
cier saint  Louis  donna  le  premier  exemple  de  punir  un 
crime  sur  un  haut  baron,  le  sire  de  Coucy.  De  l'a- 
mende qu'il  en  tira,  le  roi-moine  (cordelier  lui-même) 
bâtit  l'école  et  l'église  des  Cordeliers. 

Ëcole  révolutionnaire.  C'est  laque,  vers  1300,  re- 


DU  COUVEHT  DBS  CORDELIERS.  341 

tentit  la  dispute  de  VÉvangile  étemel,  et  qu'on  posa 
la  question  :  Christ  est-îl  passé  ? 

Ce  lieu  vraiment  prédestiné  vit,  en  1 357,  quand  le  roi 
et  la  noblesse  furent  battus  et  prisonniers,  la  première 
Convention  qui  sauva  la  France.  Le  Danton  du  qua^ 
toriûème  siècle,  Etienne  Marcel,  prévôt  de  Paris,  y 
fit  créer  par  les  États  une  quasi^-république,  envoya 
de  là  dans  les  provinces  les  tout-puissants  députés 
pour  organiser  la  réquisition  ;  et  l'audace  croissant 
par  l'audace,  il  arma  le  peuple  d'un  mot,  d'un  mé- 
morable décret  qui  confiait  au  peuple  même  la  garde 
de  la  paix  publique  :  «  Si  les  seigneurs  se  font  la 
guerre,  les  bonnes  gens  leur  courront  sus.  » 

Étrange,  prodigieux  retard,  qu'il  ait  fallu  encore 
quatre  siècles  pour  atteindre  89  ! 

La  foi  des  anciens  Cordeliers,  éminemment  révolu- 
tionnaire, fut  l'inspiration,  l'illumination  des  simples 
et  des  pauvres.  Us  firent  de  la  pauvreté  la  première 
vertu  chrétienne  ;  ils  en  poussèrent  l'ambition  à  un 
degré  incroyable,  jusqu'à  se  laisser  brûler  plutôt  que 
de  rien  changer  à  leur  robe  de  Mendiants.  Véri- 
tables Sans-Culottes  du  moyen-âge  pour  la  haine  de 
la  propriété,  ils  dépassèrent  leurs  successeurs  du  club 
des  Cordeliers  et  toute  la  Révolution,  sans  en  excep- 
ter Babœuf. 

Nos  Cordeliers  révolutionnaires  ont ,  comme  ceux 
du  moyen-âge ,  une  foi  absolue  dans  l'instinct  des 
simples;  seulement,  au  lieu  d'illumination  divine,  ils 
l'appellent  raison  populaire. 

Leur  génie,  tout-à-fait  instinctif  et  spontané,  tan- 


HÊ  individualités  ÉmSRGtÛÛKS  DBS  GOftDELlERS  RÉVOLOTIONlIAmBS. 

tôt  inspifé,  ttiniôt  pôèsédé,  les  séparé  pitofondémént 
de  l'enthousiasme  calculé,  du  sombre  et  fh)id  fana- 
tisme qui  ébractérite  les  Jacobins. 

LesGordeliersy  à  l'époque  où  nous  sommes,  étaient 
une  société  bien  plus  populaire.  Chez  eux  n'existait 
pas  la  division  des  Jacobins  entre  l'assemblée  des 
hommes  politiques  et  la  société  fraternelle  ob  ve* 
naient  les  ouvriers.  Nulle  trace  non  plus  aux  Cor- 
deliers  du  Sabbat  ou  comité*direcleur.  Nulle  d'un 
journal  commun  au  club  (sauf  un  essai  passager).  On 
ne  peut  comparer^  au  reste,  les  deux  sociétés.  Les 
Cordeliers  étaient  un  club  de  Paris.  Les  Jacobins, 
une  immense  association  qui  s'étendait  sur  la  France. 
Mais  Paris  vibrait,  remuait,  aux  fureurs  des  Cordeliers. 
Paris  une  fois  en  branle,  les  révolutionnaires  politi-* 
ques  étaient  bien  obligés  de  suivre. 

L*individualité  fut  très^forte  aux  Cordeliers.  Leurs 
journalistes,  Marat,  Desmoulins,  Prèron,  ftobert, 
Hébert,  Pabre  d'Êglantine,  écrivent  chacun  pour  lui. 
Danton,  le  tout-puissant  parleur,  ne  voulut  jamais 
écrire.  En  revanche,  Marat,  Desmoulins,  qui  bé- 
gayaient ou  grasseyaient,  ne  faisaient  guère  qu'écrire, 
parlaient  rarement. 

Toutefois,  avec  ces  différences,  cet  mstinct  d'in- 
dividualité, il  y  avait,  ce  semble,  entre  eux  un  lien 
très-fort,  et  comme  un  aimant  commun.  Les  Cor- 
deliers formaient  une  sorte  de  tribu  ;  tous  demeuraient 
autour  du  club  :  Marat,  même  rue,  presque  en  face, 
à  la  tourelle  ou  auprès;  Desmoulins  et  Fréron,  en- 
semble, rue  de  l'Ancienne^Comédie  ;  Danton,  pas- 


LEUR  roi  AtJ  ^KtlTLE.  313 

sage  du  Commerce;  Cbolz,  rue  Jacob  j  Legeodre, 
rue  des  Boucheries-Saint-Germain,  etc. 

L'honnête  boucher  Legendre  un  des  orateurs  du 
club,  est  une  deà  originalités  de  la  Révolution.  Illet- 
tré, ignorant,  il  n'en  parlait  pas  moins  bravement 
parmi  les  savants  et  les  gens  de  lettres,  sans  regar- 
der s'ils  souriaient;  homme  de  cœur  entre  tous, 
malgré  ses  paroles  furieuses,  bon  homme  dans 
ses  moments  lucides.  L'adieu  déchirant  qu'il  pro- 
nonça sur  la  tombe  de  Loustalot  dépasse  de  bien 
loin  tout  ce  que  dirent  les  journalistes,  sans  en  ex*^ 
cepter  Desmoulins. 

Ce  fut  l'originalité  des  Cordeliers  d'être,  de  rester 
toujours  mêlés  au  peuple,  de  parler,  les  portes  ou- 
vertes, de  communiquer  sans  cesse  avec  la  foule. 
Tels  d'entre  eux  qui  avaient  toujours  vécu  la  vie  re- 
cluse et  sédentaire  du  savant,  du  littérateur,  éta- 
blirent leur  cabinet  dans  la  rue,  travaillèrent  en 
pleine  foule,  écrivirent  sur  une  borne.  Jetant  les 
livres,  ils  ne  lurent  plus  qu%u  grand  livre,  qui, 
.  sous  leurs  yeux,  chaque  jour,  s'écrivait  en  traits  de 
feu. 

Ils  crurent  au  peuple ,  eurent  foi  à  l'instinct  du 
peuple.  Ils  mirent  au  service  de  cette  foi,  pour  se  la 
justifier  à  eux-mêmes,  beaucoup  d'esprit,  beaucoup 
de  cœur.  Rien  de  plus  touchant,  par  exemple,  que- 
de  voir,  aux  carrefours  de  l'Odéon  et  de  la  Comédie 
française,  ce  charmant  esprit.  Desmoulins,  se  mê-^ 
lant  aux  maçons,  aux  charpentiers  qui  philosophaient 
le  soir,  causer  avec  eux  de  théologie,  justement 


344  LEUR  IMPUISSANCE  D'ORGANISATION. 

comme  eût  fait  Voltaire,  et,  ravi  de  leur  esprit,  s'é- 
crier :  <x  Ce  sont  des  Athéniens  !  » 

Cette  foi  au  peuple  fît  que  les  Cordeliers  furent 
tout-puissants  sur  le  peuple.  Ils  eurent  les  trois  for- 
ces révolutionnaires,  et  comme  les  trois  traits  de 
la  foudre  :  la  parole  vibrante  et  tonnante,  la  plume 
acérée,  l'inextinguible  fureur ,  —  Danton ,  Desmou- 
lins, Marat. 

Ils  trouvèrent  là  une  force,  mais  aussi  une  fai- 
blesse, l'impossibilité  d'organisation.  Le  peuple  leur 
parut  entier  dans  chaque  homme.  Ils  placèrent  le 
droit  absolu  du  Souverain  dans  une  ville,  une  sec- 
tion, un  simple  club,  un  citoyen.  Tout  homme  aurait 
été  investi  d'un  veto  contre  la  France.  Pour  mieux 
rendre  le  peuple  libre,  ils  le  soumettaient  à  l'indi- 
vidu. 

Marat,  tout  furieux  et  aveugle  qu'il  était,  semble 
avoir  senti  le  danger  de  cet  esprit  anarchique.  De 
bonne  heure,  il  proposait  la  dictature  d'un  tribun 
militaire ,  plus  tard  la  création  de  trois  inquisiteurs 
d'Ëtat.  Il  semblait  envier  l'organisation  de  la  société 
jacobine.  En  décembre  90,  il  proposait  d'instituer, 
sans  doute  à  l'instar  de  cette  société,  une  confrérie 
de  surveillants  et  délateurs,  pour  épier,  dénoncer  les 
agents  du  gouvernement.  Cette  idée  n'eut  pas  de 
suite.  Marat  fut  à  lui  seul  son  inquisition.  De  toute 
part,  on  lui  envoyait  des  délations,  des  plaintes, 
justes  ou  non,  fondées  ou  non.  Il  croyait  tout,  impri* 
mait  tout. 

Fabre  d'Eglantine  a  dit  :  «La sensibilité  de  Marat»  • 


IRRITilBlLlTÉ  DB  HARAT.  345 

Et  ce  mot  a  étonné  ceux  qui  confondent  la  sensibilité 
avec  la  bonté^  ceux  qui  ignorent  que  la  sensibilité 
exaltée  peut  devenir  furieuse.  Les  femmes  ont  des  mo- 
ments de  sensibilité  cruelle.  Marat,  pour  le  tempéra* 
ment,  était  femme  et  plus  que  femme,  très-nerveux  et 
très-sanguin.  Son  médecin,  M.  Bourdier,  lisait  son  jour- 
nal, et,  quand  il  le  voyait  plus  sanguinaire  qu'à  l'ordi- 
naire, «et  tourner  au  rouge,»  il  allait  saigner  Marat^ 
Le  passage  violent,  subit,  de  la  vie  d'étude  au  mou- 
vement révolutionnaire,  lui  avait  porté  au  cerveau  et 
l'avait  rendu  comme  ivre.  Ses  contrefacteurs,  ses 
imitateurs  qui  prenaient  son  nom ,  son  titre,  en  lui 
prêtant  leurs  opinions,  ne  contribuaient  pas  peu  à 
augmenter  sa  fureur.  Il  ne  s'en  fiait  à  personne  pour 
les  poursuivre  ;  lui-même,  il  allait  à  la  chasse  de  leurs 
colporteurs,  les  guettait  au  coin  des  rues,  parfois  les 
prenait  la  nuit.  La  police,  de  son  côté,  cherchait 
Maratpour  le  prendre.  Il  fuyait  où  il  pouvait.  Dans  sa 
vie  pauvre,  misérable,  dans  sa  réclusion  forcée,  il  de- 
venait de  plus  en  plus  nerveux,  irritable;  parmi  des 
mouvements  violents  d^indignation,  de  compassion 
pour  le  peuple,  il  soulageait  sa  sensibilité  furieuse  par 
des  accusations  atroces,  des  vœux  de  massacres,  des 
conseils  d'assassinat.  Ses  défiances  croissant  toujours, 
le  nombre  des  coupables,  des  victimes  nécessaires 
augmentant  dans  son  esprit,  l'Ami  du  peuple  en  serait 
venu  à  exterminer  le  peuple. 


*  C^est  ce  que  M.  Bourdier  lui-même  a  raconté  à  M.  Serres,  notre 
iUostre  physiologiste. 


5M  LBft  GORDBUBM 

En  préseiloe  de  la  nature  et  de  la  douleur,  Mirât 
devenait  trèê^faible)  il  nepouvait^  dit-il»  voir  souffrir 
un  insecte^  mais  seul,  aveo  son  ôcritoirG)  il  eût 
anéanti  le  inonde. 

Quelques  services  qu'il  ait  rendus  à  la  Révolution 
par  sa  vigilance  inqniàte,  son  langage  meurtrier  et 
la  légèreté  habituelle  de  ses  accusatioDS  eurent  uoe 
déplorable  influence.  Son  désintéressement,  son  coih 
rage,  donnèrent  autorité  à  ses  fureurs;  il  fut  un  funeste 
précepteur  du  peuple,  lui  faussa  le  sens,  le  rendit 
souvent  faible  et  furieux,  &  Timage  de  Marat. 

Du  reste»  cette  créature  étrange,  exceptionnelle, 
ne  peut  faire  juger  des  Gôrdeliers  en  général.  Aucun 
d'eux  pris  à  part,  ne  fait  connaître  les  autres.  II  faut  les 
voir  réunis  à  leurs  séances  du  soir,  fermentant,  bouil- 
lonnant ensemble  au  fond  de  leur  Etna.  J'essaierai 
de  vous  y  conduire.  Allons ,  que  votre  cœur  ne  se 
trouble  pas.  Donnez*moi  la  main  4 

Je  veux  les  prendre  au  jour  même  où  éclate,  trionH 
phe,  chez  eux,  leur  génie  d'audace  et  d'anarchie,  le 
jour  où,  opposant  leur  veto  aux  lois  de  TÂssemblée 
nationale,  ils  ont  déclaré  que  «  sur  leur  territoire  »  Ift 
presse  est  et  sera  indéfiniment  libre,  et  qu'ils  défen- 
dront Marat. 

Saisissons^les  à  cette  heure.  Le  temps  va  vite,  ils 
changeront.  Us  ont  encore  quelque  chose  de  leur 
nature  primitive.  Qu'un  an  passe  seulement,  nous  ne 
les  reconnaîtrons  plus.  Regardons-les  aujourd'hui. 
Du  reste,  n'espérons  pas  fixer  définitivement  les  ima- 
ges de  ces  ombres,  elles  passent,  elles  coulent;  nous 


SONT  JEUNES  ENCORE  EN  1790.  S47 

aussi^  qui  suivons  leur  destinée^  un  torrent  nous  em-^ 
porte,  orageux,  trouble,  tout-à-l'heure  chargé  de 
boue  et  de  sang. 

Je  yeux  les  voir  aujourd'hui.  Ils  sont  jeunes  encore 
en  1790,  relativement,  du  moins,  aux  siècles  qui 
vont  s'entasser  sur  eux  avant  94. 

Oui,  Marat  même  est  jeune  en  ce  moment.  Avec 
set  quarante-cinq  ans,  sa  longue  et  triste  carrière, 
brûlé  de  travail,  de  passions^,  de  veilles,  il  est  jeune 
de  vengeance  et  d'espoir.  Ce  médecin  sans  malade 
prend  la  France  pour  malade,  il  la  saignera.  Ce  phy- 
sicien méconnu  foudroiera  ses  ennemis^.  L'Ami  du 
peuple  espère  venger  le  peuple  et  lui-môme ,  tous 
deux  maltraités,  méprisés...  Mais  leur  jour  com- 
mence. Rien  n'arrêtera  Marat  ;  il  fuira,  se  cachera, 
il  portera  de  cave  en  cave  sa  plume  et  sa  presse.  Il 
ne  verra  plus  le  jour.  Dans  celte  sombre  existence, 
une  femme  s'obstine  à  le  suivre,  la  femme  de  son  im** 
primeur,  qui  a  quitté  son  mari  pour  se  faire  la  com- 
pagne de  cet  être  hors  la  nature,  hors  la  loi,  hors  le 
soleil.  Sale,  hideux,  pauvre,  elle  le  soigne  ;  elle  pré- 
fère à  tout  d'être,  au  fond  de  la  terre,  la  servante  de 
Marat. 

Généreux  instinct  des  femmes  !  C'est  lui  aussi  qui, 
à  ce  moment ,  donne  à  Camille  besmoulins  sa  char- 

*  J*appfofondirai  ee  caractère,  ie  ne  donne  ici  qu*iui  Marat  éXié* 
rieur,  Marat  comme  cordefier,  Marat  en  90.  Je  tais,  au  chapitre  IX, 
montrer  comment  le  terroriste  scientifique  qui  croyait  tuer  Newten, 
Franklin,  Voltaire,  devint  le  terroriste  politique.  Je  donnerai  plus  tard 
rextertnidatettr  de  9S. 


348  IVRESSE  m  MOMENT. 

mante  et  désirée  Lucile.  11  est  pauvre,  il  est  en  péril, 
voilà  pourquoi  elle  le  veut.  Les  parents  auraient  vu 
volontiers  leur  fille  prendre  un  nom  moins  compro- 
mis ;  mais  c'est  justement  le  danger  qui  tentait 
Lucile.  Elle  lisait  tous  les  matins  ces  feuilles  ar- 
dentes ,  pleines  de  verve  et  de  génie,  ces  feuilles 
satiriques,  éloquentes,  inspirées  des  hasards  du  jour, 
et  pourtant  marquées  d'immortalité.  La  vie,  la  m^rt 
avec  Camille,  elle  embrassa  tout,  elle  arracha  le  con- 
sentement paternel,  et  elle-même,  riant,  pleurant, 
elle  lui  apprit  son  bonheur.  Les  témoins  du  mariage 
furent  Mirabeau  et  Danton. 

Bien  d'autres  firent  comme  Lucile.  Plus  l'avenir 
était  incertain,  plus  l'on  voyait  l'horizon  se  chaiiger 
d'orages,  plus  ceux  qui  s'aimaient  avaient  hâte  de 
s'unir,  d'associer  leur  sort,  de  courir  les  mêmes  chan- 
ces, de  placer,  jouer  la  vie  sur  une  même  carte,  un 
même  dé  ! 

Moment  ému,  trouble,  mêlé  d'ivresse  comme  les 
veilles  de  bataille,  d'un  spectacle  plein  d'intérêt, 
amusant,  terrible. 

Tout  le  monde  le  sentait  en  Europe.  Si  beaucoup 
de  Français  partaient,  beaucoup  d'étrangers  venaient; 
ils  s'associaient  de  cœur  à  toutes  nos  agitations,  ils 
venaient  épouser  la  France.  Et  dussent-ils  y  mourir,  * 
ils  l'aimaient  mieux  que  vivre  ailleurs  ;  au  moins, 
s'ils  mouraient  ici,  ils  étaient  sûrs  d'avoir  vécu. 

Ainsi  le  spirituel  et  cynique  allemand  Anacharsis 
Clootz,  philosophe  nomade  (comme  son  homonyme  le 
Scythe),  qui  mangeait  ses  cent  cinquante  mille  livres 


ASPECT  INTÉRIEUR  DU  aUB  DES  CORDELIERS.  549 

de  rente  sur  les  grands  chemins  de  l'Europe,  s'arrêta, 
se  fixa  ici ,  ne  put  s'en  détacher  que  par  la  mort. 
Ainsi  l'espagnol  Gusman,  grand  d'Espagne,  se  fit 
sans-culotte,  et,  pour  rester  toujours  plongé  dans 
cette  atmosphère  d'émeute  qui  faisait  sa  jouissance, 
il  s'établit  dans  un  grenier,  au  fond  du  faubourg 
Saint- Antoine. 

Mais  à  quoi  donc  m'arrètais-je?  arrivons  aux  Gor- 
deKers. 

Quelle  foule!  pourrons-nous  entrer?  Citoyens,  un 
peu  de  place  ;  camarades ,  vous  voyez  bien  que 
j'amène  un  étranger...  Le  bruit  esta  rendre  sourd; 
en  revanche  on  n'y  voit  guère  ;  ces  fumeuses  petites 
lumières  semblent  là  pour  faire  voir  la  nuit.  Quel 
brouillard  sur  cette  foule!  l'air  est  dense  de  voix  et 
de  cris... 

Le  premier  coup-d'œil  est  bizarre,  inattendu.  Rien 
de  plus  mêlé  que  cette  foule,  hommes  bien  mis^ 
ouvriers,  étudiants  (parmi  ces  derniers,  remar- 
quez Chaumette),  des  prêtres  même,  des  moines; 
à  cette  époque,  plusieurs  des  anciens  cordeliers 
viennent  au  lieu  même  dfi  leur  servitude,  savourer 
la  liberté.  Les  gens  de  lettres  abondent.  Voyez-vous 
ce  doucereux,  l'auteur  du  Philinte,  Fabred'Églantine; 
cet  autre,  à  tête  noire,  c'est  le  républicain  Robert, 
journaliste  qui  vient  d'épouser  un  journaliste  , 
M"*  Kéralio.  Cette  figure  si  vulgaire,  c'est  le  futur 
Père  Duchesne.  A  côté,  l'imprimeur  patriote,  Mo- 
moro,  l'époux  de  la  jolie  femme  qui  deviendra  un 
jour  la  Déesse  de  la  Raison...  Cette  pauvre  Raison, 


950  HARAT  A  \.k  TRiBCNK 

hëlwl  périr»  etqg  l»ucU«,..  Abt  s'iU  avaient  tous 
ici  cQnoaisfiance  dQ  leur  sorti 

Mais  qu'est*-çe  qui  préside  lii<«bas?  ma  foi,  Tépou- 
vante  elle-D^ème. . .Tçrrible  fipre  que  ce  Paiitoo!  uo 
cyclope?  un  dieu  d'en  b^7. , .  Ce  visage  efiroyablequent 
brouillé  de  petite  vérole,  avec  ses  petits  yeux  obscun, 
a  Tair  d'un  ténébreux  volcan . . .  Non,  ce  n'est  pas  là  un 
homioe,  c'est  l'élémept  même  du  trouble;  Tivrc^se 
et  le  vertige  y  planent,  la  fatalité. . .  Sombre  génie,  tu 
me  fais  peur!  dois^tu  sauver,  perdre  la  France? 

YoyeZ)  il  a  tordu  sa  bouobe;  toutes  les  vitres  ont 
frémi. 

c  La  parole  est  à  Marat  l  » 

Quoil  c'est  \k  Marat?  cette  chose  jaune,  verte 
d'habits,  ces  yeux  gris  jaunes,  si  saillauts...  Ceyt  au 
genre  batrachien  qu'elle  appartient  à  coup  sOr,  plW" 
tût  qu'à  l'espèce  humaine  ^.  De  quel  marais  nous  ar- 
rive cette  choquante  créature? 
p  Ses  yeuK  pourtant  sont  plutôt  doux.  Leur  bnllapt, 
leur  transparence,  l'étrange  façop  dont  ils  errend 
regardant  sans  regarder,  feraient  croire  qu'il  y  a  là 
un  visionnaire,  à  la  fois  charlatan  et  dupe,  s'attribuant 
la  seconde  vue,  un  prophète  de  carrefour,  vaniteui, 
surtout  crédule,  croyant  tout,  croyant  surtout  9es 
propres  mensonges,  toutes  les  fictions  involontaires 
auxquels  le  porte  sans  cesse  l'esprit  d'exagératiûD. 

1  Le  seul  portrait  sérieux  de  M^rat  est  celui  de  Boze.  Ceui  de  Pir 
TÎd  ont  peu  de  ressemblance.  On  peut  consulter  aussi  le  pUtre  pris 
8iir  le  mort  (quoique  peut-être  il  ait  été  un  peu  corrigé),  et  le  boste  <|n 
(tait  9Wi  Cord^lierB  (coUectlon  de  M.  le  colonel  Maoïfii). 


Sm  hat)itod6R  d'empiri^a»  la  cireonitance  surtout 
d'avoir  vendu  sur  la  place,  lui  donnent  oe  tour  d'e»^ 
prit.  Le  crescendo  sera  terrible;  il  &ut  qu'il  trouve, 
ou  qu'il  iavente,  que  de  n  oave  il  puitse  crier  un 
miracle  au  moins  par  jour,  qu'il  mène  ses  abonnés 
tremblants  de  trahisons  en  trahisons,  de  découvertes 
en  découvertes,  d'épouvante  en  épouvante. 

n  remercia  l'assemblée. 

Puis,  sa  figure  s'illumine.  Grande,  terrible  trahie 
son  I  nouveau  complot  découvert...  Voyez,  comme  il 
est  heureux  de  frémir  et  de  faire  frémir...  Voyee 
comme  la  vaniteuse  et  crédule  créature  s'est  transe- 
figurée  I.»,  Sa  peau  jaune  luit  de  sueur. 

c  Lafayette  a  fait  fabriquer  dans  le  faubourg  Saintr* 
Antoine  quinze  mille  tabatières  qui  toutes  portent  son 
portrait...  11  y  a  là  quelque  chose...  Je  prie  les  bons 
citoyens  qui  pourront  s'en  procurer  de  les  briser. 
On  y  trouvera,  j'en  suis  sûr,  le  mot  même  du  grand 
oomplot  ^  p 

Plusieurs  rient.  D'autres  trouvent  qu'il  y  a  lieu  de 
s'enquérir,  que  la  chose  en  vaut  la  peine. 

Marat,  se  rembrunissant  2  «  J'avais  dit,  il  y  a  trois 
mois,  qu'il  y  avait  six  cents  coupables,  et  que  %ix  cents 
bouts  de  corde  en  feraiept  l'aflkire.  Quelle  erreur I... 


t  Ami  da  Praple,  b*  91 9,  SS  déc.  90.— Li  erédulilé  de  liant  édata 
paitottl.  An  n*  330,  UaU  XVI  pleure  k  ohaude$  laimet  dta  aouU^ 
que  lui  fait  faire  rAutrichieune.  Au  u"  3^4,  la  reine  a  donué  uut  de 
cocardes  blanches,  que  le  rubao  blanc  a  enchéri  de  trois  sous  Taulne  : 
la  ehose  est  sAre,  Marat  la  tient  d'une  flUe  de  la  Bertin  (marchande  de 
I  de  la  féxiê)f  etc.»  etc. 


352  CAMILLE  DESNOULINS  CONTRE  M ARAT. 

Nous  ne  nous  en  tirerons  pas  maintenant  k  moins 
de  vingt  mille.  » 

Violents  applaudissements. 

Marat  commençait  à  être  une  idole  pour  le  peuple, 
un  fétiche.  Dans  la  foule  des  délations  ^  des  pré- 
dictions sinistres  dont  il  remplissait  ses  feuilles, 
plusieurs  avaient  rencontré  juste ,  et  lui  donnaient 
le  renom  de  voyant  et  de  prophète.  Déjà  trois  ba- 
taillons de  la  garde  parisienne  lui  avaient  arrangé  un 
petit  triomphe,  qui  n'aboutit  pas,  promenant  dans  les 
rues  son  buste  couronné  de  lauriers.  Son  autorité 
n'était  pas  arrivée  au  degré  terrible  qu'elle  atteignit 
en  93.  Desmoulins  qui  ne  respectait  pas  plus  les  dieux 
que  les  rois,  riait  parfois  du  dieu  Marat  autant  que 
du  dieu  Lafayette. 

Sans  égard  à  l'enthousiasme  délirant  de  Legendre, 
qui,  les  yeux,  l'oreille,  la  bouche  démesurément  ou- 
verts, humait,  admirait,  croyait,  sans  remarquer  sa 
fureur  contre  toute  interruption,  le  hardi  petit  homme 
apostropha  familièrement  le  prophète  :  «  Toujours 
tragique,  ami  Marat,  hypertragique,  tragicolalos  f 
Nous  pourrions  te  reprocher,  comme  les  Grecs  à 
Eschyle,  d'être  un  peu  trop  ambitieux  de  ce  sumom... 
Mais  non,  tu  as  une  excuse  ;  ta  vie  errante  aux  cata- 
combes, comme  celle  des  premiers  chrétiens,  allume 
ton  imagination....  Là,  dis-nous-bien  sérieusement, 
ces  dix-neuf  mille  quatre  cents  têtes  que  tu  ajoutes 
par  forme  d'amplification  aux  six  cents  dç  l'autre 
jour,  sont-elles  vraiment  indispensables  ?  N'en  rabal- 
tras-tu  pas  d'une?...  Il  ne  faut  pas  faire  avec  plus  ce 


THÉROIGNE  AUX  C0RDEL1ERS.  555 

qu'on  peut  faire  avec  moins.  — J'aurais  cru  que  trois 
ou  quatre  tètes  à  panache,  roulant  aux  pieds  de  la  Li- 
berté, suffiraient  au  dénoûment.  » 

Les  Maratistes  rugissaient.  Mais  un  bruit  sefait  à  la 
porte  qui  les  empêche  de  répondre ,  un  murmure 
flatteur,  agréable...  Une  jeune  dame  entre  et  veut 
parler...  Comment  !  ce  n'est  pas  moins  que  M"«  Thé- 
roigne,  la  belle  amazone  de  Liège!  Voilà  bien  sa 
redingote  de  soie  rouge,  son  grand  sabre  du  B  octo- 
bre. L'enthousiasme  est  au  comble.  «  C'est  la  reine 
de  Saba,  s'écrie  Desmoulins,  qui  vient  visiter  le  Sa- 
lomon  des  districts.  » 

Déjà  elle  a  traversé  toute  l'Assemblée  d'un  pas  lé- 
ger de  panthère ,  elle  est  montée  à  la  tribune.  Sa 
jolie  tète  inspirée,  lançant  des  éclairs,  apparaît  entre 
les  sombres  ligures  apocalyptiques  de  Danton  et  de 
Marat. 

«  Si  vous  êtes  vraiment  des  Salomons,  dit  Théroi- 
gne ,  eh  bien  !  vous  le  prouverez ,  vous  bâtirez  le 
Temple,  le  temple  de  la  liberté,  le  palais  de  l'As- 
semblée nationale...  Et  vous  le  bâtirez  sur  la  place 
où  fut  la  Bastille.  y> 

«  Comment?  tandis  que  le  pouvoir  exécutif  habite 
le  plus  beau  palais  de  l'univers,  le  pavillon  de  Flore 
et  les  colonnades  du  Louvre,  le  pouvoir  législatif  est 
encore  campé  sous  les  tentes,  au  Jeu  de  paume,  aux 
Menus,  au  Manège.,,  comme  la  colombe  de  Noé,  qui 
n'a  point  où  poser  le  pied? 

«  Cela  ne  peut  rester  ainsi.  Il  faut  que  les  peuples, 
en  regardant  les  édifices  qu'habiteront  les  deux  pou- 

H.  «3 


554  ANACHARSIS  GLOOTZ. 

voirSy  apprebnent,  par  k  vue  i^eiilê^  où  réside  le 
vrai  souverain.  Qu'est-ce  qu'un  souveraiti  sans  palais, 
un  dieu  sans  autel?  Qui  t*ecotinattra  son  culte? 

«  Bâtissons-le,  cbt  autel.  Et  que  tous  y  contri- 
buent, que  tous  apportent  leufr  or,  leurs  pierreries 
(moi,  voici  les  miennes).  Bâtissons  le  seul  vrai 
temple.  Nul  autre  n'est  digne  de  Dieu  que  celui 
ot  Tut  prononcé  la  Déclaration  dès  droits  de  l'homme. 
Paris,  gardien  de  ce  temple,  sera  moins  une  cité,  que 
la  patrie  commune  à  toutes,  le  rendez-vous  defe  tri- 
bus, leur  Jérusalem  !  » 

«  La  Jérusalem  du  monde  »,  s'éîcrient  des  vbii  en- 
thousiastes. Une  véritable  ivresse  avait  saisi  toute  la 
foule,  un  ravissement  extatique.  Si  les  anciens  cor- 
deliers  qui ,  sous  les  mêmes  voûtes,  avaient  jadis 
donné  carrière  à  leurs  mystiques  élans,  étaient  reve- 
nus ce  soir,  ils  se  seraient  toujours  crus  chez  eux, 
reconnus.  Croyants  et  philosophes,  disciples  de  hous- 
seau,  de  Diderot ,  d'Holbach,  d'Helvétius,  tous, 
malgré  eux,  prophétisaient. 

L'allemand  Anacharsis  Clootz  était  ou  se  croyait 
athée,  comme  tant  d'autres,  eu  haine  des  maux 
qu'ont  faits  les  prêtres  {Tantùm  relligio  potuit  sua-^ 
dere  malorumf)  Mais  avec  tout  son  cynisme  et  son 
ostentation  de  doute,  l'homme  du  Rhin,  le  compa- 
triote de  Beethoven,  vibrait  puissamment  à  toutes  les 
émotions  de  la  religion  nouvelle.  Les  plus  sublimes 
paroles  qu'inspira  la  grande  Fédération  sont  une  let- 
tre de  Clootz  à  M"^'  de  Beauharnais.  Nul  aussi  n'en 
trouva  de  plus  étrangement  belles  sur  l'unité  future 


ANACHAR5IS  CLOOTZ.  355 

da  monde.  Son  accent,  sa  lenteur  allemande,  la  sé- 
rénité souriante,  la  béatitude  d'un  fol  de  génie,  qui 
se  moque  un  peu  de  lui-même,  mêlait  Tamusement  à 
Tenthousiasme. 

«  Et  pourquoi  donc  la  nature  aurait-elle  placé  Paris 
à  distance  égale  du  pôle  et  de  Téqualeur,  sinon  pour 
être  le  berceau,  le  cbef-lieu  de  la  confédération 
générale  des  hommes?  Ici  s'assembleront  les  Étals- 
Généraux  du  monde...  Cela  n'est  )[>as  si  loin  qu'on 
croit,  j'ose  le  prédire;  que  la  Tour  de  Londres 
s'écroule,  comme  celle  de  Paris,  iet  c'en  est  fait  des 
tyrans.  L'oriflamme  des  Français  ne  peut  flotter  sur 
Londres  et  Paris,  sans  faire  bientôt  le  tour  du  globe. . . 
Alors,  il  n'y  aura  plus  ni  provinces,  ni  armées,  ni 
vaincus,  ni  vainqueurs...  On  im  de  Paris  à  Pékin, 
comme  de  Bordeaut  à  Strasbourg;  l'Océan,  ponté  de 
navires,  unira  ses  rivages.  L'orient  et  l'occident  s'em- 
brasseront au  champ  de  la  Fédération.  Rome  fut  la 
métropole  du  mondie  par  la  guerre,  Paris  le  sera  par 
la  paix...  Oui,  plus  je  réfléchis,  plus  je  conçois  la  pos- 
sibilité d'une  nation  unique,  la  facilité  qu'aura  l'as- 
semblée universelle,  séant  à  Paris,  pour  mener  le 
char  du  genre  humain...  Émules  de  VitrUvc,  écoutez 
Toracle  de  la  raison  :  si  le  civisme  échauffe  votre 
génie,  vous  saurez  bien  nous  faire  un  temple  pour 
contenir  tous  les  représentants  du  monde.  Il  n'eii 
faut  guère  plus  de  dix  mille.  » 

«  Les  hommes  seront  ce  qu'ils  doivent  être,  quand 
chacun  pourra  dire  :  Le  monde  est  ma  patrie,  le 
monde  est  à  moi.  Alors,  plus  d'émigrants.  La  nature 


556  DOUBLE  ESPRIT 

est  une ,  la  société  est  une.  Les  forces  divisées  se 
heurtent  ;  il  en  est  des  nations  comme  des  nuages  qui 
s'entre-foudroyent  nécessairement. . . 

«Tyrans,  vos  trônes  vont  s'écrouler  sous  vous. 
Exécutez-vous  donc  vous-mêmes.  On  vous  fera  grâce 
de  la  misère  et  de  Téchafaud...  Usurpateurs  de  la 
souveraineté,  regardez-moi  en  face...  Est-ce  que 
vous  ne  voyez  pas  votre  sentence  écrite  aux  murs 
de  l'Assemblée  nationale?...  Allons,  n'attendez  pas 
la  fusion  des  sceptres  et  des  couronnes,  venez  au- 
devant  d'une  révolution  qui  délivre  les  rois  des 
embûches  des  rois,  les  peuples  de  la  rivalité  des 
peuples.  » 

«Vivat  Anacharsis!  s'écria  Desmoulins.  Ouvrons 
avec  lui  les  cataractes  du  ciel.  Ce  n'est  rien  que  la 
raison  ait  noyé  le  despotisme  en  France;  il  faut  qu'elle 
inonde  le  globe,  que  tous  les  trônes  des  rois  et  des 
Lamas,  arrachés  de  leurs  fondements,  nagent  dans 
ce  déluge...  Quelle  carrière,  de  Suède  au  Japon!... 
La  Tour  de  Londres  bralne...  Un  innombrable  club 
de  jacobins  d'Irlande  a  eu,  pour  première  séance, 
une  insurrection.  Au  train  que  prennent  les  choses, 
je  ne  placerais  pas  un  schelling  sur  les  biens  du  clergé 
anglican.  Quant  à  Pitt,  c'est  un  homme  lanterné,  à 
moins  qu'il  ne  prévienne  par  la  démission  de  sa  place 
la  démission  de  sa  tète,  que  John  Bull  va  lui  deman- 
der...'On  commence  à  pendre  les  inquisiteurs  sur  le 
Mançanarez;  la  liberté  souffle  fort  de  la  France  au 
Midi  ;  c'est  tout-à-l'heure  qu'on  pourra  dire  :  11  n'y  a 
plus  de  Pyrénées.  » 


DES  CORDELIERS.  557 

cClootz  vient  de  me  transporter  par  les  cheveux, 
•omme  l'ange  fît  au  prophète  Habacue,  sur  les  hau- 
teurs de  la  politique.  Je  recule  la  barrière  de  la  Ré- 
solution jusqu'aux  extrémités  du  monde  \..  » 

Telle  est  l'originalité  des  Cordeliers.  Voltaiie 
parmi  les  fanatiques  !  Car  c'est  un  vrai  fils  de  Vol- 
taire que  cet  amusant  Desmoulins.  On  est  tout  sur- 
pris de  le  voir  dans  ce  pandémonium.  Bon  sens,  rai- 
son, vives  saillies,  dans  cette  bizarre  assemblée,  où 
Ton  dirait  qu'ensemble  siègent  nos  prophètes  des  Cé- 
vennes,  les  illuminés  du  Long  parlement,  les  quakers 
à  tète  branlante...  Les  Cordeliers  forment  à  vrai  dire 
le  lien  des  âges;  leur  génie,  à  la  Diderot,  tout 
ensemble  sceptique  et  croyant,  rappelle  en  plein 
dix-huitième  siècle  quelque  chose  du  vieux  mysti- 
cisme, où  parfois  brillent  par  éclairs  des  lueurs  de 
l'avenir. 

L'avenir  !  mais  qu'il  est  trouble  encore  !  Comme 
il  m'apparatt  sombre,  mêlé,  sublime  et  fangeux  à  la 
fois,  dans  la  face  de  Danton. 

>  Je  D'il  pas  besoin  de  dire  que  j*ai  tiré  tout  ce  chapitre  des  jour- 
naax  de  Marat  et  de  Desmoulins,  en  rapprochant  seulement  ce  qui  est 
divisé,  et  changeant  à  peine  quelques  mots.  Desrooulins,  après  avoir 
eiprîmé  son  enthousiasme,  demi-sérieux,  demi-comique,  pour  les  idées 
de  Clootz,  ajoute,  pour  mêler  Yutile  duki  :  «  J*a11ais  poser  la  plume, 
la  surdité  du  peuple  ingrat  m'avait  découragé.  Je  reprends  IVspérance, 
je  constitue  mon  journal  en  journal  permanent...  Nous  invitons  nos 
thers  et  amés  souscripteurs  dont  Fabonnement  expire  à  le  renouve- 
ler, non  rue  de  Seine,  mais  chei  nous,  rue  du  Théâtre-Français,  où 
nous  continuerons  de  cultiver  une  branche  de  commerce  inconnue  jus- 
qu'i  œ  jour,  une  manufacture  de  révolutions.  » 


358  UN  DBS  PORTBAITS 

J'ai  SOUS  les  yeux  un  portrait  de  cette  personni- 
fication terrible,  trop  cruellement  fidèle  de  notre 
Révolution  ;  un  portrait  qu'esquissa  David,  puisille 
laissa,  effrayé,  découragé,  se  sentant  peu  capable  en- 
core de  peindre  un  pareil  objet.  Un  élève  conscien- 
cieux reprit  l'œuvre,  et  simplement,  lentement,  ser- 
vilement même,  il  peignit  chaque  détail,  cheveux 
par  cheveux,  poil  à  poil,  creusant  une  à  une  les  mar- 
ques de  la  petite  vérole,  les  crevasses,  montagnes  et 
vallées  de  ce  visage  bouleversé. 

L'effet  est  le  débrouillement  pénible,  laborieux, 
d'une  création  vaste,  trouble,  impure,  violente, 
comme  quand  la  nature  tâtonnait  encore,  sans  pou- 
voir se  dire  au  juste  si  elle  ferait  des  hommes  ou  des 
monstres  ;  moins  parfaite,  mais  plus  énergique,  elle 
marquait  d'une  main  terrible  ses  gigantesques  es- 
sais. 

Mais  combien  les  plus  discordantes  créations  de  la 
nature  sont  pacifiées  et  d'accord ,  en  comparaison 
des  discordes  morales  que  l'on  entrevoit  ici  K...  J'y 
entends  un  dialogue  sourd,  pressé,  atroce,  comme 
d'une  lutte  de  soi  contre  soi,  des  mots  entrecoupés, 
que  sais-jeî 

Ce  qui  épouvante  le  plus,  c'est  qu'il  n'a  pas  d'yeux; 
du  moins  on  les  voit  à  peine.  Quoi  !  ce  terrible  aveu- 
gle sera  guide  des  nations?...  Obscurité,  vertige,  fata- 
lité, ignorance  absolue  de  l'avenir ,  voilà  ce  qu'où  lit 
ici. 

Et  pourtant  ce  monstre  est  sublime.  — Celte  face 
presque  sans  yeux  semble  un  volcan  sans  cratère,  — 


DE  DANTON.  359 

volcan  de  fange  ou  de  feu,  —  qui,  dans  sa  forge  fer- 
mée ,  roule  les  combats  de  la  nature.  —  Quelle  sera 
l'éruption  ! 

C'est  alors  qu'un  ennemi,  terriûé  de  ses  paroles, 
rendant  hommage ,  dans  la  mort',  au  génie  qui  l'a 
frappé,  le  peindra  d'un  mot  éternel  :  le  Pluton  de 
l'éloquence. 

Celte  figure  est  un  cauchemar  qu'on  ne  peut  plus 
soulever,  un  mauvais  songe  qui  pèse ,  et  l'on  y  re- 
vient toujours.  On  s'associe  machinalement  à  cette 
lutte  visible  des  principes  opposés;  on  participe  à 
l'effort  intérieur,  qui  n'est  pas  seulement  la  bataille 
des  passions,  mais  la  bataille  des  idées,  l'impuis- 
sance de  les  accorder  ou  de  tuer  Y  une  par  l'au- 
tre. C'est  un  Olldipe  dévoué,  qui,  possédé  de  son 
énigme,  porte  en  soi,  pour  en  être  dévoré,  le  terrible 
sphynx  *. 

1  Ce  portrait  (coUection  de  M.  de  Saint-Albin)  représente,  selon 
moi,  Danton  en  90,  au  moment  où  le  drame  se  noue,  Danton  relati- 
Tement  jeune,  dans' une  étonnante  concentration  de  sang,  de  chair,  de 
▼ie,  de  force.  C*est  Danton  avant. — Un  petit  et  merveilleux  dessin  de 
DaTÎd,  fait  à  la  plume,  dans  uneséapce  de  nuit  de  la  Convention,  donne 
Danton  qprès,  Danton  à  la  fin  de  93,  les  yeux  bien  ouverts  alors,  mais 
si  cruellement  creusés!  lançant  la  terreur,  mais  visiblement  le  cœur 
déchiré!...  Personne  ne  verra  ce  dessin  tragique  sans  un  mouvement 
de  doulepr,  sans  s^écrier  malgré  soi  :  «  Ah  I  barbare  !  Ah  !  infortuné  !...  • 
—  Entre  cef  deux  solennels  portraits,  il  y  a  deux  croquis  de  David 
où  on  le  voit  de  profil;  mais  c'est  un  tel  mystère  de  douleur  et  d*)ior- 
reur  que  je  ne  veux  pas  en  parler  encore.  Cela  viendra  assez  lot. 


CHAPITRE  YIII. 

IMPUISSANCE  DE  L'ASSEMBLÉE.  REFUS  DD  SERMENT. 
(Novembre  SO-Janvier  91.) 

Apparition  des  Jacobins  folurs.  —  Les  premiers  Jacobins  (Daport,  BarBave, 
Lameth,  elc.)  voudraient  enrayer.  —  Esprit  rétrograde  de  l'Assemblée.  — 
Mirabeau  et  les  Lameth  primés  par  Robespierre,  aux  Jacobins  (11  noT.  90). 
Les  Lameth  se  soutiennent  par  la  guerre  ecclésiastique.  —  Lesprétree  pro- 
voquent la  persécution.  -~  On  exige  le  serment  des  prêtres,  27  nov.  99.  — 
Sanction  Torcée  du  roi,  96  déc.  90.  ^  L'Assemblée  ordonne  en  vain  le  ser- 
ment immédiat,  \  janvier  91.  —  Refus  du  serment  dans  TAssemblét 
même. 


Alexandre  de  Lameth  raconte  qu'au  mois  de  juin 
1790  une  société  patriotique  F  invita  à  un  banquet 
avec  son  frère,  Duport  et  Bamave.  Ce  banquet  de 
deux  cents  personnes,  hommes  et  femmes,  fut  vrai- 
ment Spartiate,  et  pour  Taustérité  patriotique  et 
pour  la  frugalité.  Les  convives  ayant  pris  place, 
le  président  se  lève  et  prononce  avec  solennité 
le  premier  article  de  la  Déclaration  des  droits  : 
a  Les  hommes  naissent  et  demeurent  libres», 
etc.  L'assemblée  écouta  dans  un  religieux  silence, 


APPARITION  DES  JACOBINS  FUTURS.  361 

et  le  recueillement  dura  pendant  tout  le  repas. 
Une  Bastille  en  relief  était  sur  la  table;  au  des- 
sert, les  vainqueurs  de  la  Bastille  qui  se  trouvaient 
parmi  les  convives  tirent  leurs  sabres,  et,  sans  mot 
dire,  mettent  la  Bastille  en  pièces;  il  en  sort  un  en- 
fant, avec  le  bonnet  de  la  liberté.  Les  dames  placent 
des  couronnes  civiques  sur  la  tête  des  députés  pa- 
triotes, et  le  dîner  finit  comme  il  avait  commencé  :  le 
président,  pour  oraison,  prononce,  dans  la  même 
gravité  sombre,  le  second. article  de  la  Déclaration 
des  droits  :  a  Le  but  de  toute  association,  »  etc. 

Le  président  était  le  mathématicien  Romme,  alors 
gouverneur  des  princes  Strogonoff.  Il  avait  senti  la 
liberté,  où  on  la  sent  bien,  en  Russie,  il  avait  bu 
en  plein  esclavage  la  coupe  de  la  Révolution.  Ivre 
et  froid  en  même  temps,  ce  géomètre  allait  appli- 
quer inflexiblement  le  nouveau  principe ,  et ,  par  une 
large  soustraction  de  chiffres  humains ,  en  dégager 
l'inconnu.  Immuable  calculateur  au  sommet  de  la 
Montagne,  il  n'en  descendit  qu'au  2  prairial,  pour 
s'enfoncer  son  compas  dans  le  cœur. 

Les  Lameth  se  virent  avec  frémissement  dans  un 
monde  tout  nouveau.  Les  nobles  et  élégants  Jacobins 
de  89  aperçurent  les  vrais  Jacobins. 

Ils  en  conviennent  eux-mêmes ,  cet  homme  de 
pierre  qui  présidait,  ces  textes  législatifs,  récités  pour 
oraisons,  le  recueillement,  le  silencede  ces  fanatiques, 
«  cela  leur  parut  effrayant  » .  Ils  commencèrent  k 
sonder  l'océan  où  ils  entraient;  jusque-lk,  comme 
des  enfants,  ils  jouaient  à  la  surface....  Que  de  gé- 


362        LES  PREMIERS  JACOBINS  (DUPOI^T.  BARMAVB,  LAHETH) 

oérations  révolutionnaires  les  sép^iraient  de  ceux-ci  I 
Ils  les  comprenaient  à  peine,  l\^  conqaissaieat 
parfaitement  les  agitatefifs  de  pl^ce,  Içs  qi^vriers  de 
rémeute,  qu'ils  einployaient  et  laqç«iipnt.  ]ls  cop- 
naissaient  les  journalistes  violepts,  )es  bruyants 
aboypurs  de  clubs,  mais  Ips  plus  bruyants  n'étaient 
pas  les  plus  formidables.  Par  delà  toutes  ces  colè- 
res, simulées  ou  vraies,  il  y  ayq^it  quelqup  chose  de 
froid  et  terrible,  pe  qu'ils  Yenai^ut  4p  touclier  ;  ils 
avaient  rencontré  l'acier  de  la  I^évolirticm* 

Ils  eurent  frojd,  et  reculèrept. 

lis  voulaient  du  mqiqs  reculer,  e(  ne  savaient  com- 
ment le  faire.  Ils  semblaient  k  V&^^uit-garde,  ils 
avaient  l'air  de  mener,  tout  œil  était  fixé  sur  eui.  La 
trinité  jacobine,  ûupprt,  Barnave  et  {^ameth,  était 
saluée  comipe  le  pilote  de  |a  Révolution,  pour  la 
mener  en  avant.  <x  Ceux-ci  ^u  WQios  sept  fenqes  et 
francs ,  disaitH^q ,  ce  qe  sont  p^  des  Mirabeau.  » 
Desmoulins  les  exalte  à  côté  de  Robespierre;  Ifarat, 
le  défiaqt  Marat,  q'a  nul  soupçon  encore  sur  eux. 

Ils  devaient  pourtaqt  cette  gn^qde  positipp  à  lei|r 
dextérité  bien  plus  qu'à  leur  force.  On  ne  pouvait 
manquer  d'apercevoir  leurs  côtés  fail)les,  leurs  fluc- 
tuations, leur  caractère  équivqque. 

On  démêla  d'abord  le  vidp  de  Rarnave,  pqis lio' 
trigue  des  Lameth.  Duport  fut  connu  le  dernier. 

Chose  curieuse,  le  premier  coup,  un  trait  léger  de 
ridicule,  fut  laqcé  d'une  main  nullen^ent  hostile,  par 
cet  étourdi  DesmouIin3,  enfant  terrible,  qui  disait 
toujours  tout  haut  ce  que  bien  d'aptres  peu^^i^o^; 


VODDRÀIENT  ENRATER.  303 

telles  choses  souvent  qu'on  était  tacitement  con- 
venu de  ne  pas  dire;  le  matin^  lisant  son  journal,  ses 
amis  y  voyaient  parfois  des  mots  cruellement  vrais. 
Ici,  c'était  à  Toccasion  de  la  motion  pour  le  renvoi 
des  ministres.  Desmoulins  se  paoque  de  l'Assemblée, 
a  qui  garde  toujours  la  harangue  de  M.  Barnave  pour 
le  bouquet,  puis  ferme  la  discussion....  Cette  fois 
pourtant,  ce  n'èts^t  p^s  le  cas,  compie  on  dit,  de 
tirer  l'échelle...  »  L'espiègle,  dans  le  même  article, 
dit  un  mot  original  pt  juste,  qui  frappe,  non-seu- 
lement Barnave,  mais  presque  tous  les  parleurs,  toi^s 
les  écrivains  du  temps  :  «  En  général,  les  discours 
des  patriotes  ressemblaient  trqp  aux  cheveux  de  89, 
plats  et  sans  poudre.  Où  donc  étais-tu,  Mirabeap?...» 
Puis,  il  demande  pourquoi  les  Lapielh  ont  crié  Aux 
voixl  quand  Pétion  et  ftewbell  voulaient  parler, 
ce  quand  l'hercule  l^in^beau,  avec  s^  n^assue,  allajt 
écraser  les  pygmées,  etc. 

Un  coup  plus  grave  fut  porté  quelques  jours  *près 
à  Barnave,  dont  il  qe  s'pst  point  relevé.  J^e  journaliste 
Brissot,  un  doctrinaire  républicain,  dont  je  parlerai 
bientôt  tout  ^u  long,  lui  lança,  au  sujet  des  hommes 
de  couleur,  dont  Barqave  annulait  les  droits,  une 
longue  et  terrible  lettre  où  il  mit  l'avocat  à  jour,  suf- 
fisant, brillant  et  vide,  plein  de  phrases  et  sans  idées. 
Brisspt,  écrivain  trop  facile  ordinairement,  paais  ici 
fort  de  raison,  trace  avec  sévérité  le  portrait  du  vrai 
patriote,  et  ce  portrait  se  trouve  être  l'envers  de  celui 
de  Barnave.  Le  patriote  n'est  ni  intrigant  ni  jaloux, 
il  ne  cherche  point  la  popularité  pour  se  faire  cr^in- 


364  ESPRIT  RÉTROGRADE  DE  L'ASSEMBLÉE. 

dre  de  la  cour  et  devenir  nécessaire.  Le  patriote 
n'est  point  l'ennemi  des  idées,  il  ne  fait  point  de 
tirades  contre  la  philosophie.  Les  plus  grands  ci- 
toyens de  l'antiquité  n'étaient-ils  pas  des  philoso- 
phes stoïciens?  etc.,  etc. 

Mais  ce  qui  compromit  le  plus  le  parti  Bamave  et 
Lameth,  c'est  qu'au  moment  où  le  duel  de  Lameth 
le  rendait  très- populaire,  ils  n'hésitèrent  pas  à  se 
déclarer  sur  la  question  dangereuse  de  la  garde  na- 
tionale. Jusque-là,  dans  les  moments  difficiles,  ils  se 
taisaient,  votaient  silencieusement  avec  leurs  adver- 
saires ;  on  avait  pu  le  voir  pour  TafTaire  de  Nancy, 
où  l'unanimité  montra  que  les  Lameth  avaient  voté 
comme  les  autres. 

L'Assemblée,  nous  Tavons  dit,  avait  peur  du 
peuple;  elle  l'avait  poussé  d'abord,  et  maintenant 
elle  voulait  le  ramener  en  arrière.  En  mai,  elle  avait 
encouragé  l'armement,  décrétant  que  nul  n'était 
citoyen  actif,  s'il  n'était  garde  national.  En  juillet,  au 
moment  où  la  Fédération  montrait  bien  pourtant 
qu'on  pouvait  avoir  confiance,  on  fit  l'étrange  mo- 
tion d'exiger  l'uniforme,  ce  qui  était  indirectement 
désarmer  les  pauvres.  En  novembre,  une  proposition 
plus  directe  fut  faite  par  Rabaut-Saint-Étienne,  celle 
de  restreindre  les  gardes  nationaux  aux  seuls  citoyens 
actifs.  Ces  derniers  étaient  fort  nombreux,  nous  l'a- 
vons vu,  quatre  millions.  Mais,  tel  était  l'étrange 
état  de  la  France  d'alors,  la  diversité  des  provinces, 
que  dans  plusieurs,  dans  l'Artois,  par  exemple,  il  n'y 
aurait  presque  pas  eu  de  citoyens  actifs,  ni  de  gardas 


MIRABEAU  AUX  JACOBINS.  21  NOV.  90.  S6K 

nationaux.  C'est  ce  que  faisait  valoir  Robespierre 
avec  beaucoup  de  force ,  étendant,  exagérant  cette 
observation,  très-juste  pour  sa  province  *  :  «  Voulez- 
vous  donc,  disait -il,  qu'un  citoyen  soit  un  être 
rare?....  »  Qu'on  juge  des  applaudissements,  dû  tré- 
pignement des  tribunes  ! 

Le  soir  du  21  novembre,  Robespierre  soutenait 
cette  thèse  aux  Jacobins.  Mirabeau  était  président. 
Dans  la  fluctuation  continuelle  où  le  public  était  pour 
lui,  tel  jour  le  portant  au  ciel,  et  l'autre  voulant  l'é- 
trangler, il  avait  ambitionné  cette  présidence  pour 
étayer  sa  popularité  de  celle  des  Jacobins.  On  comp- 
terait plutôt  les  vagues  de  la  mer  que  les  alternatives 
de  Mirabeau  ;  c'était  entre  lui  et  le  public  un  orageux 
amour,  plein  de  querelles  et  de  fureurs.  Camille  est 
admirable  Ik-dessus,  jamais  froid  ni  indifférent;  au- 
jourd'hui, il  l'appelle  maîtresse  adorée,  et  demain 
fille  publique. 

Mirabeau  avait  baissé  pour  sa  proposition  de  re- 
mercier Bouille.  Mais  il  avait  remonté  par  un  terrible 
discours  contre  ceux  qui  avaient  osé  se  moquer  des 
trois  couleurs,  un  de  ces  discours  éternellement  mé- 
morables, qui  font  que  cet  homme-là,  fût-il  plus 
criminel  encore,  ne  pourra  jamais,  quoi  qu'on  fasse, 
être  arraché  de  la  France.  —  Et  puis,  il  avait  baissé, 
en  proposant  d'ajourner  la  réunion  d'Avignon,  de 
ménager  encore  le  pape.  Mais,  il  avait  remonté 


1  On  disait  aussi  une  chose  probabieraent  fausse,  que  le  faubourg 
ftaîot-Aotoine  n'aurait  que  deux  cents  électeurs. 


366  MIRABEAU  ET  LES  UMBTB 

fMir.iine  simple  apparition  au  théâtre,  où  pouf  la  pre- 
mière foid  Dti  rejouait  Brutus;  sa  vue  fit  tout  oublier, 
réveilla  l'amour,  l'enthousiasme,  « veteris  resligia 
flàmm8B,  X»  on  ne  regardait  que  lui,  on  lui  adressait 
mille  allusions  ;  ce  fut  un  triomphe  éclatant,  mais  le 
dernier. 

Cela  le  19  novembre.  Le  21,  présidant  aux  Jaco- 
bins, Mirabeau  écoutait  avec  impatience  le  discours  de 
Robespierre  sur  la  garde  nationale  restreinte  aux  ci- 
toyens actifs,  n  entreprit  de  lui  ôler  la  parole,  sous  pré- 
texte qu'il  parlait  contre  des  décrets  rendus.  Chose 
grave,  périlleuse,  devant  une  assemblée  émiie,  toute 
favorable  à  Robespierre...  «Continuez,  continuez,» 
crie-t-on  de  toute  la  salle.  Le  tumulte  est  au  comble; 
impossible  de  rien  entendre,  ni  président,  ni  sonnette. 
Mirabeau,  au  lieu  de  se  couvrir,  comme  président, 
fit  une  chose  très-hardie,  qui  allait  ou  lui  donner 
l'avantage,  ou  faire  éclater  sa  défaite.  Il  monta  sur 
le  fauteuil,  et  comme  si  le  décret  attaqué  était  en 
lui  Mirabeau,  comme  s'il  s'agissait  de  le  défendre  et 
le  sauver,  il  crie  :  «  A  moi,  mes  collègues!.,  que  tous 
mes  confrères  m'entourent!  »  Cette  périlleuse  dé- 
monstration fit  cruellement  ressortir  la  solitude  de 
Mirabeau.  Trente  députés  vinrent  à  son  appel.  Et 
l'assemblée  tout  entière  resta  avec  Robespierre. 
Desmoulins,  ancien  camarade  de  collège  de  celui-ci, 
et  qui  ne  perd  nulle  occasion  d'exalter  son  carac- 
tère, dit  à  cette  occasion  :  «  Mirabeau  ne  savait  donc 
pas  que  si  l'idolâtrie  était  permise  chez  un  peuple 
libre,  ce  ne  serait  que  pour  la  vertu.  » 


PRIMÉS  PAR  ROBESPIERRE,  AUX  JACOBINS.  307 

Grande  révélation  aussi  du  changement  profond 
qu'avait  déjà  subi  le  club  des  Jacobins.  Fondé  par 
les  députés  et  pour  eux^  il  n'en  avait  plus  dans  son 
sein  qu'un  petit  ndmbre  qui  n'y  pesaient  guère.  Des 
admissions  faciles,  d'hommes  ardents ,  impatients, 
avaient  renouvelé  le  dub  ;  l'Assemblée  y  était,  sans 
doute,  mais  la  future  Assemblée.  Pour  elle  seule  par- 
lait Robespierre. 

Charles  de  Lâmeth  arrive,  le  bras  en  échiarpe; 
on  fait  volontiers  silence.  Tout  lé  tnonde  était  con- 
vaincu qu'il  était  pour  Robespierre,  il  parla  pour 
Mirabeau  !  Le  vicomte  de  Noailles  déclara  que  le 
comité  avait  entendu  le  décret  autrement  que  Mira- 
beau et  Lameth,  dans  le  sens  de  Robespierre.  Ce- 
lui-ci^ reprit  la  t)arole,  avec  toiite  l'assemblée  pour 
lui,  le  président  réduit  au  silence...  au  silence, 
Mirabeau  ! 

Voilà  les  Lameth  bien  toalades!  JFondateurs  des 
Jacobins,  ils  les  voient  échapper.  Leur  popularité 
datait  surtout  dli  jour  où  ils  luttèrent  contre  Mira- 
beau sur  le  droit  de  paix  et  de  guerre  ;  et  lés  voilà 
compromis,  associés  à  Mirabeau  dans  les  défiances 
publiques.  Us  vont  enfoncer,  se  noyer,  s'ils  né  trou- 
vent moyen  de  se  séparer  violemment  de  celui-ci,  de 
le  jeter  à  là  mer,  et  si,  d'autre  part,  leur  guerre  au 
clergé  ne  leur  ramène  Topinion. 

Il  est  bien  juste  de  dire,  que  les  prêtres  faisaient 
tout  ce  qu'il  fallait  pour  mériter  la  persécution.  Ils 
avaient  eu  l* adresse  de  faire  reculer  dans  l'ombre  la 
question  des  biens  ecclésiastiques,  de  tnetlre  en  lu- 


368       ItS  SE  SOUTlENNkNT  PAR  LA  GUERRE  ECCLÉSIASTIOUC. 

mière,  en  saillie,  la  question  du  serment.  Ce  ser- 
ment qui  ne  touchait  en  rien  la  religion  ,  ni  le 
caractère  sacerdotal,  le  peuple  ne  le  connaissait 
pas,  et  il  croyait  volontiers  que  TAssemblée  impo- 
sait aux  prêtres  une  sorte  d'abjuration.  Les  évêques 
déclaraient  qu'ils  n'auraient  aucune  communica- 
tion avec  les  ecclésiastiques  qui  prêteraient  le  se^ 
ment.  Les  plus  modérés  disaient  que  le  pape  n'avait 
pas  encore  répondu,  qu'ils  voulaient  attendre,  c'est- 
à-dire  que  le  jugement  d'un  souverain  étranger  dé- 
ciderait s'ils  pouvaient  obéir  à  la  patrie. 

Le  pape  ne  répondait  pas.  Pourquoi  ?  A  cause  des 
vacances.  Les  congrégations  des  cardinaux  ne  s'assenh 
blaient  pas,  disait-on,  à  cette  époque  de  l'année.  En 
attendant,  par  les  curés,  par  les  prédicateurs  de  tout 
rang  et  de  toute  robe,on  travaillait  àtroublerlepeuple, 
à  rendre  le  paysan  furieux,  à  jeter- les  femmes  dans  le 
désespoir.  Depuis  Marseille  jusqu'à  la  Flandre,  un 
concert  immense,  admirable,  contre  l'Assemblée.  Des 
pamphlets  incendiaires  sont  colportés  de  village  en 
village  par  les  curés  de  la  Provence.  A  Rouen,  àCondé, 
on  prêche  contre  les  assignats,  comme  invention  du 
diable.  A  Chartres,  à  Péronne,  on  défend  en  chaire  de 
payer  l'impôt;  un  curé  bravement  se  propose  pour 
aller,  à  la  tête  du  peuple,  massacrer  les  percepteurs. 
Le  chapitre  souverain  de  Saint-Waast  dépêche 
des  missionnaires  pour  prêcher  à  mort  contre  FAs- 
semblée.  En  Flandre,  les  curés  établissent,  d'une 
manière  forte  et  solide,  que  les  acquéreurs  des  biens 
nationaux  sont  infailliblement  damnés,  eux,  leurs 


LES  PRÉTHES  PROVOQUENT  LA  PERSÉCUTION!.         369 

enfants  et  descendants  :  «  Quand  nous  voudrions  les 
absoudre,  disaient  ces  furieux ,  est-ce  que  nous  le 
pourrions  î...  Non ,  personne  ne  le  pourrait,  ni  curés, 
ni  évèques,  ni  cardinaux,  ni  le  pape!  Damnés, 
damnés  k  jamais  !  » 

Une  bonne  partie  de  ces  faits  étaient  mis  au  jour, 
répandus  dans  le  public,  par  la  correspondance  des 
jacobins  et  le  journal  de  Laclos.  Ils  furent  réunis 
et  groupés  dans  un  rapport  que  le  jacobin  Yoidel  fit 
à  l'Assemblée.  Mirabeau  appuya  par  un  long  et  ma- 
gnifique discours,  où,  sous  des  paroles  violentes,  il 
tendait  aux  voies  de  douceur,  restreignant  le  ser- 
ment aux  prêtres  qui  confessaient;  pour  l'affaiblisse- 
ment du  clergé,  il  voulait  qu'on  se  fiât  au  temps, 
aux  extinctions,  etc. 

Mais  l'Assemblée  fut  plus  aigre.  Elle  voulait  châ- 
tier. Elle  exigea  le  serment,  le  serment  immédiat. 

Une  chose  étonne  dans  cette  Assemblée,  composée, 
pour  la  bonne  part,  d'avocats  voltairiens,  c'est  sa 
croyance  naïve,  à  la  sainteté,  à  l'efiicacité  de  la  pa- 
role humaine.  Il  fallait  qu'il  y  eût  encore ,  après 
toute  la  sophistique  du  XVIIP  siècle,  un  grand  fonds 
de  jeunesse  et  d'enfance  dans  le  cœur  des  hommes. 

Ils  se  figurent  que,  du  moment  où  le  prêtre  aura 
juré,  du  jour  où  le  Roi  aura  sanctionné  leurs  décrets, 
tout  est  fini,  tout  est  sauvé. 

Et  le  Roi ,  au  contraire ,  honnête  homme  du 
vieux  monde,  s'en  va  mentant  tout  le  jour.  La  pa- 
role qu'ils  croyent  une  difficulté  si  grande,  un  ob- 
stacle, une  barrière,  un  lien  pour  l'homme,  n'embar- 

II.  3i 


570     ON  EXIGE  LE  SERMENT  DES  PRÊTRES,  i7  NOV.  90. 

rasse  en  rien  le  Roi.  De  crainte  qu'on  ne  le  croye 
assez,  il  passe  toute  mesure.  Il  parle  et  reparle  sans 
cesse  de  la  confiance  qu'il  mérite.  H  s'exprime,  dit- 
il,  ouvertement^  franchement,  —  il  s'étonne  qu'il  s  è- 
lève  des  doutes  sur  la  droiture  connue  de  son  carac- 
tère...  —  (23,  26  décembre  90.) 

Les  plus  innocents  de  tous,  les  jansénistes,  ne  s'ar- 
rêtent pas  à  cela  ;  ils  veulent  du  réel,  du  solide,  un 
serment,  —  du  vent,  du  bruit. 

Donc,  le  27  novembre,  un  décret  terrible  :  «L'As- 
semblée veut,  tout  de  bon,  que  les  évoques,  curés,  vi- 
caires, jurent  la  constitution,  sous  huitaine  ;  sinon  ils 
seront  censés  avoir  renoncé  à  leur  office.  Le  maire 
est  tenu,  huit  jours  après,  de  dénoncer  le  défaut  de 
prestation  deserment.  Et  ceux  qui,  le  serment  prêté, 
y  manqueraient,  seront  cités  au  tribunal  du  district. 
Et  ceux  qui,  ayant  refusé,  s'immisceraient  dans  leurs 
anciennes  fonctions,  poursuivis  comme  perturba- 
teurs. » 

Décrété,  non  sanctionné!...  Nouvel  effroi  des  jan- 
sénistes, qui  se  sont  avancés  si  loin.  Ils  veulent  un  ré- 
sultat. Le  23  décembre,  Camus  demande  «  que  la 
force  intervienne  »,  la  force  sous  forme  de  prière; 
que  l'Assemblée  prie  le  Roi  de  lui  répondre  d'une 
façon  régulière  sur  le  décret.  La  force  1  c'est  ce 
qu'attendait  le  Roi  ^.  Il  répond  immédiatement  qu'il  a 


^  Toutefois,  il  n*est  pas  exacl  de  dire»  comme  Ta  fait  Hardenberig 
(Mémoires  d'un  homme  d*éta()  que  c'est  après  celle  sanction  forcée  que 
le  roi  s'adressa  aux  puissances.  l\  l*avait  fait  du  6  octobre  au  S  décem- 


SANCTION  FORCÉE  DU  ROf,  20  ÛÉC.  90.  S71 

sanctionné  le  décret.  Il  peut  dire  ainsi  à  TEurope 
qu'il  est  forcé  et  captif. 

n  dit  à  M.  de  Fersen  :  «  J'aimerais  mieux  être  roi 
de  Metz...  Mais  cela  finira  bientôt.  » 

Chose  remarquable,  ni  Robespierre,  ni  Marat,  ni 
Desmoulins,  n'auraient  exigé  le  serment.  Marat  si 
intolérant,  Marat  qui  demande  qu'on  brise  les  presses 
de  ses  ennemis,  yeut  qu'on  ménage  les  prêtres  ;  c'est, 
dit-il,  la  seule  occasion  où  il  faut  user  de  ménage- 
ments, il  s'agit  de  la  conscience.  Desmoulins  ne 
veut  nulle  autre  rigueur  que  d'ôter  l'argent  de  l'Étal 
à  ceux  qui  ne  jurent  point  obéissance  k  l'État.  «  S'ils 
se  cramponnent  dans  leur  chaire,  ne  nous  exposons 
pas  même  à  déchirer  leur  robe  de  lin,  pour  les  en  ar- 
racher. . .  Cette  sorte  de  démons,  qu'on  appelle  phari- 
siens, calotins  ou  princes  des  prêtres,  n'est  chassée 
que  par  le  jeûne  :  Non  ejicitnr  nistperjejunium.  » 

L'exigence  dure  et  maladroite  qu'on  mit  k  de^ 
mander  le  serment  aux  députés  ecclésiastiques  dan» 
l'Assemblée  même,  fut  une  faute  très-graye  eu 
parti  qui  dominait.  Elle  donna  aux  réfractaires  une 
magnifique  occasion,  éclatante,  solennelle,  de  témoi- 
gner devant  le  peuple  pour  la  fel  qu'ils  n'avaient 
point.  L'archerêque  de  Narbonne  disait  plus  tard , 
sous  l'Empire  :  «  Nous  nous  sommes  conduits  en 
vrais  gentilshommes  ;  car  on  ne  peut  pas  dire  de 


bM,  Ce  dernier  jour,  il  Mx  i  te  PntsKe  qa*il  «'est  déjjk  adreisé  ï  tout 
les  souverains.  El  c*e8l  le  26  décembre  seulement  qu'il  donna  la  sanc- 
tion. 


572  L'ASSEMBLÉE  ORDONNE  EN  VAIN 

la  plupart  d'entre  nous  que  ce  fiftt  par  rel^ion.  » 
Il  était  facile  à  prévoir,  que  ces  prélats,  mis  en  de- 
meure de  céder  devant  la  foule,  de  démentir  solen- 
nellement  leur  opinion  officielle,  répondraient  en 
gentilshommes.  Le  plus  faible,  ainsi  poussé,  devien- 
drait un  brave.  Gentilshommes  ou  non,  c'étaient  enfin 
des  Français.  Les  curés  les  plus  révolutionnaires  ne 
purent  se  décider  à  laisser  leurs  évéques  au  moment 
critique  ;  la  contrainte  les  choqua ,  le  danger  les 
tenta,  la  beauté  solennelle  d'une  telle  scène  gagna 
leur  imagination,  et  ils  refusèrent. 

Dès  la  première  séance,  où  l'on  interpella  le  seul 
évêque  de  Clermont ,  on  pouvait  juger  de  l'effet. 
Grégoire  et  Mirabeau,  le  jour  suivant  (4  janvier), 
tâchèrent  d'adoucir.  Grégoire  dit  que  l'Assemblée 
n'entendait  nullement  toucher  au  spirituel ,  qu'elle 
n'exigeait  même  pas  l'assentiment  intérieur,  ne  for- 
çait pas  la  conscience.  Mirabeau  alla  jusqu'à  dire 
que  l'Assemblée  n'exigeait  pas  précisémentle  serment, 
mais  seulement  qu'elle  déclarait  le  refus  incompatible 
avec  telles  fonctions,  qu'en  refusant  de  jurer,  on  était 
démissionnaire.  C'était  ouvrir  une  porte.  Bamave  la 
ferma  avec  une  aigre  violence,  croyant  sans  doute 
regagner  beaucoup  dans  l'opinion;  il  demanda  et  ob- 
tint qu'on  ordonnât  de  jurer  sur  l'heure. 

Mesure  imprudente  qui  devait  avoir  l'effet  de  dé- 
cider le  refus.  Les  refusants  allaient  avoir  la  gloire 
du  désintéressement,  et  aussi  celle  du  courage;  car  la 
foule  assiégeait  les  portes,  on  entendait  des  menaces. 
Les  deux  partis  s'accusent  ici;  les  uns  disent  que  les 


LE  SERIfENT  IMMÉDIAT,  4  JANVIER  91.  5T3 

jacobins  essayèrent  d'enlever  le  serment  par  la  ter- 
reur; les  autres  que  les  aristocrates  apostèrent  des 
aboyeurs  pour  constater  la  violence  qu'on  leur  faisait, 
rendre  odieux  leurs  ennemis,  pouvoir  dire,  comme  ils 
le  firent  en  effet  :  Que  l'Assemblée  n'était  pas  libre. 

Le  président  fait  commencer  l'appel  nominal  : 
M.  Vévêqued'Agen. 

L'évéque  :  Je  demande  la  parole. 

La  gauche  :  Point  de  parole!  Prêtez-vous  le  ser- 
serment,  oui  ou  non? 

(Bruit  au  dehors.)  Un  membre  :  Que  M.  le  maire 
aille  donc  faire  cesser  ce  désordre! 

M.  VévêqUe  d'Agen  :  Vous  avez  dit  que  les  refu- 
sants seraient  déchus  de  leurs  offices.  Je  ne  donne 
aucun  regret  à  ma  place  ;  j'en  donnerais  à  la  perte  de 
votre  estime.  Je  vous  prie  d'agréer  le  témoignage  de 
la  peine  que  je  ressens  de  ne  pouvoir  prêter  le 
serment. 

(On  continue  l'appel.)  M.  le  curé  Foumès  :  Je  dirai 
avec  la  simplicité  des  premiers  chrétiens....  Je  me 
fais  gloire  et  honneur  de  suivre  mon  évoque,  comme 
Laurent  suivit  son  pasteur. 

3f.  le  curéLeclerc  :  Je  suis  enfant  de  l'église  catho- 
lique... 

L'appel  nominal  réussissant  si  mal,  un  membre 
fit  observer  qu'il  n'avait  pas  été  exigé  par  l'Assem- 
blée, qu'il  n'était  pas  sans  péril,  qu'on  devait  se  con- 
tenter de  demander  collectivement  le  seiment.  La 
demande  collective  n'eut  pas  plus  de  succès.  L'As- 
semblée n'en  tira  d'autre  avantage  que  de  rester  un 


574  REFUS  DU  SBBMEifT  DANS  L' ASSEMBLÉE  MÊME. 

quart  d'heure  et  plus  silencieuse,  impuissante,  et  de 
donner  à  Tennemi  l'occasion  de  dire  quelques  noUes 
paroles  qui  ne  pouvaient  manquer,  dans  un  pays 
comme  la  France ,  de  faire  bien  des  ennemis  à  la 
Révolutioni 

M.  Vévêque  de  Poitien  :  J'ai  soixante-dix  ans,  j'en 
ai  passé  trente-cinq  dans  Tépiscopat,  où  j'ai  fiût  tout 
le  bien  que  je  pouvais  faire.  Accablé  d'années  et 
d'études,  je  ne  veux  pas  déshonorer  ma  vieillesse  ;  je 
ne  veux  pas  prêter  un  serment...  (Murmures.)  Je 
prendrai  mon  sort  en  esprit  de  pénitence. 

Ce  sort  n'eut  rien  de  funeste.  Les  évoques  sortirent 
sans  péril  de  l'Assemblée,  y  revinrent  tant  qu'ils 
voulurent.  L'indignation  de  la  foule  n'entraîna  aucun 
acte  violent, 

La  séance  du  4  janvier  fut  le  triomphe  des  prêtres 
sur  les  avocats.  Ceux^i,  dans  leur  maladresse,**  s'é- 
taient comme  affublés  de  la  vieille  robe  du  prêtre, 
de  cette  robe  d'intolérance,  fatale  à  qui  la  revêt.  Les 
évêques  gentilshommes  trouvèrent  dans  la  situation 
des  paroles  heureuses  et  dignes,  qui  pour  leurs  ad- 
versaires furent  des  coups  d'épée.  La  plupart  de  ces 
prélats  qui  parlaient  si  bien,  n'étaient  pourtant  que 
des  courtisans  intrigants  et  mal  famés;  dans  notre  sé- 
rieux monde  moderne,  qui  demande  au  prêtre  vertus 
et  lumières,  ils  auraient  été  obligés  tôt  ou  tard  de  se 
retirer  de  honte.  Mais  la  profonde  politique  des  Camus 
et  des  Barnave  avait  trouvé  le  vrai  moyen  pour  leur 
ramener  le  peuple,  pour  en  faire  des  héros  chrétiens, 
les  sacrer  par  le  martyre. 


CHAPITRE  IX. 


LE  PRBIIIBR  PAS  DE  LA  TERREUR. 

Furear,  légèreté  de  Martt.  EaUH  une  théorie  poliiiqae  on  sociale?  Egl-il 
commanisie?  Ses  joarnaux  contiennent-ils  des  vues  pratiques?  —  Précé- 
dents de  Maral.  Naissance,  édveation.  Ses  premiers  euvrages,  politiques, 
pbtlocopliiqoes.  Maral  ehei  le  comte  d'Artois.  Sa  physique,  ses  attaques 
contre  Newton,  Franklin,  etc.  11  commence  l'Ami  du  peuple.  Ses  modèle!!. 
Sa  Tie  cachée,  laborieQse.  Ses  prédictions.  Ses. rancunes  pour  ses  enne- 
Bis  personnels.  Son  aeharaemenl  contre  Lavoisier.  Les  tribunaux  n'osent 
juger  Varat  (Janvier  1791].  Pourquoi  toute  la  Presse  suivit  Maral  dans  la 
violence. 


L'année  1791,  si  tristement  ouverte  par  la  scène 
du  4  janvier,  offre  tout  d'abord  l'aspecl  d'un  revire- 
ment funeste,  d'un  violent  démenti  au  principe  de  la 
Révolution  :  La  libt*rté  foulant  aux  pieds  les  droits  du 
la  liberté,  l'appel  à  la  force. 

L'appel  à  la  force  brutale,  d'où  part-il?  chose  sur- 
prenante, des  hommes  les  plus  cultivés.  Ce  sont  des 
l^istes,  des  médecins,  des  gens  de  lettres,  des  écri- 
vains, ce  sont  les  hommes  de  l'esprit,  qui,  poussant 
la  foule  aveugle,  veulent  décider  les  choses  de  l'esprit 
par  l'action  matérielle. 

Marat  était  parvenu  k  organiser  dans  Paris  une 


576  FUREUR,  LÉGÈRETÉ 

sorte  de  guerre  entre  les  vainqueurs  de  la  Bastille. 
Hulin  et  d'autres,  qui  s'étaient  enrôlés  dans  la  garde 
nationale  soldée,'  étaient  désignés  par  lui  à  la  ven- 
geance du  peuple,  comme  «mouchards  de  Lafayette  » . 
Il  ne  se  contentait  pas  de  donner  leurs  noms,  il  y 
joignait  leur  adresse,  la  rue  et  le  numéro,  pour  que, 
sans  autre  recherche,  on  allât  les  égorger.  Ses  feuil- 
les étaient  réellement  des  tables  de  proscription  où 
il  inscrivait  à  la  légère,  sans  examen,  sans  con- 
trôle, tous  les  noms  qu'on  lui  dictait.  Des  noms 
chers  à  l'humanité,  depuis  le  14  juillet,  celui  du 
vaillant  Élie,  celui  de  M.  de  La  Salle,  oublié  par  l'in- 
gratitude du  nouveau  gouvernement,  n'en  étaient 
pas  moins  inscrits  par  Marat  pêle-mêle  avec  les  au- 
tres. 11  avoue  lui-môme  que  dans  sa  précipitation,  il 
a  confondu  La  Salle  avec  l'horrible  de  Sade,  Finfàme 
et  sanguinaire  auteur.  Une  autre  fois,  il  inscrit  parmi 
les  modérés,  les  fayettistes.  Maillard,  l'homme  du 
5  octobre,  le  juge  du  2  septembre. 

Malgré  toutes  ces  violences  et  ces  légèretés  crimi- 
nelles, l'indignation  visiblement  sincère  de  Marat 
contre  les  abus,  m'intéressait  à  lui,  je  dois  le  dire. 
Ce  grand  nom  d'Ami  du  peuple  commandait  aussi 
à  l'histoire  un  sérieux  examen.  J'ai  donc  religieuse- 
ment instruit  le  procès  de  cet  homme  étrange,  lisant, 
la  plume  à  la  main,  ses  journaux,  ses  pamphlets, 
tous  ses  ouvrages*.  Je  savais,  par  beaucoup  d'exeni- 


*  On  comprend,  de  reste,  que,  pour  instruire  ce  procès,  je  n*ai  cru 
devoir  m'en  rapporter  à  aucun  des  ennemis  de  Marat;  c*est  dans  s»es 


DE  MARAT.  577 

pies,  combien  le  sentiment  du  droit,  l'indignation,  la 
pitié  pour  l'opprimé,  peuvent  devenir  des  passions 
violentes,  et  parfois  cruelles.  Qui  n'a  vu  cent  fois  les 
femmes,  à  la  vue  d'un  enfant  battu,  d'un  animal  bru* 
talement  maltraité,  s'emporter  aux  dernières  fu- 
reurs?... Marat  n'a-t-il  été  furieux  que  par  sensibi- 
lité, comme  plusieurs  semblent  le  croire?  telle  est  la 
première  question. 

S'il  en  est  ainsi,  il  faut  dire  que  la  seusibilité  a 
d'étranges  et  bizarres  effets.  Ce  n'est  pas  seulement 
un  jugement  sévère,  une  punition  exemplaire,  que 
Marat  appelle  sur  ceux  qu'il  accuse  ;  la  mort  ne  lui 
suffirait  pas.  Son  imagination  est  avide  de  supplices; 
il  lui  faudrait  des  bûchers,  des  incendies  ^,  des  mu- 
tilations atroces  :  Marquez-les  d'un  fer  chaud,  cou- 
pez-leur les  pouces,  fendez-leur  la  langue  *,  etc,  etc. 

Quel  que  soit  l'objet  de  ces  emportements,  qu'on 
le  suppose  ou  non  coupable,  ils  n'avilissent  pas  moins 
celui  qui  s'y  livre.  Ce  ne  sont  pas  là  les  graves,  les 
saintes  colères  d*un  cœur  vraiment  atteint  de  l'amour 
de  la  justice.  On  croirait  plutôt  y  voir  le  délire  d'une 
femme  hors  d'elle-même,  livrée  aux  fureurs  hyslé- 
ri^es,  ou  près  de  Tépilepsie. 

Ce  qui  étonne  encore  plus,  c'est  que  ces  trans- 

oufrages  même  que  j*aî  puisé  généralement  ;  c*esl  sur  son  propre  té* 
moignage  que  je  veux  le  condamner  ou  Tabsoudre. 

*  Ami  du  Peuple,  n«  327,  p.  3,  \*'  janvier  94;  — n»  354,  p.  8, 
25  janvier  91 . 

s  Ibidem,  no  305,  p.  7,  9  déc.  90;  —  n«  325,  p.  4,  30  déc.  90, 
etc.,  etc. 


378  EUT-IL  UNE  THÉORIE 

ports,  qu'on  voudrait  expliquer  par  l'excÔB  du  fana- 
tisme, ne  procèdent  d'aucune  foi  précise  qu'on  puisse 
caractériser.  Tant  d'indécision  avec  tant  d'emporte- 
ment, c'est  un  spectacle  bizarre.  Il  court  furieux.... 
où  court-il?  il  ne  saurait  bien  le  dire. 

Si  nous  devons  chercher  les  principes  de  Harat, 
ce  n'est  point  apparemment  dans  les  ouvrages  de  sa 
jeunesse  (j'en  parlerai  lout-à-l'heure),  mais  dans  ceux 
qu'il  écrivit  en  pleine  maturité,  en  89  et  90,  au  mo- 
ment où  la  grandeur  de  la  situation  pouvait  augmen- 
ter ses  forces  et  l'élever  au-dessus  de  lui-même.  Sans 
parler  de  l'Ami  du  peuple,  commencé  à  cette  époque, 
Marat  publia,  en  89,  La  amstitutim,  ou  projet  de  déckr 
ration  des  droits^  suivi  d'un  plan  de  constitution  juste, 
sage  et  libre  ;  —  de  plus,  en  90,  son  Pian  de  législatùm 
criminelle ,  dont  il  avait  déjà  donné  un  essai  en 
1780.  11  offrit  ce  dernier  ouVrftge  à  l'assemblée 
nationale. 

Au  point  de  vue  politique,  ces  ouvrages,  extrême- 
ment faibles,  n'ont  rien  qui  les  distingua  d'une  infi- 
nité de  brochures  qui  parurent  alors.  Marat  y  est 
royaliste,  et  décide  que,  dans  tout  grand  État,  la  forme 
du  gouvernement  doit  être  monarchique;  c'est  la  seult 
qui  convienne  à  la  France  (Constitution,  p.  17).  I^ 
prince  ne  doit  être  recherché  que  dans  ses  ministres;  sa 
personne  sera  sacrée  (p.  43).  En  février  91,  Marat  est 
encore  royaliste. 

Au  point  de  vue  social,  rien ,  absolument  rien 
qu'on  puisse  dire  propre  à  l'auteur.  On  lui  sait  gré 
toutefois  de  l'attention  particulière  qu'il  donne  au 


POLITIQUE  OU  SOCIALE?  379 

sort  des  femmes,  de  sa  sollicitude  pour  réprimer  le 
libertioage,  etc.  Cette  partie  de  son  Plan  de  législa- 
tion criminelle  est  excessivement  développée.  11  y  a 
des  observations,  des  vues  utiles,  qui  font  pardonner 
tels  détails  inconvenants  et  peu  à  leur  place  (par 
exemple,  la  peinture  du  vieux  libertin,  etc.  (Légis- 
lation, p.  101]. 

Les  remèdes  que  Tauteur  veut  appliquer  aux  maux 
de  la  société  sont  peu  sérieux,  tels  qu'on  ne  s'atten- 
drait guère  à  les  voir  proposer  par  un  homme  de 
son  âge  et  de  son  expérience,  un  médecin  de  qua- 
rante-cinq ans.  Dans  sa  Législation  criminelle,  il  de* 
mande  des  pénalités  gothiques  contre  le  sacrilège  et 
le  blasphème  (  amende  honorable  aux  portes  des 
églises,  etc.,  p.  119-120),  et,  dans  sa  Constitution,  il 
n'en  parle  pas  moins  légèrement  du  christianisme 
et  des  religions  en  général  (p.  57) . 

Ces  deux  ouvrages  n'auraient  certainement  attiré 
aucune  attention,  si  Fauteur  ne  partait  d'une  idée 
qui  ne  peut  jamais  manquer  d'être  bien  reçue,  qui 
devait  Tètre  singulièrement  alors  dans  les  extrêmes 
misères  d'une  capitale  surchargée  de  deux  cent  mille 
indigents  :  La  faiblesse  ou  V incertitude  du  droit  depro- 
priétéy  le  droit  da  pauvre  à  partager^  etc.,  etc. 

Dans  son  Projet  de  constitution  (  p.  7),  Marat  dit 
en  propres  termes,  en  parlant  des  droits  de  l'homme  : 
«  Quand  un  homme  manque  de  tout,  il  a  droit  d'arra- 
cher à  un  autre  le  superflu  dont  il  regorge  ;  que  dis-jeî 
lia  droit  de  lui  arracher  le  nécessaire j  et,  plutôt  que  de 
périr  de  faim,  il  adroit  de  l'égorger  et  de  dévorer  sa 


580  MARAT  EST-IL 

chair  palpitante.  »  —  Il  ajoute  dans  une  note  (p.  6)  : 
«  Quelque  attentat  que  l'homme  commette,  quelque 
outrage  qu'il  fasse  à  ses  semblables,  il  ne  trouble  pas 
plus  l'ordre  de  la  nature  qu'un  loup  quand  il  égorge 
un  mouton.  »  — Dans  son  livre  sur  l'Homme,  pu- 
blié en  1775,  il  avait  déjà  dit:  «  La  pitié  est  un  senti- 
ment factice,  acquis  dans  la  société...  N'entretenez 
jamais  l'homme  d'idées,  de  bonté,  de  douceur,  de 
bienfaisance,  et  il  méconnaîtra  toute  sa  vie  jusqu'au 
nom  de  pitié...  »  (t.  I,  p.  165). 

Voilà  l'état  de  nature,  selon  Marat.  Terrible  état! 
Le  droit  de  prendre  à  son  semblable,  non-seulement 
le  superflu  qu'il  peut  avoir,  mais  son  nécessaire,  mais 
sa  chair,  et  de  la  manger! 

On  croirait,  d'après  ceci,  que  Marat  est  bien  loin 
au-delà  de  Morelly,  de  Babœuf,  etc.,  qu'il  va  fonder 
ou  la  communauté  parfaite,  ou'  l'égalité  rigoureuse 
des  propriétés.  On  se  tromperait.  Il  dit  (Constitution, 
p.  12)  :  <x  Qu'une  telle  égalité  ne  saurait  exister  dans 
la  société,  qu'elle  n'estpas  même  dans  lanature.  »  On 
doit  désirer  seulement  d'en  approcher,  autant  qu'on 
peut.  Il  avoue  (Législation  criminelle,  p.  19)  que  le 
partage  des  terres,  pour  être  juste,  n'en  est  pas  moins 
impossible,  impraticable. 

Marat  relègue  dans  l'état  de  nature ,  anté- 
rieur à  la  société,  ce  droit  efiTrayant  de  prendre 
même  le  nécessaire  du  voisin.  Dans  l'état  de  société, 
reconnaît-il  la  propriété  î  Oui,  ce  semble,  générale- 
ment. Cependant,  à  la  page  18  de  sa  Législation 
criminelle,  il  semble  la  limiter  au  fruit  du  travail, 


COMMUNISTI?  381 

sans  l'étendre  jusqu'à  la  terre  où  ce  fruit  est  né. 
Au  total,  comme  socialiste^  si  on  veut  lui  donner 
ce  nom,  c'est  un  éclectique  flottant,  très-peu  consé- 
quent. 11  faudrait,  pour  l'apprécier,  faire  ce  que  nous 
ne  pouvons  ici,  l'histoire  de  ce  vieux  paradoxe  \  dont 

*  Rien  de  nouveau  dans  ces  idées.  L*égalité  absolue  est  le  rêve 
éternel  de  Thumanité  ;  la  communauté  fraternelle,  Tunion  des  cœurs  et 
des  biens»  sera  toujours  sa  plus  douce,  sa  plus  impuissante  aspiration. 
Nous  en  trouvons,  à  tout  moment,  des  essais  dans  le  moyen-ftge,  essais 
favorisés  par  le  mysticisme  de  ces  temps,  par  une  religion  de  privation 
et  d*abstinence ,  par  Tesprit  d*abnégation  qui  régnait  alors.  L*esprit 
moderne,  très-capable  de  dévouement  et  de  sacrifice.  Test  très-peu 
cependant  de  cette  abnégation  facile,  de  la  douceur,  de  Tabandon,  de 
Tanéantissement  volontaire  que  demande  la  communauté.  De  nos 
jours,  la  personnalité  va  toujours  se  caractérisant  avec  plus  de  force. 
Aussi  les  chances  de  ce  système,  essentiellement  impersonnel,  vont 
toujours  diminuant.  Cela  est  vrai  surtout  en  France,  oU  la  masse 
agricole  a,  au  plus  haut  degré,  Tesprit  de  propriété. 

Uobstade  croissant  ainsi  toujours,  Taigreur  aussi  a  augmenté,  et 
la  haine  de  la  propriété,  même  bien  acquise,  gagnée  par  le  tra- 
Tail,  ce  qui  reviendrait  à  la  haine  du  travail  et  du  travailleur.  Un  mot 
de  Rousseau  a  réveillé  la  vieille  passion  et  fait  un  essaim  d^utopistes. 
Ils  n*ont  pas  vu  que  ce  mot  et  ce  livre  (comme  le  doute  universel  que 
professe  Descaries  à  son  point  de  départ)  n*ont  qu*une  valeur  trans- 
itoire, relative,  dans  la  vie  totale  de  Rousseau,  et  sont  même  en 
contradiction  directe  avec  tous^ses  écrits.  Cest  Teffort  d*un  génie 
captif  dans  une  société  injuste,  qui,  pour  prendre  Fessor,  commence 
par  la  nier  tout  entière,  en  remuer  les  fondements  ;  puis  il  les  re- 
prend en  sous> œuvre  et  n*écarte  nullement  ce  qu*il  y  voit  de  bon. 

Résumons.  La  communauté  volontaire,  fondée  sur  Tunion  éclai- 
rée des  esprits,  sur  le  mariage  des  &mes ,  est  désirable  incontestable- 
ment, mais  infiniment  difficile*  Le  christianisme,  avec  des  ressources 
qae  ceux-ci  n*ont  nullement,  y  a  visé,  y  a  succombé.  S'il  n*a  pu  asso- 
cier des  &mes  domptées  ou  élevées  exprès,  que  sera-ce,  grand  Dieu  I  de 
Tindomptable  génie  moderne?  —  La  communauté  forcée  n*a  nulle 
chance  sérieuse  dans  un  pays  où  vingt-quatre  millions  d'âmes  partiel- 


582  MARAT  EST-^IL 

Marat  approcha  toujours,  sans  y  tomber  tout-à-fait,  de 
cette  doctrine  qu'un  de  nos  contemporains  a  formulée 
en  trois  mots  :  «  La  propriété,  c'est  le  vol.  »  Doc- 
trine négative,  qui  est  commune  à  plusieurs  sectes, 
du  reste  fort  opposées. 

Rien  de  plus  facile  que  de  supposer  une  société 
juste,  aimante,  parfaite  de  cœur,  pure  encore  et  abs- 
tinente (condition  essentielle),  qui  fonderait  et  main- 
tiendrait une  communauté  absolue  de  biens.  Celle  des 

pent  à  la  propriété.  Elle  peut  être  essayée  à  mam  armée  dans  telle  on 
telle  ville,  jamais  dans  Tensemble  du  pays. 

Nul  doute  qu*en  cas  de  révolution,  dans  le  cas  par  exemple  où  la 
France  actuelle  se  révolterait  sérieusement  contre  T Angleterre ,  Té- 
tranger  ne  trouvât  là  une  excellente  prise.  Ce  serait  sa  meilleure 
chance,  s*il  parvenait  à  faire  durer  ces  luttes  intérieures,  pour  abaisser 
la  France  au  niveau  de  Tlrlande.  Cet  art  est  bien  connu  ;  îl  a  réussi 
parfaitement  aux  Anglais  pour  réduire  à  rien  la  Hollande  et  la  mettre 
sous  un  préfet  anglais.  Le  parti  qui  avait  organisé  la  Q;rande  marine 
hollandaise,  bravé  TAugleterre,  forcé  la  Tamise  à  coups  de  canon ,  a 
été  accusé  (non  sans  cause)  d^égoîsme  cupide,  et  vaincu  par  le  parti 
qu*on  appelait  le  peuple,  parti  cosmopolite,  mêlé  d'une  tourbe  étran> 
gère,  agité,  poussé  par  TAnglais. 

Que  cet  exemple  nous  serve.  Nulle  classe  ne  gagnera  à  diviser  la 
France,  à  Touvrir  à  Tennemi.  11  serait  triste  de  se  battre  à  mort  pour 
un  morceau  de  terre,  lorsque  la  terre  est  si  vaste,  déserte  encore,  ei 
si  mal  cultivée  !  D'autre  part ,  il  faut  que  FÉtat,  que  le  citoyen 
prennent  un  grand  cœur,  que  nous  ouvrions  nos  bras  à  nos  frères, 
que  la  propriété  leur  soit  plus  accessible,  que  réducatîon  soil  pour 
tous,  ouvre  à  tous  le  monde  et  la  vie,  que  les  lois  de  succession  spé* 
cialement  soient  modifiées.  Je  n^aî  garde  de  toucher  dans  cette  note 
un  sujet  si  vaste  et  si  grave.  A  chaque  chose  son  temps.  Qu'il  me 
suffise  de  dire  que  je  voudrais  que  la  volonté  humaine  fût  mieux 
ménagée  par  la  loi,  par  exemple  qu'un  père  ayant  doté  sa  fille,  donné 
un  métier  à  son  fils,  fût  libre  de  léguer  ce  qu'il  a  à  l'État  ou  aux  pau- 
vres, etc.,  etc. 


COMNimiSTBT  585 

biens  est  fort  aiséo,  quand  on  a  celle  des  cœurs.  Et 
qui  donc  n'est  communiste  dans  l'amour,  dans  l'ami- 
tié ?  On  a  vu  une  telle  chose  entre  deux  personnes 
au  dernier  siècle^  entre  Pechméja  et  Dubreuil,  qui 
vécurent  et  moururent  ensemble.  Pechméja  es- 
saya, dans  un  poëme  en  prose  (le  Télèphe  j  ou- 
vn^e  malheureusement  faible  et  de  peu  d'intérêt)^ 
de  faire  partager  aux  autres  l'attendrissante  dou- 
ceur qu'il  trouvait  à  n'avoir  rien  en  propre  que  son 
ami. 

Le  Télèphe  de  Pechméja  n'enseigna  pas  la  com- 
munauté plus  efficacement  que  n'avaient  fait  la  Basi- 
liade  de  Morelly  et  son  Code  de  la  nature.  Tous  les 
poèmes  et  les  systèmes  qu'on  peut  faire  sur  cette 
doctrine  supposent,  comme  point  de  départ,  ce  qui 
est  la  chose  difficile  entre  toutes,  ce  qui  serait  le  but 
suprême  :  L'union  des  volontés.  Cette  condition,  si 
rare,  qu'on  trouve  à  peine  en  quelques  âmes  d'élite, 
un  Montaigne,  un  La  Boétie,  dispenserait  de  tout  le 
reste.  Elle-même,  elle  est  indispensable.  Sans  elle , 
la  communauté  serait  une  lutte  permanente,  ou,  si 
on  l'imposait  par  la  loi,  par  la  Terreur  (ce  qui  ne  peut 
durer  guère) ,  elle  paralyserait  toute  activité  hu- 
maine. 

Pour  revenir  k  Marat,  il  ne  paraît  nulle  part  soup- 
çonner l'étendue  de  ces  questions.  11  les  pose  en  tète 
de  ses  livres,  comme  pour  attirer  la  foule,  battre  la 
caisse,  se  faire  écouter.  Et  puis,  il  ne  résout  rien. 
Tout  ce  qu'on  voit,  c'est  qu'il  veut  une  large  charité 
sociale,    surtout    aux  dépens  des   gens    riches: 


384  SBS  JOURNAUX 

chose  raisonnable  certainement,  mais  il  faudrait 
mieux  dire  le  mode  d'exécution.  Nul  doute  que  ce 
ne  soit  une  chose  odieuse,  impie,  que  de  voir  tel 
impôt  peser  sur  le  pauvre,  épargner  le  riche  ;  Fim- 
pôt  ne  doit  porter  que  sur  nous  qui  avons.  Mais  le 
politique  ne  doit  pas,  comme  Marat,  s'en  tenir  aux 
plaintes,  aux  cris,  aux  vœux  ;  il  doit  proposer  des 
moyens.  Ce  n'est  pas  sortir  des  difficultés  que  de  s'en 
remettre,  comme  tous  les  utopistes  de  ce  genre,  à 
l'excellence  présumée  des  fonctionnaires  de  l'avenir, 
de  dire,  par  exemple  :  «c  Qu'on  en  donne  la  direc- 
tion à  quelque  homme  de  bien,  et  qu'un  magistrat  m- 
tègre  en  ait  l'inspection.  »  (  Marat,  Législation  cri- 
minelle, page  26.) 

Montre-t-il  dans  son  journal,  en  présence  des  né- 
cessités du  temps,  plus  d'intelligence  pratique?  Pas 
davantage.  On  n'y  trQuve  que  des  choses  très-décou- 
sues et  très-vagues,  rien  de  neuf  comme  expédient, 
rien  qu'on  puisse  appeler  théorie. 

Au  moment  où  la  municipalité  entre  en  possession 
des  couvents  et  autres  édifices  ecclésiastiques,  il 
propose  d'y  établir  des  ateliers  pour  les  pauvres, 
de  mettre  des  ménages  indigents  dans  les  cellules, 
dans  le  lit  des  moines  et  religieuses  (11, 14  juin  90). 
Nulle  conclusion  générale  relativement  au  travail 
dirigé  par  l'État. 

Lorsque  la  loi  des  patentes,  la  misère  de  Paris, 
les  demandes  d'augmentations  de  salaires,  attirent 
son  attention,  propose-t-il quelque  remède  nouveau? 
Nul  que  de  rétablir  les  apprentissages  longs  et  rigou- 


CONTIENNENT-ILS  DES  VUES  PRATlQUESf        38K 

reux,  d*exiger  des  preuves  de  capacité,  de  mettre  un 
priœ  honnête  au  travail  des  ouvriers,  de  donner  aux 
€mvriers  qui  se  conduiront  bien  pendant  trois  ans  les 
tnoyens  de  s'établir;  ceux  qui  ne  se  marieront  pas 
rembourseront  au  bout  de  dix  ans. 

Quels  fonds  assez  vastes  pour  doter  des  populations 
si  nombreuses?  Marat  ne  s'explique  point  là  dessus  ; 
seulement,  dans  une  autre  occasion ,  il  conseille  aux 
indigents  de  s'associer  avec  les  soldats,  de  se  faire 
assigner  de  quoi  vivre  sur  les  biens  nationaux ,  de  se 
partager  les  terres  et  les  richesses  des  scélérats  qui 
ont  enfoui  leur  or  pour  les  forcer  par  la  faim  à  ren- 
trer sous  le  joug  y  etc. 

Je  voulais  avant  tout  examiner  si  Marat,  en  90, 
lorsqu'il  prend  sur  l'esprit  du  peuple  une  autorité  si 
terrible,  examiner,  dis-je,  s'il  a  posé  une  théorie  gé- 
nérale, un  principe  qui  fondât  cette  autorité.  L'exa- 
men fait,  je  dois  dire  :  Non.  Il  n'existe  nulle  théorie 
de  Marat. 

Je  puis  maintenant,  à  mon  aise,  reprendre  ses  pré- 
cédents, chercher  si,  dans  les  ouvrages  de  sa  jeu- 
nesse, il  aurait  par  hasard  posé  ce  principe  d'où  peut- 
être  il  a  cru  n'avoir  qu'à  tirer  les  conséquences. 

Marat  était  des  environs  de  Neufchàtel,  comme 
Rousseau  de  Genève.  Il  avait  dix  ans,  en  1754,  au 
moment  où  son  glorieux  compatriote  lança  le  Discours 
sur  l'inégalité;  vingt  ans,  lorsque  Rousseau,  ayant 
conquis  la  royauté  de  l'opinion,  la  persécution  et  l'exil, 
revint  chercher  un  asile  en  Suisse  et  se  réfugia  dans 
la  principauté  de  Neufchàtel.  L'intérêt  ardent  dont 

n.  25 


386  PRÉCÉDENTS  DE  MARAT,  NAISSANCE,  ÉDUCATION. 

il  fut  l'objet,  les  yeux  du  monde  fixés  sur  lui,  ce  phè- 
notnèbe  d'un  homme  de  lettres  faisant  oublier  tous 
les  iroîs,  sans  excepter  Voltaire,  rattendrissement 
dès  femmes  éplorées  pour  lui  (on  pourrait  dire  amou- 
reuses), tout  cela  saisit  Marat.  Il  avait  une  mère  très- 
sensible,  très-ardente,  il  le  conté  ainsi  lui-même, 
qui,  solitaire  au  fond  de  ce  village  de  Suisse,  ver- 
tueuse et  romanesque,  tourna  toute  son  ardeur  à  faire 
un  ffrând  homme,  un  Rousseau.  Elle  fut  très-bien 
secondée  par  son  mari,  digne  ministre,  savant  et 
laborieux,  qui,  de  bonne  heure  entassa  tout  ce  qu'il 
put  de  sa  science  dans  la  tète  de  l'enfant.  Cette  con- 
centration d' efforts  eut  pour  ré^sultat  naturel  d'échauf- 
fer là  jeune  tête  outre  mesure.  La  maladie  de  Rous- 
seau, l'orgueil,  y  devint  vanité,  mais  exaltée  en 
Marat  k  la  dixième  puissance.  Il  fut  le  siiigé  de  Rous- 
seau. 

Il  fkut  l'entendre  lui-même  (dans  l'Ami  du  peu- 
ple de  93)  :  «  A  cinq  ans,  j'aurais  voulu  être  maltre- 
d'école,  à  quinze  professeur,  auteur  &  dix-huit,  génie 
créateur  à  vingt.  »  —  Plus  loin,  après  avoir  parié  de 
ses  travaux  dans  les  sciences  de  la  nature  (vingt  vo- 
lumes, dit-il,  de  découvertes  physiques);  il  ajoute 
froidement  :  «  Je  tîrois  avoir  épuisé  toutes  les  combi- 
naisons de  Vesprit  humain  sur  la  morale,  la  philoso- 
phie et  la  politique.  » 

Comme  Rousseau,  comme  la  plupart  des  gens  àe 
son  pays,  il  partit  de  bonne  heure  pour  chercher  for- 
tune, emportant,  avec  son  magasin  mal  rangé  de 
connaissances  diverses,  le  talent  plus  profitable  de 


SES  PREMIERS  OUVRAGES.  3$7 

tirer  des  simples  quelques  remèdes  empiriques  ;  tous 
ces  Suisses  de  montagne  sont  quelque  peu  botanistes, 
droguistes,  etc.  Marat  se  donne  ordinairement  le  titre 
de  docteur  en  médecine.  Je  n'ai  pu  vérifier  s'il  l'avait 
réellement. 

Cette  ressource  incertaine  ne  fournissait  pas  telle- 
ment qu'à  l'exemple  de  Rousseau,  à  l'exemple  du 
héros  de  la  Nouvelle  Héloïse,  il  ne  fût  aussi  parfois 
précepteur^  maître  de  langues.  Comme  tel,  ou  comme 
médecin,  il  eut  occasion  de  s'insinuer  près  des 
femmes  ;  il  fut  quelque  temps  le  Saint-Preux  d'une 
Julie  qu'il  avait  guérie.  Cette  Julie,  une  marquise 
délaissée  de  son  mari  qui  l'avait  rendue  malade, 
fut  sensible  au  zèle  du  jeune  médecin,  plus  qu'à  sa 
figure.  Marat  était  fort  petit,  il  avait  le  visage  large, 
osseux,  le  nez  épaté.  Avec  cela,  il  est  vrai,  d'in- 
contestables qualités,  le  désintéressement,  lasobriélé, 
un  travail  infatigable,  beaucoup  d'ardeur,  beaucoup 
trop;  la  vanité  gâtait  tout  en  lui. 

La  iSuisse  a  toujours  fourni  l'Angleterre  de  maîtres 
de  langues  et  de  gouvernantes.  En  1772,  Marat  en- 
seignait le  français  à  Edimbourg.  Il  avait  alors  vingt- 
huit  ans,  beaucoup  acquis,  lu,  écrit,  mais  n'avait  rien 
publié.  Cette  année  même  s'achevait  là  publication 
des  Lettres  de  Junius,  ces  pamphlets  si  retentissants 
et  pourtant  si  mystérieux,  dont  on  n'a  jamais  su  l'au- 
teur, qui  donnèrent  un  coup  terrible  au  ministère 
de  ce  temps.  Les  élections  nouvelles  étaient  immi- 
nentes, l'Angleterre  dans  la  plus  vive  agitation. 
Marat,  qui  avait  vu  la  terrible  émeute  pour  Wilkes 


58S  PHEMIERS  OUVRAGES  DE  HAIUT, 

(il  en  parle  vingt  ans  après),  Marat  qui  admirait,  en- 
viait sans  doute  le  triomphe  du  pamphlétaire,  devenu 
tout-à-coup  schérifTet  lord-maire  de  Londres,  fit  en 
anglais  un  pamphlet,  qu'il  rendit  (comme  Junius) 
plus  piquant  par  l'anonyme  :  Les  chaînes  de  rescla- 
vagej  i774.  Ce  livre,  souvent  inspiré  de  Raynal,  qui 
venait  de  paraître,  est,  comme  le  dit  Tauteur,  une  im- 
provisation rapide;  il  est  plein  de  faits,  de  recherches 
variées;  le  plan  n'en  est  pas  mauvais;  malheureuse- 
ment l'exécution  est  très-faible,  le  style  fade  et  dé- 
clamatoire. Peu  de  vues,  peu  de  portée;  nul  senti- 
ment vrai  de  l'Angleterre;  il  croit  que  tout  le  danger 
est  du  côté  de  la  Couronne  ;  il  ignore  parfaitement 
qu'avant  tout  l'Angleterre  est  une  aristocratie  ^ 

Il  venait  de  paraître  à  Londres,  en  1772,  un  livre 
français  qui  faisait  du  bruit,  livre  posthume  d'Helvé- 
tius,  une  sorte  de  continuation  de  son  livre  de  V Es- 
prit ;  celui-ci  avait  pour  titre  :  L'Homme.  Marat  ne  perd 
point  de  temps.  En  1773,  il  publie  en  anglais  un  vo- 
lume en  opposition,  lequel,  développé,  délayé,  jus- 
qu'à former  trois  volumes,  fut  donné  par  lui,  en 
1775,  sous  le  titre  suivant  :  De  V Homme,  ou  des  prin- 
cipes et  des  lois  de  l'influence  de  l'àme  sur  le  corps  et 
du  corps  sur  l'âme  (Amsterdam). 

<  chose  singulière  !  Marat  qui  a  vécu  en  Anglelerre ,  qui  ea  sait 
la  langue,  qui  en  a  étudié  les  écrivains ,  les  historiens,  ne  cooipnod 
rien  à<ce  peuple;  et  Sieyès,  ignorant  en  comparaison,  par  la  péoétri- 
tioQ  extraordinaire  de  son  esprit,  trouve  sur  T  Angleterre,  qu*il  coDoaA 
si  peu,  des  choses  justes,  profondes,  que  Tétude  la  plus  aueniire  dti 
faits  semble  avoir  pu  seule  dicter. 


POLITIQOES,  PHILOSOPHIQUES.  589 

Le  faible  et  flottant  éclectisme  que  nous  avons  ob- 
servé dans  les  livres  politiques  et  les  journaux  de 
Marat  paraît  singulièrement  dans  cet  ouvrage  de 
physiologie  et  de  psychologie.  Il  semble  spirilualisle, 
puisqu'il  déclare  que  Tàme  et  le  corps  sont  deux 
substances  distinctes ,  mais  Tâme  n'en  tire  guère 
avantage;  Marat  la  place  entièrement  dans  la  dépen- 
dance du  corps,  déclarant  que  ce  que  nous  appelle- 
rions qualités  morales,  intellectuelles,  courage, 
franchise,  tendresse,  sagesse,  raison,  imagination, 
sagacité,  etc.,  ne  sont  pas  des  qualités  inhérentes  k 
l'esprit  ou  au  cœur,  mais  des  manières  d'exister  de 
l'âme  qui  tiennent  à  Vélat  des  organes  corporels  (  II, 
377).  Contrairement  aux  spiritualistes,  il  croit  que 
rame  occupe  un  lieu  :  il  la  loge  dans  les  méninges.  Il 
méprise  profondément  le  chef  du  spiritualisme  mo- 
derne, Descartes.  En  psychologie,  il  suit  Locke,  et  le 
copie  sans  le  citer  (t.  II  et  III,  passim).  En  morale,  il 
estime  et  loue  Larochefoucauld  (Disc,  prélim.,  p.  vu, 
xii).  11  ne  croit  pas  que  la  pitié,  la  justice,  soient  des 
sentiments  naturels,  mais  acquis,  factices  (t.  I,  p. 
165,  et  224,  note).  11  assure  que  l'homme,  dans 
Tétat  de  nature,  est  nécessairement  un  être  lâche.  Il 
croît  prouver  «Qu'il  n'y  a  point  d'âmes  fortes,  puis- 
que tout  homme  est  irrésistiblement  soumis  au  sen- 
timent, et  l'esclave  des  passions»  (II,  187). 

Quant  au  lien  des  deux  substances,  il  promet  des 
expériences  neuves  et  décisives.  Il  n'en  donne  au- 
cune; rien  que  l'hypothèse  vulgaire  d'un  certain  fluide 
nerveux.  Il  nous  apprend  seulement  que  ce  fluide 


390  OUVRAGE  PHILOSOPHIQUE  DE  MARAT. 

n'est  pas  entièrement  gélatineux,  et  la  preuve,  c'est 
que  les  lic[ueurs  spiritueuses  qui  renouvellent  si  puis- 
samment le  fluide  nerveux  ne  contiennent  pas  de 
gélatine  (I,  56). 

Tout  est  de  la  même  force.  On  y  apprend  que 
l'homme  triste  aime  la  tristesse,  et  autres  choses  aussi 
nouvelles.  D'autre  part,  l'auteur  assure  qu'une  bles- 
sure n'est  pas  une  sensation  ;  que  la  réserve  est  la 
vertu  des  âmes  unies  à  des  orgues  tissus  de  fibres 
lâches  ou  compactes,  »  etc.  fM  général,  il  ne  sort  du 
banal  que  par  l'absurde. 

Si  l'ouvrage  méritait  une  critique  ,  celle  qu'on 
pourrait  lui  faire,  c'est  surtout  son  indécision.  Ma- 
rat  n'y  prend  nullement  l'attitude  d'un  courageux 
disciple  de  Rousseau  contre  les  philosophes.  Il  ha- 
sarde quelques  faibles  attaques  contre  leur  vieux  chef 
Voltaire,  le  mettant  dans  une  note  parmi  les  auteun 
qui  font  de  l'homme  une  énigme  :  «  Hume,  Vol- 
taire,  Bossuet,  Racine  (!  ),  Pascal.  »  K  cette  attaque, 
le  malicieux  vieillard  répondit  par  un  article  spiri- 
tuel, amusant,  judicieux,  où,  sans  s'expliquer  sur  le 
fond,  il  montre  seulement  l'auteur,  comme  il  est, 
charlatan  et  ridicule;  telle  est  la  mode,  dit-il  :  «On 
voit  partout  Arlequin  qui  fait  la  cabriole  pour  égayer 
le  parterre.  »  {Mélanges  lia.,  t.  xlviu,  p.  234, 
in-8%  1784.) 

Quoique  Marat  parle  beaucoup  du  prodigieux  suc- 
cès de  ses  livres  en  Angleterre,  des  boîtes  d'or  qu'on 
lui  envoyait,  il  revint  très-pauvre.  Et  c'est  alors,  dit- 
on,  qu'il  fut  parfois  réduit  à  vendre  ses  remèdes  sur 


MAJUT  CHEZ  LE  CONTE  D* ARTOIS.  391 

les  places  de  Paris.  Cependant  son  dernier  livre  pou- 
vait le  recommander;  un  pédecjn  quasi-spiritualiste 
ne  pouvait  ^épïaire  à  la  cour  :  un  livre  de  médecine 
galante  (j'avais  oublié  toutà-rheure  d'indiquer  ce 
caractère  du  livre  de  rijomme)  pouvait  réussir  auprès 
des  jeunes  gen^^  à  la  CQur  (]u  comte  d'Artois.  Il  y  a, 
en  effet,  souvent  un  ton  gajantin,  des  scènes  équi- 
voques ou  sentimentales,  aveux  surpris,  iouissances, 
etc.,  etc.,  sans  compter  tels  avis  utiles  sur  l'effet  de 
l'épuisement.  Marat  entra  dans  la  maison  au  jeune 
prince,  d'a))ord  par  î'humble  emploi  c(e  médecin  de 
ses  écuries,  puis  avec  le  titre  plus  relevé  de  médecin 
de  ses  gardes-du-corps. 

C'est  uq  des  côtés  assez  tristes  de  l'ancieR  régime, 
peu,  bien  peu  des  hommes  de  lettres,  des  savants,  qui 
devinrent  hommes  politiques,  avaient  pu  se  passer  de 
haute  protection  ;  tous  eurent  besoin  de  patronage. 
Beaumarchais  fut  d'abord  auprès  de  Mesdames^  puis 
chez  Duverney;  Mably  chez  le  cardinal  de  Tencin  ; 
Cbamford  chez  le  prince  de  Condé  ;  Rhulières  chez 
Monsieur;  Malouet  chez  madame  Adélaïde;  Laclos, 
M"**  de  Genlis,  Brissot,  chez  leduc  d'Orléans,  etc.,  etc.; 
Vergniaud  fut  élevé  par  la  protection  de  Turgot  et  de 
Dupaty;  Robespierre  par  l'abbé  de  Saint- Waast, 
Desmoulins  par  le  chapitrede  Laon,  etc.,  etc.  Marat 
ne  recourut  à  la  protection  du  comte  d'Artois  que 
tard,  et  contraint  par  la  misère;  il  fut  dans  sa  niai* 
son  douze  ans. 

Dans  cette  position  nouvelle,  il  s'interdit  toute  pu- 
blication politique  ou  philosophique,  revint  tout  en- 


392     SA  PHTSlQUe,  SES  ATTAQUES  CONTRE  NEWTON,  FRANUJR. 

tier  aux  sciences.  Son  génie  belliqueux,  qui  n*avait 
pas  réussi  contre  Voltaire  et  les  philosophes,  s'en 
prit  à  Newton.  Il  ne  tenta  pas  moins  que  de  ren- 
verser ce  dieu  de  Tautel,  se  précipita  dans  une  foule 
d'expériences  hâtées,  passionnées,  légères,  croyant 
détruire  l'optique  de  Newton  qu'il  ne  compre- 
nait même  pas  ^  Se  Bant  peu  aux  savants  français,  il 
invita  Franklin  à  voir  ses  expériences.  Franklin  ad- 
mira sa  dextérité,  mais  ne  jugea  pas  du  fonds  même, 
et  Marat,  peu  satisfait ,  se  mit  immédiatement  à  tra- 
vailler contre  Franklin.  Il  voulait  ruiner  sa  théorie 
sur  l'électricité  ;  et,  pour  s'appuyer  d'un  suffrage 
illustre,  il  avait  invité  Volta  à  venir  juger  lui- 
même.  Il  n'eut  pas  son  approbation. 

Le  physicien  Charles,  célèbre  par  le  perfectionne- 
ment de  l'aérostat,  a  raconté  souvent  à  un  de  nos 
amis,  savant  très-illustre,  qu'il  surprit  un  jour  Marat 
en  flagrant  délit  de  charlatanisme.  Marat  prétendait 
avoir  trouvé  de  la  résine  qui  conduisait  parfaitement 

<  Si  Ton  8*en  raipporuit  tu  continuateur  de  Montuch  (t.  IH,  p.  593), 
on  croirait  que  Marat  ne  savait  même  pas,  en  optique,  ce  qu^on  sanîl 
avant  Newton,  ce  que  Descartes  avait  dit  de  meilleur. —  Mais  ce  coi- 
tinuateur  est  Lalande,  cruellement  poursuivi  par  Marat,  et  par  consé- 
quent suspect  dans  son  témoignage  sur  lui.  J*atcru  devoir  m*enqnérir  de 
ce  que  pensaient  à  ce  sujet  les  plus  illustres  physiciens  de  notre  épo- 
que, fort  désintéressés  dans  cette  vieille  question  d*histoire  ;  ils  m*oot 
confirmé  qu*en  eflet  Marat  n*avait  pas  bien  compris  les  expériences  de 
Newton,  qu*il  les  avait  mal  jugées  en  les  reproduisant  avec  des  drcon- 
•tances  entièrement  difTérenles,  que  de  tontes  les  expérifJices  de 
Marat  une  seule  méritait  attention,  celle  des  anneaux  colorés  que  trace 
la  lumière  diffuse  autour  du  point  de  contact  d*une  lentille  de  verre  et 
d'un  mt'^lal. 


VARAT  COMMENCE  L'AMI  DU  PEUPLE.  395 

rélectricité.  Charles  tàta,  et  sentit  une  aiguille  cachée 
dans  la  résine,  qui  Tesait  tout  le  mystère.  Marat  s'em- 
porte, tire  répée.  Charles  la  saisit,  la  brise,  terrasse 
Marat.  Ce  duel,  qu'on  a  parfois  raconté  autrement, 
fut  un  duel  à  coups  de  poings.  Personne  ne  fut 
blessé. 

La  Révolution  trouva  Marat  dans  la  maison  du 
comte  d* Artois*,  au  centre  des  abus,  des  prodigalités, 
au  milieu  d'une  jeune  noblesse  insolente,  c'est-à- 
dire  au  lieu  même  où  l'on  pouvait  le  mieux  connaître, 
haïr  l'ancien  régime.  Il  se  trouva  tout  d'abord,  et 
sans  transition,  lancé  dans  le  mouvement.  Il  arrivait 
d'un  voyage  d'Angleterre  quand  eut  lieu  l'explosion  du 
14  juillet.  Son  imagination  fut  saisie  de  ce  spectacle 
unique  ;  l'ivresse  lui  gagna  le  cerveau,  et  ne  le  quitta 
plus.  Sa  vanité  aussi  s'était  trouvée  flattée  d'un  ha- 
sard qui  hii  fît  jouer  un  rôle  dans  la  grande  journée. 
Si  l'on  en  croit  une  note  qu'il  envoya  aux  journalistes, 
trois  mois  après  le  14  juillet,  Marat  se  trouvant^  ce 
jour  môme,  dans  ia  foule  qui  couvrait  le  Pont-Neuf, 
un  détachement  de  hussards  aurait  poussé  jusque-là, 
et  Marat,  servant  d'organe  à  la  foule,  leur  eût  com- 
mandé de  poser  les  armes,  ce  qu'ils  ne  jugèrent  pas 
à  propos  de  faire.  Marat  ne  s'en  comparait  pas  moins 


*  Plusieurs  personnes,  encore  vivantes,  croient  qu*il  appartenait  à 
H.  de  Galonné,  et  affirment  avoir  lu  des  brochures  contre -révolution- 
naires de  Marat.  Cependant,  quelques  recherches  que  j*aie  faites,  je 
n*ai  pu  les  découvrir.  —- Lafayette  (Mém.  ii,  286)  assure  que,  «  Deux 
mois  avant  la  Révolution,  Marat  était  parti  pour  Londres,  en  clabau- 
dant  contre  la  démocratie  >. 


304  MODÈLES  DB  HARAT,  COMIIE  JOURNALISTR. 

modestement  à  Horatius  Goclès  qui  seul  sur  un  pont 
arrête  une  armée. 

Mécontent  des  journalistes  qui  ne  Tavaient  pas 
loué   dignement ,  Marat   vendit  (  il  l'assure  ) ,   tes  ^ 
draps  de  son  lit  pour  commencer  un  journal.  Il  es- 
saya de  plusieurs  titres,  en  trouva  un  excellent: 
L'Ami  du  peuple,  ou  le  publiciste  parisien,  journal 
politique  et  impartial,  lifalgré  ce  style,  parfois  bur- 
lesque, comme  on  voit,  toujours  faible  et  déclama- 
toire, Marat  réussit.  Sa  recette  fut  de  partir,  non  du 
ton  habituel  des  brochures  et  journaux  français,  mais 
des  gazettes  que  nos  libellistes  réfugiés  faisaient  en 
Angleterre,  en  HoUande,  du  Gazetier  cuirassé  de 
Morand  et  autres  publications  effrénées.   Maral, 
comme  eux,  donna  toute  sorte  de  nouvelles ,  de 
scandales,  de  personnalités;  il  s'abstint  des  théories 
abstraites,  inintelligibles  au  peuple,  que  tous  les  au- 
tres journalistes  avaient  le  tort  de  l'obliger  à  lire; 
il  parla  peu  de  l'extérieur,  peu  des  départements,  qui 
alors  remplissaient  entièrement  le  journal  des  Jaco- 
bins. Il  s'en  tint  à  Paris,  au  mouvement  de  Paris, 
aux  personnes  surtout,  qu'il  accusa,  désigna  avec  la 
légèreté  terrible  des  libellistes,  ses  modèles;  grande 
différence  toutefois,  les  scandales  de  Morand  n'avaient 
de  résultat  que  de  rançonner  les  gens  désignés,  de 
valoir  des  écus  à  Morand  ;  ceux  de  Marat,  plus  désr 
intéressés,  envoyaient  les  gens  à  la  mort;  tel,  nommé 
par  lui  le  matin,  pouvait  être  assommé  le  soir. 

On  s'étonne  que  cette  violence  uniforme,  la  même, 
toujours  la  môme,  cette  monotonie  de  fureur  qui 


SA  VIB  CACHÉE,  LAB01(|BUSB.  S95 

Tf^d  la  lecture  de  M&rat  si  fatigante,  aient  toujours 
eu  action,  n'aipnt  point  refroidi  le  public,  {lien  de 
nuancé,  tout  extrême,  excessif,  toujours  les  mêmes 
mots  :  infâme,  scélérat,  infernal  ;  toujours  même  re- 
frain :  la  mort.  Nul  autre  changement  que  le  chiffre 
des  têtes  à  abattre,  600  têtes,  10,000  têtes,  20,000 
têtes  ;  il  va,  s'il  m'en  souvient,  jusqu'au  chiflre,  sin- 
gulièrement précisé,  de  270,Q00  têtes. 

Çet^e  uniformité  même,  qui  semblait  devoir  en- 
nuyer et  blaser,  servit  Marat.  Il  eut  la  force,  l'effet 
d'une  même  cloche,  d'une  cloche  de  mort,  qui  son- 
nerait toujours.  Chaque  matin,  avant  jour,  les  rues 
retentissaient  du  cri  des  colporteurs  :  «  Voilà  l'Ami 
du  peuple!  »  Marat  fournissait  chaque  nuit  huit 
pages  in-S""  qu'on  vendait  le  matin  ;  et  à  chaque 
instant  il  déborde,  ce  cadre  ne  lui  suffit  pas  ;  sou- 
vent, le  soir,  il  ajoute  huit  pages  ;  seize  en  tout  pour 
un  numéro  ;  mais  cela  ne  lui  suffit  pas  eneore,  ce 
qu'il  a  commencé  en  gros  caractères ,  souvent  il 
l'achève  en  petits,  pour  concentrer  plus  de  matière, 
plus  d'injures,  plus  de  fureur.  Les  autres  journalistes 
produisent  par  intervalles,  se  relaient,  se  font  aider; 
Marat  jamais.  L'Ami  du  peuple  est  de  la  même  main  ; 
ce  n'est  pas  simplement  un  journal,  c'est  un  homme, 
une  personne. 

Comment  suffisait-il  à  ce  travail  énorme?  Un  mot 
explique  tout.  Il  ne  quittait  pas  sa  table;  il  al- 
lait très-rarement  à  l'Assemblée,  aux  clubs.  Sa  vie 
était  une,  simple  :  écrire.  Et  puis?  écrire,  écrire  la 
nuit^  le  jour.  La  police  aussi  de  bonne  heure  lui  ren- 


S96  VIE  DE  MARAT,  COMME  JOURNALISTE. 

dit  le  service  de  le  forcer  de  vivre  caché,  enfermé, 
livré  tout  au  travail  ;  elle  doubla  son  activité.  Elle 
intéressa  vivement  le  peuple  à  son  Ami,  persécuté 
pour  lui,  fugitif,  en  péril?  En  réalité,  le  péril  était 
peu  de  chose.  La  vieille  police  de  Lenoir  et  Sartine 
n'était  plus.  La  nouvelle,  mal  réoi^nisée,  incertaine 
et  timide,  dans  les  mains  de  Bailly  et  de  Lafayette, 
n'avait  nulle  action  sérieuse.  Sauf  Favras  et  l'assas- 
sin du  boulanger  François,  il  n'y  eut  nulle  punition 
grave  en  90  ni  91.  Lafayette  lui-même,  loin  de 
souhaiter  la  dictature,  bâta  auprès  de  l'Assemblée  la 
mise  en  activité  des  procédures  nouvelles,  qui  ache- 
vèrent d'annuler  le  pouvoir  judiciaire.  La  garde  na- 
tionale soldée,  qui  faisait  sa  vraie  force,  était  com- 
posée en  partie  d'anciens  gardes-françaises ,  vain- 
queurs de  la  Bastille,  et  qui  jouaient  à  regret  le  rôle 
de  soldats  de  police. 

Marat  gagna  beaucoup  d'argent  par  son  journal, 
et  vécut  aisé,  au  jour  le  jour  toutefois,  au  hasard 
d'une  vie  errante.  Sa  toilette  bizarre  exprimait  son 
excentricité  ;  sale  habituellement,  il  avait  parfois  des 
recherches  subites,  un  luxe  partiel  et  des  velléités 
galantes  :  un  gilet  de  satin  blanc,  par  exemple,  avec 
un  collet  gras  et  une  chemise  sale.  Ce  retour  de  for- 
tune, qui  souvent  adoucit  les  hommes,  ne  fit  rien 
sur  lui.  Sa  vie  malsaine,  irritante,  toute  renfermée, 
conserva  sa  fureur  entière.  11  vit  toujours  le  monde 
du  jour  étroit,  oblique  de  sa  cave  par  un  sou- 
pirail, livide  et  sombre,  comme  ces  murs  humi- 
des, comme  sa  face,  à  lui,  qui  semblait  en  prendre 


SES  PRÉOIGTIOKS.  dd7 

les  teintes.  Cette  vie  lui  plaisait  à  la  longue^  il  jouis- 
sait de  l'effet  fantastique  et  sinistre  qu'elle  donnait  à 
son  nom.  11  se  sentait  régner  du  fond  de  cette  nuit; 
il  jugeait  de  là,  sans  appela  le  monde  de  la  lumière, 
le  royaume  des  vivants,  sauvant  l'un,  damnant 
l'autre.  Ses  jugements  s'étendaient  jusqu'aux  affaires 
privées.  Celles  des  femmes  semblent  lui  être  spécia- 
lement recommandables.  Il  protège  une  religieuse 
fugitive.  11  prend  parti  pour  une  dame  en  querelle 
avec  son  mari,  et  fait  à  ce  mari  d'effroyables 
menaces. 

Une  vie  à  part,  exceptionnelle,  qui  ne  permet  pas 
a  rhomme  de  contrôler  ses  jugements  par  ceux  des 
autres  hommes,  rend  aisément  visionnaire.  Marat  n'é- 
tait pas  éloigné  de  se  croire  la  seconde  vue.  11  prédit 
sans  cesse,  au  hasard.  Eu  cela,  il  flatte  singulière- 
ment la  disposition  des  esprits  ;  les  misères  extrêmes 
les  rendaient  crédules,  impatients  de  Tavenir;  ils 
écoutaient  avidement  ce  Mathieu  Laensberg.  Chose 
curieuse  ;  personne  ne  voit  qu'il  se  trompe  à  chaque 
instant.  Cela  est  frappant  néanmoins  pour  les  affaires 
extérieures  :  il  ne  soupçonne  nullement  le  concert 
de  l'Europe  contre  la  France  (K.  28  août  1790, 
n"  204,  et  autres).  Pour  T intérieur,  voyant  tout  en 
noir,  il  risque  peu  de  se  tromper.  On  relève  avec  ad- 
miration tout  ce  qui  s'accomplit  des  paroles  du  pro- 
phète. Les  journalistes  eux-mêmes,  peu  jaloux  de  ce- 
lui qu'ils  jugent  un  fou  sans  conséquence,  ne  crai- 
gnent pas  de  le  relever,  de  s'extasier  ;  ils  l'appellent 
le  divin  Marat.  Dans  la  réalité,  son  excessive  défiance 


39S  SBS  RANCUNES  POUR  SES  ENNEMIS  PERSONNELS. 

lai  tient- lieu  parfois  de  pénétration.  Le  jour,  par 
exemple,  où  Louis  XVI  sanctionne  le  décret  qui  exige 
le  serment  des  prêtres,  Marat  lui  adi'esse  des  paroles 
pleines  de  force  et  de  sens.  Il  rappelle  son  éduca- 
tion, ses  précédents  de  famille,  et  lui  demande  par 
quelle  sublime  vertu  il  a  mérité  que  Dieu  lui  accordât 
ce  miracle  de  s'affranchir  du  passé,  et  de  devenir 
sincère. 

Ces  éclairs  de  bon  sebs  sont  rares.  Il  a  bien  plus  sou- 
vent, parmi  ses  cris  de  fureur,  des  accès  de  charlata- 
nisme, de  vanteries  délirantes,  qu'un  fou  seul  peut  ha- 
sarder :  «  Si  j'étais  tribun  du  peuple,  et  soutenu  par 
quelques  milliers  d'hommes  déterminés,  je  réponds 
que,  sous  six  semaines,  la  constitution  serait  parfaite, 
que  la  mdchine  politique  marcherait  au  mieux, 
qu'aucun  fripon  public  n'oserait  la  déranger,  que  la 
nation  serait  libre  et  heureuse  ;  qu'en  moins  d'une 
année  elle  serait  florissante  et  redoutable,  et  qu'elle 
le  serait  tailt  que  je  vivrais.  »  (26  juillet  90,  n»  1T3.) 

Ce  qui  fait  grand  tort  à  Marat,  dans  mon  esprit, 
plus  que  toutes  ses  fureurs,  c'est  qu'il  n'est  pas  telle- 
ment furieux  et  monomane,  qu'il  ne  se  rappelle  à 
merveille  ses  ennemis  personnels ,  des  gens  même 
dont  il  n'eut  à  se  plaindre  que  fort  indirectement.  Et 
l'on  ne  peut  pas  dire  que  ce  soient  des  hommes  si  dan- 
gereux qu'il  a  dû  imposer  silence  à  sa  générosité,  et 
faire  l'eflbrt  de  les  proscrire,  quoiqu'ils  fussent  ses 
ennemis.  C'étaient  des  gens  inoffensifs,  et,  quoique 
honorablement  posés  dons  le  monde,  sans  importance 
politique. 


SON  ACHARNEMENT  CONTRE  LAYOISIER.  399 

S*il  voulait  mériter  ce  grand  nom  d'Ami  du  peuple, 
s'il  Voulait  irendre  sacré  le  rôle  terrible  d'accusateur 
national  qu'il  s'était  donné,  il  fallait  d'abord  être 
pur,  désintéressé.  L'être  d'argent  ne  suflBt  pas  ;  il 
faut  être  aussi  pur  de  haine.^  11  devait  commencer 
une  vie  grande  et  toute  nouvelle,  ne  pas  se  souvenir 
qu'il  y  avait  eu  autrefois  un  docteur  Harat,  un  au- 
teur bien  ou  mal  jugé,  en  guerre  avec  les  savants  de 
l'époque. 

L'Académie  des  sciences,  coupable  d'avoir  dédai- 
gné ce  qu'il  nomme  ses  découvertes ,  est  poursuivie, 
désignée  dans  sa  feuille,  et  dans  un  pamphlet  réim- 
primé exprès,  comme  aristocrate.  Des  hommes  paisi- 
bles, comme  Laplace  et  Lalande,  un  véritable  pa- 
triote, d'un  grand  caractère,  Monge,  sont  signalés  à  la 
haine.  11  ne  les  accuse  pas  seulement  d'incivisme, 
mais  de  vol.  «  L'argent  donné  k  l'Académie  pour 
faire  des  expériences,  ils  vont  le  manger,  dit-il,  à 
la  Râpée  ou  chez  les  filles.  » 

L'objet  principal  de  cette  rage  envieuse,  c'est  na- 
turellement le  premier  du  temps,  celui  qui  venait 
d'opérer  dans  la  science  une  révolution  rivale  de  la 
révolution  politique,  celui  devant  qui  s'inclinaient 
Laplace  et  Lagrange.  Je  parle  de  Lavoisier.  On  sait 
que  Lagrange  fut  tellement  frappé  du  grandiose  as- 
pect de  ce  monde  chimique  dont  Lavoisier  venait 
d'arracher  le  voile,  que,  dix  ans  durant,  il  en  oublia 
les  mathématiques,  ne  pouvant  plus  supporter  la  sé- 
cheresse du  calcul  abstrait,  lorsque  s'ouvrait  devant 
lui  le  sein  profond  de  la  nature. 


400  SON  ACHABUEMEirr  CONTRE  lATOISIElL 

Ce  grand  révolutionnaire,  Lavoisier,  n'eût  pu  bire 
sa  révolution  s'il  n'eût  été  riche.  Et  c'est  pour  cela 
qu'il  avait  voulu  être  fermier-général.  Loin  de  jHren- 
dre  dans  ces  fonctions  Tesprit  de  fiscalité,  il  conseilla 
l'abaissement  de  plusieurs  impôts,  soutenant  que  le 
revenu  croîtrait,  loin  de  diminuer.  Créé  par  Tui^ot 
directeur  des  poudres^,  il  abolit  l'usage  vexatoire  de 
fouiller  les  caves  pour  y  prendre  le  salpêtre.  Une 
chose  fera  juger  son  cœur.  Au  milieu  de  tant  de 
travaux  et  de  fonctions  diverses,  il  trouvait  le  temps 
de  se  livrer  à  une  longue,  pénible,  dégoûtante  recher- 
che, l'étude  des  gaz  qui  se  [dégagent  des  fosses  d'ai- 
sance, sans  autre  espoir  que  de  sauver  la  vie  à 
quelques  malheureux  ^. 

*  Infiniment  plus  connu  que  les  autres  fermiers-généraux,  Lavoisier 
concentra  sur  lui  la  haine  trop  naturelle  du  peuple  pour  ce  corps 
funeste  à  TÉtat.  H  avait  eu  la  part  principale  dans  une  mesor«. 
nécessaire  à  Fassainissement  de  Paris,  qui  occupa  tous  les  esprits, 
frappa  les  imaginations ,  Tenlèvement  nocturne  des  corps  entassés 
depuis  tant  de  siècles  au  cimetière  des  Innocents.  On  lui  attribua, 
sans  preuve,  le  plan  de  la  nouvelle  muraille  dont  la  Ferme-géné- 
rale entoura  Paris.  Marat  lui  reproche  d*avoir  voulu,  par  cette  muraille, 
€  6ter  Tair  à  la  ville  >,  TéloufTer.  Il  Taccuse  aussi  d*avoir  Iransporté 
les  poudres  de  TArsenal  dans  la  Bastille,  la  nuit  du  42  au  43  juillet; 
le  transport,  je  crois,  eut  lieu  plus  tôt  (dès  le  30  juin,  la  Bastille  fut 
mise  en  état  de  défense),  et  il  eut  lieu  sur  un  ordre  du  ministre  auquel 
le  directeur  des  poudres  ne  pouvait  rien  opposer. 

*  Au  moment  où  j'écris  ceci,  je  lis  une  brochure  fort  importante  sur 
une  classe  d'ouvriers  plus  malheureuse  peut-être  encore,  les  carriers 
en  grés,  qui  meurent  tous  de  la  poitrine  avant  T^e  de  quarante  ans. 
Je  prie  nos  jeunes  savants  qui  vont  visiter  les  roches  de  Fontaine- 
bleau de  visiter  aussi  les  hommes,  et  de  chercher  un  moyen  de  rendre 
•e  métier  moins  meurtrier,  —  La  brochure  dont  je  parle  ((•«  Carrmi 


SON  ACHARKEKBNT  CONTIIB  LATOJSIER.  401 

Voilà  l'homme  qu'attaqua  Marat,  celui  qu'il  ap-> 
pelle  «  un  apprenti  chimiste,  à  cent  mille  livres  de 
rente  » .  Ses  accusations  persévérantes,  réitérées  sous 
plusieurs  formes,  préparent  l'échafaud  de  Lavoisier. 
Celui-ci,  qui  sent  si  bien  qu'ayant  tant  fait  et  tant  à 
faire,  sa  vie  est  d'un  prix  inestimable  pour  le  monde, 
ne  songe  nullement  à  fuir.  Il  ne  devinera  jamais  la 
stupidité  funeste  qui  peut  voler  une  telle  vie  à  la 
science,  au  genre  humain.  Et  la  haine  cependant 
grandit,  cultivée  par  Marat  ;  il  n'a  pu  tuer  Newton,  il 
tuera,  pour  se  consoler,  le  Newton  de  la  chimie  \ 

Il  ne  faut  pas  croire  que  les  conseils  meurtriers  de 
Marat  soient  des  mots,  des  vœux;  ce  sont  trop 
souvent  des  réalités,  des  exécutions  immédiates. 
Ainsi,  dans  son  numéro  313  (17  décembre  90),  une 
lettre  qu'on  lui  écrit  nous  apprend  que,  de  ceux  qu'il 
désignait  à  la  mort,  quatre  viennent  d'être  as^ 
sommés. 


de  Fontainebleau,  par  M,  V,  de  Maud*huy,  4846)  peut  paraître  absurde 
de  forme,  mais  le  fonds  est  très-curieux.  La  forme  même,  si  étrange, 
bizarre  et  barbare,  qui  rappelle  rénergie  des  mauvais  écrivains  du  sei- 
zième siècle,  —  mieux  encore,  le  chaos  sauvage  des  roches  et  silex 
estasses, —  cette  forme  mérite  attention.  On  rit  d*abord  de  surprise, 
pois  on  sent  la  chaleur  cachée.  La  chaleur  sans  la  lumière.  Elle  viendra 
tôt  on  tard  à  un  homme  qui  en  est  si  digne  par  sa  charité. 

*  On  n*hésitera  pas  à  lui  donner  ce  nom,  quand  on  lira  sa  biographie 
parCuvier  (Biographie  universelle),  et  par  M.  Dumas  (Philosophie  chi- 
mique). M.  Dumas  a  établi  de  la  manière  la  plus  lumineuse  la  profonde 
originalité  de  Lavoisier,  qui  dut  si  peu  àPriestley  et  Cavendish,  moins 
encore  à  d*autres,  qu*on  associe  bénévolement  à  cette  grande  révolu- 
tion, et  qui  en  sont  simplement  les  continuateurs  et  les  fiomencîa- 
teurê. 

.  II.  26 


40S  LES  TRIBUNAUX 

Tout  son  chagrin,  c'est  qu'on  ne  suive  pas  encore 
la  môme  méthode  à  Tégard  de  FÂssemblée  Nationale. 
Il  assure,  le  21  octobre  90,  que  si,  de  temps  à  autre, 
on  promenait  quelques  tètes  autour  de  FÂssemblëe, 
la  constitution  eût  été  bientôt  et  faite,  et  parfaùe. 
Mieux  encore  vaudrait,  selon  lui,  si  ces  tètes  étaient 
prises  dans  l'Assemblée  même.  Le  22  septembre,  le 
IS  novembre,  et  dans  d'autres  occasions,  il  prie  ins- 
tamment le  peuple  d*  emplir  ses  poches  de  cailloux  et  de 
lapider,  dans  la  salle,  les  députés  inGdèles  ^.  Il  insiste, 
le  24  novembre,  pour  que  ses  chers  camarades  courent 
à  r Assemblée  toutes  les  fois  que  Marat,  leur  incorrup- 
tible amiy  leur  en  donnera  le  conseil. 

Au  mois  d'août  1T90,  lorsque  Marat  et  Camille 
Desmoulins  furent  accusés  par  Malouét  à  l'assemblée 
nationale,  Camille,  bientôt  tiré  d'affaire,  alla  tvonser 
Marat,  et  l'engagea  à  désavouer  quelques  paroles  hor- 
riblement sanguinaires  qui  faisaient  tort  à  la  cause. 
Marat  le  lendemain  conte  tout  dans  son  journal,  en 
se  moquant  de  Camille  ;  loin  d'avouer  que  ces  paroles 
excessives  lui  sont  venues  par  entraînement,  il  dé- 

^  Dans  lue  lettre  spirituelle,  où  Ton  le  moque  Tisiblement  de  Mant, 
on  loue  le  projet  simple  et  économique  qu*il  propose,  pour  rendre  loii' 
tiie  la  plus  grande  partie  des  frais  qu'exige  la  défense  nationale,  pour 
améliorer  la  constitution,  etc.  :  lancer  lei  gens  à  bonnets  dêUùfte  avec 
quelques  bouts  de  corde^  fiiire  étrangler  les  ministres,  les  dépités  in- 
fidèles. Mais,  si  par  erreur  ces  bonnets  de  laine  allaient  étrangler  leor 
chef?  —  Â  quoi  Marat  répond,  sérieusement,  sans  s^apercevoir  de  rien, 
qu'ils  ont  le  tact  bien  trop  sûr  pour  qu'il  puisse  y  SToir  erreur,  qac 
d'ailleurs  il  ne  faut  pas  de  chef,  aucune  organisation,  etc.  (N*  964 « 
2S  octobre  90.) 


N*OSENT  JUGER  MARAT  (JAI9VIER  9i).  403 

clare  qu'elles  lui  semblent  dictées  par  l'humanité  ; 
c'est  être  humain  que  de  verser  un  peu  de  sang  pour 
éviter  plus  tard  d'en  répandre  davantage,  etc. 

Il  reproche  la  peur  à  Camille  Desmoulins,  qui 
pourtant  avait  montré  beaucoup  d'audace;  placé  dans 
une  tribune,  écoutant  son  accusateur,  à  ces  inots  de 
Malouet  :  «  Oserait-il  démentir?»  il  répondit  tout 
haut  :  «  Je  l'ose.  »  La  partie  n'était  pas  égale  entre 
lui,  toujours  au  grand  jour,  et  Marat  toujours  caché. 
Celui  ci  ne  se  montrait  que  dans  les  rares  occasions 
où,  le  ban  et  l'arrière-ban  des  fanatiques  étant  con- 
voqué, il  se  sentait  environné  d'un  impénétrable  mur 
et  plus  sûr  que  dans  sa  cave.  En  janvier  91,  Marat 
prêchait  le  massacre  des  gardes  nationales  soldées  ; 
il  recommandait  aux  femmes  Lafayette  lui-môme  : 
«  Faites-en  un  Abeilard.  »  Un  fayettiste  qui  faisait  le 
Journal  des  Halles,  osa  l'appeler  devant  les  tribunaux. 
Il  sortit  de  ses  ténèbres,  vint  au  Palais,  Comparut. 
La  chauve-souris  effraya  la  lumière  de  son  aspect. 
Il  n'avait  pas  grand'chose  à  craindre.  Une  armée 
l'environnait.  L'auditoire  était  rempli  de  ses  fréné- 
tiques amis,  toutes  les  avenues ,  tous  les  passages 
pleins  et  combles  d'un  peuple  prodigieusement 
exalté.  Pour  que  la  justice  eût  son  cours,  il  eût 
fallu  une  bataille  rangée,  et  il  y  eût  eu  un  massacre. 
I/autorité  craignit  de  ne  pouvoir  même  protéger  la 
vie  du  plaignant  ;  on  l'empêcha  de  se  présenter.  Ma- 
rat, vainqueur  sans  combat,  se  trouva  avoir  démon- 
tré le  néant  des  tribunaux^  de  la  police,  de  la  garde 
nationale,  de  Bailly  et  de  Lafayette. 


4U4  POURQUOI  LA  PRBSSE 

Dès  ce  jour,  il  eut,  sans  conteste,  une  royauté  de 
délation. 

Ses  transports  les  plus  frénétiques  furent  sacrés, 
son  bavardage  sanguinaire,  mêlé  trop  souvent  de  rap- 
ports perfides,  qu'il  copiait  sans  jugement,  fut  pris 
comme  oracle.  Désormais  il  peut  aller  grand  train 
dans  Tabsurde.  Plus  il  est  fou,  plus  il  est  cru.  C'est 
le  fou  en  titre  du  peuple  ;  la  foule  en  rit,  l'écoute  et 
Taime,  et  ne  croit  plus  que  son  fou. 

Il  marche  la  tête  en  arrière,  fier,  heureux,  sou- 
riant dans  sa  plus  grande  fureur.  Ce  qu'il  a  poursuivi 
en  vain  toute  sa  vie,  il  l'a  maintenant  ;  tout  le  monde 
le  regarde,  parle  de  lui,  a  peur  de  lui.  La  réalité  dé- 
passe tout  ce  qu'il  a  pu,  dans  les  rêves  de  la  vanité  la 
,  plus  délirante,  imaginer,  souhaiter.  Hier,  un  grand 
citoyen;  aujourd'hui,  voyant,  prophète;  pour  peu 
qu'il  devienne  plus  fou,  ce  voyant  va  passer  Dieu. 

11  va,  et  toutes  les  concurrences  de  la  Presse,  se 
déchaînant  sur  sa  trace,  le  suivent  à  l'aveugle  dans 
les  voies  de  la  Terreur. 

La  Presse  comptait  de  bons  esprits,  hardis,  mais 
élevés,  humains,  vraiment  politiques.  Pourquoi  sui- 
virent-ils Marat? 

Dans  la  situation  infiniment  critique  où  était  la 
France,  n'ayant  ni  la  paix  ni  la  guerre,  ayant  au  cœur 
cette  royauté  ennemie,  cette  conspiration  immense 
des  prêtres  et  des  nobles,  la  force  publique  se  trou- 
vant justement  aux  mains  de  ceux  contre  qui  on  de- 
vait la  diriger,  quelle  force  restait  à  la  France?  nulle 
autre,  ce  semble,  au  premier  coup-d'œil,  que  la  Ter- 


SUIVIT  MAHAT  DANS  LA  VIOLENCE-  405 

reur  populaire?  Mais  cette  Terreur  avait  un  effroyable 
résultat  :  en  paralysant  la  force  ennemie,  écartant 
Tobstacle  actuel,  momentané,  elle  allait  créant  tou- 
jours un  obstacle  qui  devait  croître  et  nécessiter 
remploi  d'un  nouveau  degré  de  Terreur. 

L'obstacle  qu'elle  suscita,  qui  pesa  sur  nous  de  par- 
tout, nous  écrasa  presque,  c'est  cette  chose  petite 
d'abord,  faible,  plaintive,  qui  monte,  grandit,  devient 
immense,  un  géant,  un  spectre  sanglant,  terrible 
contre  la  Terreur...  le  spectre  de  la  Pitié  ! 
'  n  eût  fallu  un  grand  accord  de  toutes  les  énergies 
du  temps,  tel  qu'on  pouvait  l'espérer  difficilement 
d'une  génération  si  mal  préparée,  pour  organiser 
un  pouvoir  national  vraiment  actif,  une  justice  re- 
doutée, mais  juste,  pour  être  fort  sans  Terreur,  pour 
prévenir  par  conséquent  la  réaction  de  la  Pitié,  qui  a 
tué  la  Révolution. 

Les  hommes  dominants  de  l'époque  différaient 
dans  le  principe,  bien  moins  qu'on  ne  croit.  Le 
progrès  de  la  lutte  élargit  la  brèche  entre  eux,  aug- 
menta l'opposition.  Chacun  d'eux,  à  l'origine,  aurait 
eu  peu  à  sacrifier  de  ses  idées  pour  s'entendre  avec 
les  autres.  Ce  qu'ils  avaient  à  sacrifier  surtout,  et 
ce  qu'ils  ne  purent  jamais,  c'étaient  les  tristes  pas- 
sions que  l'ancien  régime  avait  enracinées  en  eux  : 
Dans  les  uns,  l'amour  du  plaisir,  de  l'argent;  dans  les 
autres  l'aigreur  et  la  haine. 

Le  plus  grand  obstacle,  nous  le  répétons,  fut 
la  passion,  bien  plus  que  l'opposition  des  idées. 

El  ce  qui  manqua  à  ces  hommes,  du  reste  si  émi- 


406  POURQUOI  LA  PRESSE 

nents,  ce  fut  le  sacrifice,  rimmolation  de  la  passion. 
Le  cœur^  si  j'osiais  le  dire,  quoique  grand  dans  plu- 
sieurs d'eutre  eux,  le  cœur  et  l'amour  du  peuple  ne 
furent  pas  assez  grands  encore. 

Voilà  ce  qui,  les  tenant  isolés,  sans  lien,  &ibles, 
les  obligea,  dans  le  péril,  de  chercher  tous  une  force 
factice  dans  l'exagération,  dans  la  violence  ;  voilà  ce 
qui  mit  tous  les  orateurs  de  clubs,  tous  les  rédacteurs 
de  journaux  à  la  suite  de  celui  qui,  plus  égaré, 
pouvait  être  sanguinaire,  sans  hésitation  ni  remords. 
Yoilà  ce  qui  attela  toute  la  Presse  à  la  charrette  de 
Marat. 

Des  causes  personnelles,  souvent  bien  petites, 
misérablement  humaines ,  contribuaient  à  les  faire 
tous  violents.  Ne  rougissons  pas  d'en  parler. 

La  profonde  incertitqde  où  se  trouvait  le  génie  le 
plus  fort,  le  plus  pénétrant  peut-être  de  toute  la  Ré- 
volution (c'est  de  Danton  que  je  parle),  sa  fluctua- 
tion entre  les  partis  qui  lui  faisait,  dit-on,  recevoir  de 
plusieurs  côtés,  comment  pouvait-il  la  couvrir?  Sous 
des  paroles  violentes. 

Son  brillant  ami,  Camille  Desmoulins,  le  plus 
grand  écrivain  du  temps,  plus  pur  d'argent,  mais  plus 
faible,  est  un  artiste  mobile.  La  concurrence  de  Marat, 
sa  fixité  dans  la  fureur,  que  personne  ne  peut  égaler, 
jette  par  moments  Camille  dans  des  sorties  violentes, 
une  émulation  de  colère  très-contraire  à  sa  nature. 

Comment  l'imprimeur  Prud'homme,  ayant  perdu 
Loustalot,  pourra-t-il  soutenir  les  Révolutions  de  Pa- 
ris? Il  faut  qu'il  soit  plus  violent. 


SUIVIT  MARAT  DANS  LA  VIOLENCE.  407 

Comment  l'Orateur  du  peuple,  Fréron,  l'intime 
ami  de  Camille  Desmoulins  et  de  Lucile,  qui  loge 
dans  la  même  maison,  qui  aime  et  envie  Lucile,  com- 
ment peut-il  espérer  de  briller  devant  l'éloquent,  l'ar 
musant  Camille?.. •  Par  le  talent?  Non,  mais  par 
l'audace,  peut-être.  11  sera  plus  violent. 

Mais  en  voici  un  qui  commence  et  qui  va  les  pas- 
ser tous.  Un  aboyeur  des  théâtres,  Hébert,  a  l'heu- 
reuse idée  de  réunir  dans  un  journal  tout  ce  qu'il  y  a 
de  bassesses,  de  mots  ignobles,  de  jurons  dans  tous 
les  autres  journaux.  La  tâche  est  facile.  On  crie  : 
«  Grande  colère  du  Père  Duchêne!  —  11  est  b...  en 
colère,  ce  matin,  le  Père  Duchêne/  »  Le  secret  de 
cette  éloquence,  c'est  d'ajouter  f..,  de  trois  en  trois 
mots. 

Pauvre  Marat,  que  feras^tu?  ceci  est  une  concur- 
rence. Vraiment,  ta  fureur  est  fade;  elle  n'est  pas, 
comme  celle  d'Hébert,  assaisonnée  de  bassesses  :  tu 
m'as  Tair  d'un  aristocrate.  Il  faut  t'essayer  k  jurer 
aussi  (16  janvier  01).  Ce  n'est  pas  sans  dese£forts 
inouïs,  et  toujours  renouvelés,  de  rage  et  d'outrage, 
que  tu  peux  tenir  l'avant-garde. 

C'est  un  caractère  du  temps  qui  mérite  d'être  ob- 
servé que  cet  entraînement  mutuel.  En  suivant  at-* 
tentivement  les  dates,  on  comprendra  mieux  ceci  ; 
c'est  le  seul  moyen  de  saisir  le  mouvement  qui  les 
précipite,  comme  s  il  y  avait  un  prix  proposé  pour  la 
violence,  de  suivre  cette  course  à  mort  de  clubs  à 
clubs,  et  de  journaux  à  journaux.  Là  tout  cri  à  son 
écho  ;  la  fureur  pousse  la  fureur.  Tel  article  produit 


408  LUTTE  DE  VIOLENCES 

tel  article,  et  toujours  plus  violent.  Malheur  à  qui 
reste  derrière,..  Presque  toujours  Marat  a  Tavance 
sur  les  autres.  Quelquefois  passe  devant  Fréron, 
son  imitateur.  Prud'homme,  plus  modéré,  a  pour- 
tant des  numéros  furieux.  Alors  Marat  court  après. 
Ainsi,  en  décembre  90,  quand  Prud'homme  a  pro- 
posé d'organiser  un  bataillon  de  Scévolas  contre  les 
Tarquins,  une  troupe  de  tueurs  de  rois,  Marat  de- 
vient enragé,  vomit  mille  choses  sanguinaires. 

Ce  crescendo  de  violence  n'est  pas  un  phénomène 
particulier  aux  journaux;  ils  ne  font  généralement 
qu'exprimer,  reproduire  la  violence  des  clubs.  Ce  qui 
fut  hurlé  le  soir,  s'imprime  la  nuit  k  la  hâte,  se  vend 
le  matin.  Les  journalistes  royalistes  versent  de  même 
au  public  les  flots  de  fiel,  d^outrages  et  d'ironie  qu'ils 
ont  puisés  le  soir  dans  les  salons  aristocratiques  ;  les 
réunions  du  pavillon  de  Flore,  chez  madame  de  Lam- 
balle,  celles  que  tiennent  chez  eux  les  fx^nds  sei- 
gneurs près  d'émigrer,  fournissent  des  armes  à  la 
Presse,  tout  aussi  bien  que  les  clubs. 

L'émulation  est  terrible  entre  les  deux  presses. 
C'est  un  vertige  de  regarder  ces  millions  de  feuilles 
qui  tourbillonnent  dans  les  airs,  se  battent  et  se  croi- 
sent. La  Presse  révolutionnaire,  toute  furieuse  d'elle- 
même^  est  encore  aiguillonnée  par  la  pénétrante 
ironie  des  feuilles  et  pamphlets  royalistes.  Ceux-ci 
pullulent  à  l'inQni  ;  ils  puisent  à  volonté  dans  les 
vingt-cinq  raillions  annuels  de  la  liste  civile.  Mont- 
morin  avoua  à  Alexandre  de  Lameth  qu'il  avait  en 
peu  de  temps  employé  sept  millions  à  acheter  des 


ET  DE  CORRUPTION.  409 

Jacobins,  à  corrompre  des  écrivains,  des  orateurs. 
Ce  que  coûtaient  les  journaux  royalistes,  l'Ami  du 
Roi,  les  Actes  des  Apôtres,  etc. ,  personne  ne  peut  le 
dire,  pas  plus  qu'on  ne  saura  jamais  ce  que  le  duc 
d'Orléans  a  pu  dépenser  en  émeutes. 

Lutte  immonde,  lutte  sauvage,  à  coups  de  pierres, 
à  coups  d'écus.  L'un  assommé ,  l'autre  avili.  Le 
marché  des  âmes  d'une  part,  et  de  l'autre  la 
Terreur. 


CHAPITRE  X. 

PREMIER  PAS  DE  LA  TERREUR.  —  RESISTANCE  DE  MIRABEAU. 

Les  jacobins  persécutenl  les  autres  clubs,  détraiseol  le  Club'  des  amis  de  la 
consUlution  monarchique,  déc.  90-niars  91.  —  La  majorité  des  jacobiis 
d^alors  appartient  aux  partis  Lamelh  et  Orléans.  —  Le  duc  d'Orléans  nuit  k 
son  parti  (janvier  90). —  Premières  idées  de  République.  Les  jacobins  sont 
encore  royalistes.  Inquisition  sans  religion.  Premiers  effets  de  rinqmsittoB 
politique.  Le  départ  de  Mesdames  soulève  la  question  de  la  liberté  d'éni* 
gration  (février  91).  Violence  des  jacobins  rétrogrades  dans  ce  débat.  La 
discussion  troublée  par  le  mouvement  de  Vincennes  et  des  Tuileries 
(98  février  91).  —  Mirabeau  défend  la  liberté  d'émigrer  ;  son  danger;  il  est 
attaqué  aux  Jacobins  ;  immolé  par  les  Lameth  (S8  février  1791). 


Pour  comprendre  comment  le  plus  civilisé  des  peu- 
ples, le  lendemain  de  la  Fédération,  lorsque  les  cœurs 
semblaient  devoir  être  pleins  d'émotions  fraternelles, 
put  entrer  si  brusquement  dans  les  voies  de  la  vio- 
lence, il  faudrait  pouvoir  sonder  un  océan  inconnu, 
celui  des  souffrances  du  peuple. 

Nous  avons  noté  le  dehors,  les  journaux,  et  sous 
le^  journaux,  les  clubs.  Mais  sous  cette  surface  sonore, 
est  le  dessous,  insondable,  muet,  l'infini  de  la  souf- 
france. Souffrance  croissante,  aggravée  moralement 
par  l'amertume  d'un  si  grand  espoir  trompé,  aggra- 
vée matériellement  par  la  disparition  subite  de  toute 


LES  JACOBINS  PERSÉCUTENT  LES  AUTRES  CLUBS.  411 

ressource.  Le  premier  résultat  des  violences  fut  de 
faire  partir,  outre  les  nobles,  beaucoup  de  gens  riches 
ou  aisés,  nullemeut  ennemis  de  la  Révolution,  mais 
qui  avaient  peur.  Ce  qui  restait,  n'osait  ni  bouger,  ni 
entreprendre,  ni  vendre,  ni  acheter,  ni  fabriquer,  ni 
dépenser.  L'argent  effrayé  se  tenait  au  fond  des 
bourses;  toute  spéculation,  tout  travail  était  arrêté. 

Spectacle  bizarre  !  la  Révolution  allait  ouvrir  la 
carrière  au  paysan;  elle  la  fermait  à  l'ouvrier.  Le 
premier  dressait  l'oreille  aux  décrets  qui  mettaient 
en  vente  les  biens  ecclésiastiques.  Le  second,  muet  et 
sombre,  renvoyé  des  ateliers,  se  promenait  les  bras 
croisés,  errait  tout  le  jour,  écoutait  les  conversations 
des  groupes  animés,  remplissait  les  clubs,  les  tri- 
bunes, les  abords  de  l'Assemblée.  Toute  émeute, 
payée  ou  non  payée,  trouvait  dans  la  rue  une  armée 
d'ouvriers  aigris  de  misère,  de  travailleurs  excédés 
d'ennui  et  d'inaction,  trop  heureux,  de  manière  ou 
d'autre,  de  travailler  au  moins  un  jour. 

Dans  une  telle  situation,  la  responsabilité  de  la 
grande  société  politique,  de  celle  des  Jacobins, 
était  véritablement  immense.  Quel  rôle  devait-elle 
prendre?  Unseul,  rester  forte  contre  sa  passion  même, 
éclairer  l'opinion,  éviter  les  brutalités  terroristes  qui 
allaient  créer  à  la  Révolution  d'innombrables  enne- 
mis, mais  en  môme  temps  veiller  do  si  près  les  contre- 
révolutionnaires,  qu'à  la  moindre  occasion  vraiment 
juste,  on  pût  les  frapper. 

Loin  de  là,  elle  les  aida  puissamment  par  sa  mala- 
dresse. Elle  les  multiplia,  les  fortifia  en  les  persécu- 


il2  LES  JACOBINS  DETRUISENT  LE  CtUB  DES  AMIS 

tant,  et  mettant  l'intérêt  de  leur  côté.  Elle  leur  valut 
la  propagande  la  plus  énergique  et  la  plus  active.  En 
les  écrasant  dans  Paris,  elle  les  étendit  en  France, 
en  Europe;  elle  en  étouffa  des  centaines,  elle  en  en- 
fanta des  millions. 

Les  jacobins  semblent  se  porter  pour  héritiers  di- 
rects des  prêtres.  Us  en  imitent  l'irritante  intolé- 
rance, par  laquelle  le  clergé  a  suscité  tant  d'hérésies. 
Ils  suivent  hardiment  le  vieux  dogme  :  «  Hors  de 
nous,  point  de  salut.  i>  Sauf  les  Cordeliers  qu'ils  mé* 
nagent,  dont  ils  parlent  le  moins  qu'ils  peuvent,  ils 
persécutent  les  clubs,  même  révolutionnaires.  Le 
Cercle  social,  par  exemple,  réunion  franc-maçonni- 
que, à  qui  l'on  ne  pouvait  guère  reprocher  que  des 
ridicules,  club  politiquement  timide,  mais  sociale- 
ment beaucoup  plus  avancé  que  les  jacobins,  est 
durement  attaqué  par  eux.  L'orléaniste  Laclos,  qui, 
comme  on  a  vu,  publiait  la  correspondance  des  Jaco- 
bins, dénonça  le  Cercle  social,  et  dans  son  journal,  et 
au  club.  Le  jacobin  Chabrôud,  qui,  la  veille  même, 
avait  été  nommé  président  du  Cercle,  n'osa  le  dé- 
fendre. Camille  Desmoulins  S'y  hasarda,  et  fut  arrêté 
aux  premiers  mots  par  l'improbation  universelle 
des  Jacobins.  Il  s^en  dédommagea  le  lendemain ,  et 
écrivit  son  admirable  numéro  54,  immortel  mani- 
feste de  la  tolérance  politique. 

Une  guerre  plus  violente  encore  fut  celle  que  les 
Jacobins  firent  au  Club  des  amis  de  la  constitution  mo- 
narchique  par  lequel  les  constitutionnels  essayaient  de 
renouveler  leur  Club  des  impartiaux.  Ces  hommes,  la 


DE  LA  GONtTlTUTlON  MONARCHIQUE  (DEC.  9D-1IARS  91).        413 

plupart  distingués  (CJennont-Toonerre,  Malouet^  Fou- 
tanes,  etc),  étaient,  il  est  vrai,  suspects,  moins  encore 
pour  leurs  doctrines  que  pour  la  dangereuse  organi- 
sation deleur  cIub.Alagrandedifférencedu  Clubde  89 
(Mirabeau,  Sieyes,  Lafayette,  etc),  peu  nombreux, 
cherchant  peu  raction,le  Club  monarc/ii^ue  admettait 
les  ouvriers,  distribuait  des  bons  de  pain  ;  ces  bons 
n'étaient  pas  donnés  aux  mendiants,  mais  aux  travail- 
leurs ;  on  ne  donnait  pas  le  pain  tout-à-fait  gratui- 
tement. C'était  là  une  base  très-forte  pour  l'influence 
de  ce  club.  Nul  moyen  d'y  mettre  obstacle.  Les  Mo- 
narchiens  étaient  en  règle;  ils  avaient  demandé, 
obtenu  de  la  Ville  l'autorisation  requise,  qu'on  ne 
pouvait  leur  refuser;  plusieurs  décrets,  l'un  entr'au- 
tres,  récent,  du  30  novembre,  sollicités  par  les  Jaco- 
bins eux-mêmes,  dans  l'intérêt  de  leurs  sociétés  de 
provinces,  reconnaissaient  aux  citoyens  le  droit  de 
se  réunir  pour  conférer  des  affaires  publiques,  bien 
plus  le  droit  des  sociétés  à  s'affilier  entre  elles.  Avec 
tout  cela,  les  Jacobins  n'hésitèrent  pas  à  poursuivre 
les  Monarchiens  de  rue  en  rue  et  de  maison  en  mai- 
son, effrayant  ipar  des  menaces  les  propriétaires  des 
salles  où  ils  s'assemblaient.  La  municipalité  eut  la 
faiblesse  d'accorder  aux  Jacobins  un  arrêté  qui  sus- 
pendit les  séances  des  Monarchiens.  Ceux-K^i  protes- 
tant contre  cet  acte  éminemment  illégal,  on  n'osa 
maintenir  Tinterdit.  Alors  les  Jacobins  eurent  re- 
cours à  un  moyen  plus  indigne,  une  atroce  calom- 
nie. 11  y  avait  eu  récemment  une  collision  san- 
glante entre  les  chasseurs  soldés  et  les  gens  de  la 


HA  LA  HAIORITÉ  DBS  JACOBINS  D'ALORS  APPARTBKAIT 

Yillette  qu'on  accusait  de  contrebande  ;  on  répandit 
dans  Paris  que  les  Monarchiens  avaient  payé  ces  sol- 
dats pour  assassiner  le  peuple.  Barnave  leur  lança,  de 
la  tribune  nationale^  un  mot  cruellement  équivoque: 
<x  Qu'ils  distribuaient  au  peuple  un  pain  empois- 
sonné. »  On  ne  leur  permit  pas  de  réclamer,  de  faire 
expliquer  ce  mot.  Ils  s'adressèrent  aux  tribunaux  ; 
mais  alors,  armant  contre  eux  des  gens  payés  ou  éga- 
rés, les  Jacobins  en  finirent,  à  coups  de  pierres  et  de 
bâtons  ;  les  blessés  ,  loin  d'être  plaints ,  furent  en 
grand  péril  ;  on  soutint  effrontément,  on  répandit  dans 
la  foule  qu'ils  portaient  des  cocardes  blanches. 

Au  milieu  de  cette  lutte  brutale,  les  Jacobins  pro- 
clamèrent un  principe  qui  dès  l'origine  avait  été  le 
leur,  mais  qu'ils  n'avaient  pas  avoué.  Ils  jurent,  le 
2*  janvier,  «  de  défendre  de  leur  fortune  et  de  leur 
vie  quiconque  dénoncerait  les  conspirateurs  » . 

Tout  ceci  ferait  supposer  que  la  société  avait  dès 
lors  ce  fanatisme  profond  dont  plus  tard  elle  fit  preuve. 
On  le  croirait,  on  se  tromperait. 

Beaucoup  d'hommes  ardents,  et  ceux-là  devaient 
peu  à  peu  se  rattacher  à  Robespierre,  y  étaient  en- 
trés, il  est  vrai.  Mais  la  masse  appartenait  à  deux 
éléments  tout  autres  : 

1^  Aux  fondateurs  primitifs,  au  parti  Duport,  Bar- 
nave et  Lameth.  Ils  tâchaient  de  se  soutenir,  en  pré- 
sence des  nouveaux  venus,  par  une  ostentation  de 
violence  et  de  fanatisme.  Chose  triste!  ils  ne  diffé- 
raient guère  des  Monarchiens,  qu'ils  persécutaient, 
que  par  l'absence  de  franchise.  Mais  plus  ils  se  sen- 


AUX  PARttS  LAVETH  ET  ORLÉANS.  415 

tâient  près  d'eut,  plus  ils  déclamaient  contre  eux. 
Qu'on  juge  des  extrémités  où  la  fausse  violence  peut 
mener,  par  l'équiToque  homicide  du  pain  empoisonné 
qui  échappa  à  Barnave. 

2*"  Un  élément  moins  pur  encore  du  club  des  Jaco- 
bins, étaient  les  Orléanistes.  On  a  vu  par  l'attaque  de 
Laclos  contre  le  Cercle  social^  Tindigne  manège  par 
lequel  on  cherchait  la  popularité  dans  des  fureurs 
hypocrites.  Les  Orléanistes  venaient  de  recevoir  un 
ooup  très^-grave,  dont  ils  avaient  bien  besoin  de  se 
relever.  Et  de  qui  ce  coup  partait-ilT  qui  le  croirait? 
du  duc  d'Orléans.  Lui-même  détruisait  son  parti. 
.  Remontons  un  peu  plus  haut.  Le  sujet  est  assez 
important  pour  mériter  explication. 

Les  Orléanistes  se  croyaient  très^prës  de  leur  but. 
La  plus  grande  partie  des*  journalistes^  gagnés  ou 
non  gagnés,  travaillaient  pour  eux.  Ils  tenaient  par  La- 
clos le  joufnal  des  Jacobins.  Aux  Cordeliers,  Danton, 
Desmoulins  leur  étaient  favorables,  Marat  mème,pre» 
que  toujours.  Le  chef  de  la  maison  d'Orléans,  il  est 
vrai,  était  indigne.  Mais  les  énfknts,  mais  les  dames, 
M"*  de  Oenlis,  M"*  de  Montesson,  étaient  fréquem* 
ment  mentionnées  avec  éloge.  Le  duc  de  Chartres 
plaisait,  ralliait  beaucoup  d^esprits.  Desmoulins  as- 
sure que  ce  prince  le  traitait  «comme  un  frère». 

Ce  jeune  homme  avait  été  reçu  membre  des  Ja- 
cobins, avec  plus  d'éclat,  de  cérémonie,  que  son  âge 
ne  TeAt  fait  attendre.  Ce  fut  comme  une  petite  fête. 
Le  mot  d'ordre  fut  donné  pour  faire  valoir  dans  l'opi- 
nion les  aimables  qualités  de  l'élève  de  M**  de  Genlis. 


416  LE  DUC  D'ORLÉANS 

Desmoulins  mit  en  tète  d'un  de  ses  numéros  uoe 
touchante  gravure,  représentant  le  jeune  prince 
au  lit  des  malades,  à  l'Hôtel-Dieu,  et  faisant  une 
saignée. 

Les  orléanistes  marchaient  bien,  n'eût  été  le  duc 
d'Orléans.  On  avait  beau  tâcher  de  le  rendre  ambi- 
tieux; il  était,  avant  tout,  avare.  Par*là,  il  gâtait 
d'un  côté  ce  qu'on  faisait  pour  lui  de  l'autre.  Le  pre* 
mier  usage  qu'il  fit  de  sa  popularité  renaissante,  fut 
de  tirer  du  comité  des  finances  une  promesse  de  lui 
payer  le  capital  d'une  somme  dont  sa  maison  recevait 
la  rente  depuis  le  Régent.  Le  Régent,  qu'on  ne  pré- 
sente que  comme  un  prodigue,  méritait  ce  nom  à 
coup  sûr;  mais  ce  qui  était  moins  connu,  c'était  son 
avidité.  Ce  prince  voulant,  sans  bourse  délier,  faire 
prendre  au  duc  de  Modène  sa  fille  (fort  décriée),  s'a- 
dresse au  Roi,  à  son  pupille,  et  fait  s^ner  à  ce  petit 
garçon  de  onze  ans,  un  enfant  dépendant  de  lui, 
une  dot  de  quatre  millions  aux  dépens  du  Trésw 
royal. 

Le  Trésor  était  à  sec;  dans  la  déplorable  détresse 
d'une  banqueroute  de  trois  milliards  et  du  système  de 
Law,  on  ne  put  que  payer  la  rente.  Voiià  qu'au  bout 
de  70  ans,  à  une  époque  aussi  misérable,  dans  la  pé- 
nurie extrême  de  janvier  91,  le  duc  d'Orléans  vient 
réclamer  le  capital  ;  sans  droit,  de  toute  façon,  car 
la  dot  n'avait  été  donnée  à  la  fille  qu'autant  qu'elle 
renoncerait  à  tous  ses  droits  en  faveur  de  son  frère 
atné,  des  descendants  de  ce  frère.  Le  duc  d'Orléans 
était  un  de  ces  descendants,  de  ces  représentants 


NUIT  A  SON  PARTI  (JANVIER  IH).  417 

de  l'atoéy  k  qui  profitait  la  renonciation.  Pouvait-il 
en  même  temps  se  faire  le  représentant  de  celle  qui 
avait  renoncé? 

Le  rapporteur  de  l'affaire  était  un  homme  irrépro- 
chable, austère,  dur,  le  janséniste  Camus.  Chaque 
jour,  il  biffait,  ajournait  de  malheureuses  petites 
pensions  de  trois  ou  quatre  cents  livres;  quels  moyens 
furent  employés  auprès  de  lui,  pour  le  rendre  doux 
et  facile,  de  quelle  pressante  et  puissante  obsession 
fut-il  l'objet,  on  ne  peut  que  le  deviner.  Lui  aura-ton 
fait  croire  que  c'était  le  seul  moyen  naturel  de  rem- 
bourser au  prince  les  sommes  qu'il  avait  généreuse- 
ment dépensées  au  service  de  la  liberté  T. ..  Quoi 
qu'il  en  soit,  Camus  propose  de  payer  I  et  de  payer 
sur-le-champ,  dans  l'année,  en  quatre  termes. 

Il  y  eut  heureusement  une  vive  Indignation  dans  la 
presse.  Brissot,  ancien  employé  de  la  maison  d'Or- 
léans, n'en  sonna  pas  moins  le  tocsin.  Desmoulins, 
tout  frère  et  ami  du  prince  qu'il  se  disait,  burina  cette 
affaire  honteuse  en  deux  ou  trois  phrases  terribles, 
consentant,  disait-il,  qu'on  récompensât  le  duc  d'Or- 
léans, «mais  sans  employer  des  voies  basses  pour 
détourner  l'argent  des  citoyens  et  saigner  le  trésor 
public  dam  les  souterrains  d'un  comité  d  .  Il  désavoua 
la  gravure  flatteuse,  et  l'imputa  k  son  éditeur. 

Ce  gros  morceau  échappa  ainsi  k  la  gloutonnerie 
des  Orléanistes.  Ce  qui  resta,  ce  fut  une  diminu- 
tion considérable  de  leur  crédit,  leur  homme  enterré 
pour  longtemps,  un  préjugé  très-grave  créé  contre  la 
royauté,  tant  citoyenne  fûtr-elle.  Une  foule  de  révolu- 

II.  Î7 


418  PRBIflÉRBS  IDÉES  M  MÈPDBLIQDB. 

tiobnairéb  rojtdistes^  favorables  k  rinstittttioii  monar- 
chiqUe^  et  dominé»  par  la  routine  anglaise  d'appeler 
les  branches  cadettes,  en  furent  déroyalisés. 

Robespierre  a  eii  tort  de  dire  :  €  La  République 
s'est  glissée  entre  les  partis  sans  qu'on  sût  dodi- 
ment;  n  On  connaît  très-bien  la  porté  par  laquelle 
elle  est  entrée  dans  oe  pays  si  monarchiqud^  si  obsti*- 
néibent  amoureux  des  rois.  L'histoire  n'y  atait  rieb 
fait  \  en  vain  Camille  Desmoulins,  dans  son  merveit^ 
leux  pamphlet  de  juillet  89  {La  France  Hbte)^  bTait 
prouvé  de  règne  en  règne  que  rancienne  monarchie 
n'a  presctue  Jamais  tenu  ce  que  se  promettait  d'allé 
l'ateugle  dévotion  du  peuple  :  il  parlait  inutUement. 
L'objecUon  ne  semblait  pas  toucher  le  nouvel  idéal 
de  royauté  démocratique  que  beaucoup  de  gens  se 
fttisaient»  Cet  idéal  fut  tué  par  la  royauté  en  herbe. 
Son  candidat  fit  penser  qu'avec  lui  le  trésor  public 
serait  une  Caisse  sans  fond* 

Le  principal  fondateur  de  la  République  fut  le  duc 
d'Orléans. 

L'initiative  républicaine,  prise  par  Camille  Des- 
moulins^  fdt  reprise  par  un  autre  cordèlier,  Robert. 
Il  posa  de  nouveau  l'idée  qui  seule  pouvait  donner  ude 
simplicité  franche  et  forte  à  la  Révolution^  l'idée  de 
la  République.  11  publia  sa  brochure  :  Le  r^baca- 
nisme  adapté  à  la  France.  Celte  question  fut  peu  à  peu 
adoptée  par  BriSsot)  comme  celle  qui  dominait  la  situa- 
tion. Question  de  fond^  non  de  fdrme»  eomme  on  le 
dit  trop  souvent  encore.  Nulle  amélioration  socidlen'é- 
tait  possible^  si  la  question  politique  n'était  nettement 


LES  lAOQBDIS  SONT  ENCORE  R0TAU8TBS .  419 

posée.  A  tort^  Robespierre  et  Marat,  suivant  en  cela,  il 
est  yraiy  l'idéedugrand  nombre,  croyaient-^ils  pouvoir 
ajourner,  subordonner  cette  question  :  elle  ne  pouvait 
être  résolue  en  dernier  lieu.  Continuer  le  mouve- 
ment en  traînant  un  tel  bagage,  une  royauté  Q^ptive, 
hostile,  puissante  encore  pour  le  mal,  faire  marcher 
la  Révolution  en  lui  laissant  au  pied  cette  terrible 
épine,  c'était  la  blesser  à  coup  sûr,  la  fausser,  l'estro- 
pier, probablement  la  tuer. 

Le  rédacteur  orléaniste  du  journal  des  Jacobins, 
Laclos,  ne  manqua  pas  d'être  l'avocat  de  la  Royauté. 
Le  club  même  se  déclara  expressément  pour  l'insti- 
tution monarchique.  Le  25  janvier,  un  député  d'une 
section  prononçant  aux  Jacobins  le  mot  de  r^bli-- 
cains,  plusieurs  crièrent  :  «  Nous  ne  sommes  pas  des 
républicaifis.  »  L'assemblée  invita  l'orateur  à  ne  pas 
laisser  subsister  ce  mot. 

Des  trois  fractions  des  Jacobins  qu'on  peut  dési- 
gner par  trois  noms,  Lameth,  Laclos^  Robespierre,  les 
deux  premières  étaient  décidément  royalistes,  la  troi- 
sième nullement  contraire  à  l'idée  de  royauté. 

Ainsi  la  guerre  brutale  des  Jacobins  contre  les  Mo- 
narchiens,  ce  mépris  de  l'ordre  et  des  lois,  cet  avant- 
goût  de  Terreur  qu'on  n'aurait  nullement  excusé  chez 
des  fonatiques,  tout  cela  était  appliqué  par  des  poli- 
tiques, par  les  meneurs  de  la  majorité  jacobine,  qui  j 
cherchaient  un  remède  à  leur  popularité  décroissante. 
C'étaient  au  fond  des  royalistes  qui  maltraitaient  des 
royalistes. 

L'inquisition  jacobine  se  trouvait  en  vérité  dans  des 


iiO  INQUISITION  SANS  RELIGION. 

mains  peu  rassurantes  :  son  journal  de  délations  dans 
celles  de  Torléaniste  Laclos,  et  son  comité  d'intrigues 
et  d'émeutes  sous  la  trinité  Laméth. 

Une  inquisition  sans  religion  I  sans  foi  arrêtée  !  une 
inquisition  exercée  par  des  hommes  d'autant  plus  in- 
quiets et  âpres,  qu'ils  sont  plus  suspects  eux-mêmes! 

Cette  puissance,  mal  fondée,  mal  autorisée  et  mal 
exercée,  n'en  avait  pas  moins  une  action  immense. 
Elle  agissait  au  nom  d'une  société  considérée  comme 
le  nerf  du  patriotisme  même  et  de  la  Révolution  ;  elle 
agissait  de  toutes  les  forces  multiples  des  sociétés  de 
provinces,  dociles  et  ferventes,  ignorant  généralement 
le  foyer  d'intrigues  d'où  leur  venait  le  mot  d'ordre. 

La  Révolution  hier  était  une  religion  ;  elle  devient 
une  police. 

Cette  police,  que  va-t-elle  être  T  changement  inat- 
tendu !  Une  machine  à  faire  des  aristocrates,  k  multi- 
plier les  amis  de  la  Contre-révolution.  Elle  va  donner 
à  celle-ci  les  faibles,  les  neutres  (un  grand  peu- 
ple!), les  bonnes  âmes  ignorantes  et  compatissantes, 
etc.,  etc. 

Une  foule  d'hommes  înofFensifs,  qui,  sans  idées  ar- 
rêtées, tenaient  d'habitudes  ou  de  position  à  l'ancien 
régime,  se  trouvèrent  par  l'effet  des  délations  jacobi- 
nes, dans  une  situation  impossible,  voisine  du  déses- 
poir. Qu'auraient-il  fait?  renié  l'opinion  qu'on  leur 
reprochait?  Mais  personne  ne  les  aurait  crus;  ils  n*en 
auraient  eu  que  la  honte.  Rester  était  difficile,  partir 
était  difficile.  Pour  celui  qui  se  trouvait  lié  de  cette 
sorte  d'excommunication  politique ,  rester  était  un 


PREMIERS  EFFETS  DE  t*INQUI$lT10N  POLITIQUE  (FÉVRIER  1)1).    4il 

supplice;  le  pauvre  diable  d'aristocrate  (baptisé  ainsi 
à  tort  ou  à  droit  )  marchait  sous  un  regard  terrible  : 
la  foule,  les  petits  enfants  suivaient  Tennemi  du 
peuple.  Il  rentrait  ;  la  maison  était  peu  sûre,  les  do- 
mestiques ennemis.  La  peur  le  gagnait  ;  un  matin  il 
trouvait  moyen  de  fuir.  Cet  homme,  qui  eût  été 
neutre,  faible,  indiiîérent,  si  on  1  eût  laissé  tran- 
quille, était  jeté  dans  la  guerre,  et  s'il  ne  blessait 
de  l'épée,  il  blessait  de  la  langue,  à  coup  sûr,  de  ses 
plaintes,  de  ses  accusations,  tout  au  moins  du  spec- 
tacle de  sa  misère,  de  la  pitié  qu'il  inspirait. 

La  pitié,  cet  ennemi  terrible,  grandissait  contre 
nous  dans  l'Europe,  et  la  haine  de  la  France  et  de  la 
Révolution. 

Haine  au  fond  injuste.  L'inquisition  jacobine  n'é- 
tait nullement  dans  les  mains  du  peuple.  Ceux  qui 
l'organisaient  alors  étaient  les  Jacobins  bâtards  issus 
de  l'ancien  régime,  nobles  ou  bourgeois,  politiques 
sans  principes,  d'un  machiavélisme  inconséquent, 
étourdi.  Ils  poussaient,  exploitaient  le  peuple,  chose 
peu  difficile  dans  cet  état  d'irritabilité,  défiante  et 
crédule  à  la  fois,  où  mettent  les  grandes  misères. 

Cette  situation  éclata,  avec  une  extrême  violence, 
lorsque  Mesdames,  tantes  du  Roi,  voulurent  émigrer 
(fin  de  février).  La  difficulté  de  suivre  leur  culte,  de 
garder  des  prêtres  de  leur  choix,  l'épreuve  imminente 
de  Pâques,  trouvaient  ces  femmes  craintives.  Le  Roi 
lui-même  les  engagea  à  partir  pour  Rome.  Nulle  loi 
n'y  mettait  obstacle.  Le  Roi,  premier  magistrat,  de- 
vait rester  ou  abdiquer  ;  mais  ses  tantes,  a  coup  sûr. 


421     LB  DÉPART  DE  MESDAMES  SOULEVE  LA  QUESTION 

n'étaient  tenues  nullement.  Il  n'était  pas  bien  k 
craindre  que  cette  recrue  de  vieilles  femmes  for- 
tifiât beaucoup  les  troupes  des  émigrés.  Il  eût  été 
plus  noble  à  elles^  sans  doute,  de  s'obstiner  à  parta- 
ger le  sort  de  leur  frère,  les  misères  et  les  dangers  de 
la  France.  Mais  enfin,  elles  voulaient  partir;  il  fallait 
les  laisser  aller,  et  elles,  et  tous  ceux  qui,  préoccupés 
de  dangers  imaginaires  ou  réels,  aimaient  mieux  leur 
sûreté  et  la  vie  que  la  patrie,  ceux  qui  pouvaient 
abandonner  la  qualité  de  Français.  Il  fallait  leur 
ouvrir  les  portes ,  et,  si  elles  n'étaient  assez  laides, 
plutôt  abattre  les  murailles. 

Le  peuple  était  très-justement  alarmé  d'une  fîiite 
possible  du  Roi,  et  mêlait  ces  deux  questions  absolu- 
ment différentes. 

Mirabeau  eut  connaissance  du  prochain  départ  dq 
Mesdames,  comprit  le  bruit,  le  danger  qui  allaient  en 
résulter.  Il  pria  inutilement  le  Roi  de  ne  pas  le  per- 
mettre. Paris  s'alarma,  fit  même  prière  au  Roi,  àFAs- 
semblée  nationale.  Nouvelle  alarme  pour  Monsieur, 
qui,  disait-on,  voulait  partir,  et  qui  donna  parole  de 
ne  pas  quitter  son  frère;  en  quoi  il  s'engageait  peu, 
se  promettant  en  effiet  de  partir  avec  Louis  XVI. 

Cette  fermentation,'  loin  d'arrêter  Mesdames,  hâte 
leur  départ.  L'explosion  prédite  ne  manque  pas  d'a- 
voir lieu.  Marat,  Desmoulins,  toute  la  presse  crie 
qu'elles  emportent  des  millions,,  qu'elles  enlèvent  le 
Dauphin,  qu'elles  partent  devant  le  Roi  pour  retenir 
les  logis.  Il  n'était  pas  difficile  de  deviner  qu'elles 
auraient  peine  à  passer.  Arrêtées  d'abord  à  Moret; 


DE  LA  LIBERTÉ  ITÉMIGIUTIOII  (FÉVRIER  9i)-  4I& 

leur  escorte  force  Tobstacle.  Arrêtées  àÀrqa74e-Duc. 
Mais  là,  nul  moyen  de  passer.  Elles  écrivent,  et  le 
Roi  écrit,  pour  que  l'Assemblée  les  autorise  à  conti*- 
nuer  leur  route. 

<!ette  affaire,  grave  en  elle-même,  l'a  été  bien  au- 
trement, en  ce  qu'elle  fut  un  solennel  champ  de  ba- 
taille, où  se  rencontrèrent  et  se  combattirent  deux 
principes  et  deux  esprits;  l'un,  le  principe  original 
et  naturel  qui  avait  fait  la  Révolution,  Injustice, 
Y  équitable  humanité,  —  l'autre,  le  principe  d'expé- 
dients, d'intérêt,  qui  s'appela  le  salut  public,  et  qui  a 
perdu  la  France. 

Perdu,  en  ce  que  la  jetant  dans  un  crescendo  de 
meurtres,  qu'on  ne  pouvait  arrêter,  elle  rendit  la 
France  exécrable  dans  l'Europe,  lui  créa  des  haines 
immortelles  ; 

Perdu,  en  ce  que  les  âmes  brisées,  après  la  Ter- 
reur, de  dégoût  et  de  remords,  se  jetèrent  à  l'aveugle 
sous  la  tyrannie  militaire; 

Perdu,  en  ce  que  cette  glorieuse  tyrannie  eut  pour 
dernier  résultat  de  mettre  son  ennemi  à  Paris  et  son 
chef  à  Sainte-Hélène. 

Dix  ans  de  salut  public,  par  la  main  des  républi- 
cains; quinze  ans  de  salut  public,  par  l'épée  de  l'em- 
pereur. ...  Ouvrez  le  livre  de  la  dette,  vous  payez  en- 
core aujourd'hui  pour  la  rançon  de  la  France.  Le  ter- 
ritoire fut  racheté,  les  âmes  ne  l'ont  pas  été.  Je  les 
vois  serves  toujours,  serves  de  cupidité  et  de  basses 
passions,  serves  d'idées,  ne  gardant  de  cette  histoire 


494  VIOLBNCB  DES  JACOBINS  RÉTROGRADES 

sanglante  que  Tadoration  de  la  force  et  de  la  vic- 
toire,  —  de  la  force  qui  fut  faible,  et  de  la  victoire 
vaincue. 

Ce  qui  n'a  pas  été  vaincu,  c'est  le  principe  de  la 
Révolution,  la  justice  désintéressée,  l'équité  quand 
même.  C'est  là  qu'il  faut  revenir.  Assez  d'une  expé- 
rience. 

Les  docteurs  de  Tin^^ée  public,  du  salut  Au  peuple, 
auraient  dû  lui  demander  au  moins  s'il  voulait  être 
sauvé.  L'individu,  il  est  vrai,  avant  tout,  veut  vivre; 
mais  la  masse  est  susceptible  de  sentiments  bien  plus 
hauts.  Qu'auraient-ils  dit,  ces  sauveurs,  si  le  peuple 
eût  répondu  :  «Je  veux  périr,  et  rester  juste.  » 

Et  celui  qui  dit  ce  mot,  c'est  celui  qui  ne  périt 
point. 

Mirabeau  fut  ici  l'organe  même  du  peuple,  la  voix 
de  la  Révolution.  C'est,  parmi  toutes  ses  fautes,  un 
titre  impérissable  pour  lui.  Dans  cette  occasion,  il 
défendit  l'équité. 

Robespierre  s'abstint. 

Ce  furent  les  jacobins  bâtards,  Barnave,  Du- 
port  et  Lameth,  qui  posèrent,  contre  la  justice, 
le  droit  de  \ intérêt ,  du  zalut,  l'arme  meurtrière, 
l'épéesans  poignée,  dont  ils  furent  percés  eux-mêmes. 

Et  pourquoi  défendirent-ils  ce  droit  de  V intérêt  ? 
Quelque  sincères  qu'on  les  croie,  il  faut  remarquer 
pourtant  qu'ils  y  avaient  intérêt.  C'est  le  moment  où 
les  Lameth  venaient  de  se  découvrir  encore  par  une 
faute  très-grave.  Pendant  que  les  deux  aln&,  Alexan- 
dre et  Charles  de  Lameth,  tenaient  à  Paris  Textrême 


DANS  LA  QUESTION  DE  L'ÉMIGHATION.  425 

point  du  côté  gauche,  l'avant-garde  de  Tavant-garde, 
leur  frère  Théodore  organisait,  àLons-le-Saulnier,  une 
société  rétrograde  ;  il  lui  avait  fait  accorder,  par  le 
crédit  de  ses  frères,  l'affiliation  des  Jacobins,  et  l'avait 
fait  retirer  à  la  primitive  société  de  la  même  ville, 
énergiquement  patriote.  Celle-ci  inséra  dans  le  jour- 
nal de  Brissot  une  adresse  foudroyante  pour  les 
Lameth  (2  février).  Brissot  soutint  cette  adresse,  et 
malgré  tous  les  efforts  des  Lameth^  les  Jacobins  dé- 
trompés ôtërent  l'affiliation  à  la  société  rétrograde, 
la  rendirent  à  l'autre. 

Coup  terrible,  qui  pouvait  être  mortel  à  leur  popu- 
larité !  et  qui  explique  pourquoi  ils  se  montrèrent 
violents,  durs,  pétulants,  impatients,  dans  ladiscussion 
relative  au  droit  d'émigrer.  Ils  avaient  besoin,  de- 
vant les  tribunes,  de  faire  montre  de  zèle.  Us  s'agi- 
taient sur  leurs  bancs,  criaient,  trépignaient.  Ils  sou- 
tinrent avec  Barnave  que  la  commune  qui  avait 
arrêté  Mesdames  n'était  point  coupable  d'illégalité  , 
parce  qu'elle  avait  cru  agir  pour  V intérêt  public.  Mira- 
beau demandant  quelle  loi  s'opposait  au  voyage,  les 
Lameth  ne  répondant  rien,  un  de  leur  amis,  plus 
franc,  répondit  :  a  Le  salut  du  peuple.  » 

L'Assemblée  permit  néanmoins  à  Mesdames  de 
continuer  leur  voyage.  Elle  chargea  son  comité  de 
constitution  de  lui  présenter  le  projet  d'une  loi  sur 
l'émigration. 

Ce  projet,  goûté  de  Merlin,  le  futur  rédacteur  de  la 
Loi  des  suspects^  était  déjà,  en  effet,  comme  un  pre- 
mier article  du  code  de  la  Terreur;  il  était  copié 


4f6  LA  DISCUSSION  TROUBLÉE  PAR  LE  HOnTEMElIT 

de  l'autre  Terreur,  de  la  Révocationde  Védit  de  Nantes. 
La  législation  barbare  de  Louis  XIY,  modèle  de  celle- 
ci,  commence  de  même  par  frapper  l'émigré  de  con- 
fiscation ;  puis,  de  peine  en  peine,  toujours  plus  dure 
et  plus  absurde,  elle  va  jusqu'à  prononcer  lés  galères 
contre  la  pitié,  l'humanîté,  contre  l'homme  chari- 
table qui  a  sauvé  le  proscrit. 

Donc,  il  s'agissait  de  savoir  si  l'on  ferait  le  premier 
pas  dans  les  voies  de  Louis  XIY,  dans  les  voies  de  la 
Terreur,  si  la  France ,  libre  d'hier ,  serait  fermée 
comme  un  cachot.  Une  discussion  qui  intéressait  à 
ce  point  la  liberté,  demandait  d'abord  une  chose, 
que  l'Assemblée  fût  libre  et  calme.  Cependant,  dès 
le  matin,  tout  annonçait  une  émeute.  Deux  sortes 
de  personnes  y  travaillaient,  les  maratistes,  les  aris- 
tocrates. Marat,  par  sa  feuille  du  jour,  sommait  le 
peuple  de  courir  à  l'Assemblée,  de  manifester  hau- 
tement, violemment  son  opinion,  de  chasser  les  dé- 
pûtes  infidèles.  D'autre  part,  les  royalistes,  travaillant 
habilement  le  faubourgSaînt-Antoine(c'està  eux  que 
Lafayette  attribue  ce  mouvement),  l'avaient  poussé 
vers  Vincennes,  lui  faisant  croire  que  l'on  y  organi- 
sait une  nouvelle  Bastille.  C'était  un  moyen  iniailli- 
ble  de  faire  sortir  de  Paris  Lafayette  et  la  garde  na- 
tionale. Beaucoup  de  gentibhommes  mandés  des 
provinces  depuis  plusieurs  jours ,  étaient  entrés  fur- 
tivement, un  à  un,  dans  les  Tuileries,  armés  de  poi- 
gnards, d'épées  et  de  pistolets  ;  selon  toute  vraisem- 
blance, ils  comptaient  enlever  le  Roi.  La  garde  na- 
tionale, revenue  de  Vincennes,  au  soir,  et  de  maii- 


DB  TWCENNES  ET  DBS  TUILERIES  (28  FÉVRIER  91).  4?7 

vaise  humeur,  les  trouva  aux  Tuileries,  les  désarma, 
les  maltraita. 

Le  matin^  au  milieu  de  ces  mouvements  dont 
CD  ne  s'expliquait  pas  bien  les  auteurs,  ni  la  portée, 
l'Assemblée  délibérait.  Elle  entendait  battre  la  gëné^ 
raie  partout  dans  Paris,  le  bruit  plus  ou  moins  éloigné 
des  tambours  dans  la  rue  Saint-Honoré,  le  bruit  du 
peuple  des  tribunes,  entassé,  étouffé,  et  se  contenant 
à  peine,  celui  plus  redoutable  encore  de  la  foule 
grondante  qui  se  pressait  à  la  porte.  Agitation,  émo- 
tion ,  fièvre  universelle ,  vaste  et  général  murmure 
du  dehors  et  du  dedans. 

Visiblement,  un  grand  duel  allait  avoir  lieu,  entre 
deux  partis,  ))ien  plus,  entre  deux  systèmes,  deux 
morales.  Il  était  curieux  de  savoir  qui  voudrait  se 
compromettre,  descendre  en  champ  clos. 

Robespierre  tout  d'abord  se  retira  sur  les  hauteurs, 
ditun  mot,  sans  plus,  parla  pour  ne  plusparler.  Le  rap- 
porteurChapelier,ayantlui-mêmedéclaréqueson  pro- 
jet était  inconstitutionnel  et  demandé  (}ue  l'Assemblée 
décidât  préalablement  si  ellp  voulait  une  loi,  Robes- 
pierre dit  :  «  Je  ne  suis  pas  plus  que  M.  Chapelier,  par- 
tisan de  la  loi  sur  les  émigrations  ;  mais  c'est  par  une 
discussion  solennelle  que  vous  devez  reconnaître  l'im- 
possibilité ou  les  dangers  d'une  telle  loi.  »  Et  puis,  il 
resta  témoin  muet  de  cette  discussion.  Que  Mirabeau 
s'y  compromit,  ouïes  ennemis  de  Mirabeau  (Duport 
etLameth),  Robespierre  devait  toujours  y  trouver  son 
avantage. 

Amis,  ennemis  de  Mirabeau,  tous  désiraient  qu'il 


428  MIRABEAU  DÊPBND 

parlât,  pour  sa  gloire  ou  pour  sa  perle.  Dans  six  bil* 
lets  qu'il  reçut,  coup  sur  coup,  en  un  moment,  on  le 
sommait  de  proclamer  ses  principes,  et  en  même 
temps  on  lui  montrait  Tétat  violent  de  Paris.  Il  en- 
tendit parfaitement  l'appel  qu'on  faisait  à  son  courage, 
et  pour  ne  tenir  personne  en  suspens,  lut  une  page 
vigoureuse,  que,  huit  ans  ajuparavant,  il  avait  écrite 
au  roi  de  Prusse  sur  la  liberté  d'émigrer.  Et  il  de- 
manda que  l'Assemblée  déclarât  fie  vouloir  entendre  le 
projet,  qu'elle  passât  à  l'ordre  du  jour. 

Nulle  réplique  de  Duport,  nulle  des  Lameth,  nulle 
de  Barnave.  Profond  silence.  Ils  laissant  parler  les 
gens  en  sous  ordre,  Rewbell,  Prieur  et  Muguet.  Rew- 
bell  établit  qu'en  temps  de  guerre,  émigrer,  c'est  dé- 
serter. Or,  c'était  là  justement  le  nœud  de  la  situa- 
tion :  Était-on  en  temps  de  guerre?  On  pouvait  dire 
non,  ou  oui.  Tant  que  l'état  de  guerre  n'est  pas  dé- 
claré, les  lois  de  la  paix  subsistent,  et  la  liberté  pour 
tous  d'entrer,  de  sortir. 

On  lut  le  projet  de  loi.  Il  confiait  à  trois  personnes 
que  l'Assemblée  nommerait,  le  droit  dictatorial  d'au- 
toriser la  sortie,  ou  de  la  défendre,  sous  peine  de  con- 
fiscation, de  dégradation  du  titre  de  citoyen.  L'As- 
semblée presque  entière  se  souleva  à  celle  lecture,  et 
repoussa  l'odieuse  inquisition  d'Ëtat  que  le  projet  lui 
déférait.  Mirabeau  saisit  ce  moment  et  parla  à  peu- 
près  ainsi  :  a  L'Assemblée  d'Athènes  ne  voulut  pas 
même  entendre  le  projet  dont  Aristide  avait  dit  :  Il 
est  utile,  mais  injuste.  Vous,  vous  avez  entendu. 
Mais  le  frémissement  qui  s'est  élevé,  a  montré  que 


LA  LIBERTÉ  D'ÊMlCnEft  (28  FÉVRIER  91).  429 

VOUS  étiez  aussi  bons  juges,  en  moralité,  qu'Aristide. 
La  barbarie  du  projet  prouve  qu'une  loi  sur  l'émigra- 
tion est  impraticable  (Murmures).  Je  demande  qu'on 
m'entende.  S'il  est  des  circonstances  où  des  mesures 
de  police  soient  indispensables,  même  contre  les  lois 
reçues,  c'est  le  délit  de  la  nécessité  ;  mais  il  y  a  une 
difTérence  immense  entre  une  mesure  de  police  et 
une  loi...  Je  nie  que  le  projet  puisse  être  mis  en  dé- 
libération. Je  déclare  que  je  me  croirais  délié  de  tout 
serment  de  fidélité  envers  ceux  qui  auraient  l'infamie 
de  nommer  une  commission  dictatoriale  (Applaudis- 
sements). La  popularité  que  j'ai  ambitionnée,  et  dont 
j'ai  eu  l'honneur  (Murmures  à  l'extrême  gauche)... 
dont  j'ai  eu  l'honneur  de  jouir  comme  un  autre, 
n'est  pas  un  faible  roseau  ;  c'est  dans  la  terre  que  je 
veux  enfoncer  ses  racines  sur  l'imperturbable  base  de 
la  raison  et  de  la  liberté  (Applaudissements).  Si  vous 
faites  une  loi  contre  les  émigrants,  je  jure  de  n'y 
obéir  jamais.  » 

Le  projet  du  comité  est  rejeté  à  Vunanimiii. 

Et  pourtant  les  Lameth  avaient  murmuré;  l'un 
d'eux  avait  demandé  la  parole,  et  il  l'avait  laissé 
prendre  à  un  député  de  son  parti,  qui,  dans  une  pro- 
position fort  obscure,  demanda  l'ajournement. 

Mirabeau  persista  pour  l'ordre  du  jour  pur  et  sim- 
ple, et  voulut  parler  encore.  Alors,  un  homme  de  la 
gauche  :  «  Quelle  est  donc  cette  dictature  de  M.  de 
Mirabeau?  »  Celui-ci,  qui  sentit  bien  que  cet  appel 
à  l'envie,  à  la  passion  ordinaire  des  assemblées,  ne 
manquerait  pas  son  but,  s'élança  à  la  tribune,  et, 


430  DANGER  DE  MIRABEAU. 

quoique  le  président  lui  refusât  la  parole  :  «  Je  prie, 
dit-il,  MM.  les  interrupteurs  de  se  rappeler  que  j'ai 
toujours  combattu  le  despotisme;  je  le  combattrai 
toujours.  11  ne  suffit  pas  de  compliquer  deux  ou  trois 
propositions  (Murmures  plusieurs  fois  répétés)... 
Silence  aux  trente  voixl...  Si  Tajoumement  est 
adopté,  il  faut  qu'il  soit  décrété  que  d'ici  là  il  n'y  aura 
pas  d'attroupement/  » 

Et  il  y  avait  attroupement;  on  ne  l'entendait  que 
trop.  Les  trente,  qui  cependant  avaient  ce  peuple 
pour  eux,  n'en  furent  pas  moins  atterrés,  et  ne  sonnè- 
rent mot.  Mirabeau  avait  fait  tomber  d'aplomb  sur 
leur  tète  toute  la  responsabilité^  et  ils  ne  répondaient 
pas.  Le  public,  la  foule  inquiète  qui  remplissait  les 
tribunes  attendait  en  vain.  Jamais  il  n'y  eut  un  coup 
plus  fortement  asséné. 

La  séance  finit  à  cinq  fieures  et  demie.  Mirabeau 
alla  chez  sa  sœur^  son  intime  et  chère  confidente,  et 
lui  dit  :  «  J'ai  prononcé  mon  arrêt  de  mort.  C'est  fait 
de  moi,  ils  me  tueront,  r^ 

Sa  sœur,  sa  famille,  depuis  longtemps  en  jugeait 
de  même,  elle  croyait  sa  vie  en  danger.  Quand  il  sor- 
tait le  soir  pour  aller  à  la  campagne,  son  neveu , 
armé,  le  suivait  de  loin,  malgré  lui.  Plusieurs 
fois,  on  avait  cru  son  café  empoisonné.  Une  lettre 
qui  subsiste,  prouve  qu'on  lui  dénonça  d'une  ma- 
nière détaillée  et  i^récise ,  un  complot  d'assassinat. 

Cette  fois,  il  avait  tellement  humilié  ses  ennemis, 
les  avait  montrés  si  parfaitement  indignes  de  ce  grand 
rôle  usurpé,  qu'il  devait  s'attendre  à  tout  ;  non  que 


AHAQUÉ  AUX  JACOBINS  (28  FÉVRIER  91).  431 

Duport  OU  les  Lameth  fussent  gens  à  commander  le 
crime,  mais,  dans  ceux  qui  les  entouraient,  fanati^ 
ques  ou  intéressés,  il  y  avait  nombre  d'hommes  qui 
n'avaient  nul  besoin  de  commandement. 

Aussi^  quoique  Mirabeau  eût  la  fièvre,  et  par-des- 
sus, la  fatigue  de  cette  séance  violente,  il  voulut,  le 
soir  même,  l'affaire  étant  chaude  encore,  une  heure 
après  la  séance,  aller  droit  à  ses  ennemis,  droit  aux 
Jacobins,  entrer  dans  cette  foule  hostile,  en  iendre 
les  flots,  et,  parmi  tant  d'hoinmes  furieux  qui  tou- 
cheraient sa  poitrine,  voir  s'il  en  était  quelqu'un  qui, 
du  poignard  ou  de  la  langue,  osât  l'attaquer* 

Il  était  sept  heures  du  soir,  il  entre...  La  salle  était 
pleine.  Les  muets  de  l'Assemblée  avaient  recouvré  la 
parole.  Duport  était  à  la  tribune;  il  parut  déconcerté. 
Au  lieu  d'en  venir  au  fait,  il  errait,  s'embarrassait 
dans  un  interminable  préambule,  parlant  toujours  de 
Lafayette,  et  pensant  à  Mirabeau.  Il  hésitait  pour  plu- 
sieurs causes.  Bien  supérieiir  aux  Lameth,  il  sentait 
probablement  que,  s'il  portait  à  Mirabeau  un  irrépa- 
rable coup,  s'il  parvenait  à  le  mettre  hors  des  jacobins, 
il  pourrait  bien  n'avoir  fait  que  travailler  pour  Ro- 
bespierre. Enfin,  il  franchit  le  pas;  n'ayant  rien  dit  le 
matin,  ne  rien  dire  encore  le  soir,  c*eût  été  tomber 
bien  bas.  a  Les  ennemis  de  la  liberté,  dit-il,  ils  ne 
sont  pas  loin  de  vous.  »  Tonnerre  d'applaudissements. 
Tous  regardent  Mirabeau,  plusieurs  viennent  insolem- 
ment lui  applaudir  à  la  face.  Alors  Duport  retraça  la 
séance  du  matin,  non  sans  quelque  ménagement,  se 
déclarant  l'admirateur  de  ce  beau  génie,  mais  soute- 


452  DANGER  DE  MIRABEAU. 

naDt  que  le  peuple  avait  besoin  avant  tout  d'une 
probité  austère.  Il  reprocha  à  Mirabeau  Foi^eil  de 
sa  dictature.  Vers  la  fin,  il  parut  s'attendrir  encore, 
dans  ce  suprême  combat,  et  dit  ces  paroles  habiles, 
que  tout  le  monde  trouva  touchantes  :  «  Qu'il  soit 
un  bon  citoyen,  je  cours  l'embrasser;  et  s'il  détourne 
le  visage,  je  me  féliciterai  de  m'en  être  fait  un  en- 
nemi, pourvu  qu'il  soit  ami  de  la  chose  publique.  » 

Ainsi,  il  laissait  la  porte  ouverte  au  repentir  de 
Mirabeau,  faisait  grâce  à  son  vainqueur,  lui  offrait 
en  quelque  sorte  l'absolution  des  jacobins. 

Mirabeau  ne  profita  pas  de  cette  générosité.  A  tra- 
vers les  applaudissements  donnés  à  Duport,  qui  pour 
lui  sont  des  anathèmes,  il  avance  d'une  marche  brus^ 
que,  et  dit  :  «  Il  y  a  deux  sortes  de  dictatures,  celle 
de  l'intrigue  et  de  Taudace,  celle  de  la  raison  et  du 
talent.  Ceux  qui  n'ont  pas  établi  ou  gardé  la  pre- 
mière, et  qui  ne  savent  pas  s'emparer  de  la  seconde, 
à  qui  doivent-ils  s'en  prendre,  sinon  à  eux-mêmes?» 
Puis,  leur  demandant  compte  de  leur  silence  du 
matin,  il  assura  que  sa  conscience  ne  lui  reprochait 
pas  d'avoir  soutenu  une  opinion  qui,  quatre  heures 
durant,  sysiit  ^mcelk  de  VAssembléenationale,  et  que 
n'avait  attaquée  aucun  des  chefs  d'opinion. — Justifica- 
tion irritante;  le  mot  cAe/* sonnait  très-mal  à  l'oreille 
des  Jacobins.  «  Au  reste,  ajouta-t-il  hardiment ,  mon 
sentiment  sur  l'émigration,  [c'est  la  pensée  univer- 
selle des  philosophes  et  des  sages;  si  l'on  se  trompait 
dans  la  compagnie  de  tant  de  grands  hommes,  il  fau- 
drait bien  s'en  consoler.  »  Les  Jacobins,   d'après 


ATTAQUÉ  AUX  JACOBINS  (28  FÉVRIER  91).  435 

cette  iosinuation,   n'étaient  donc  pas   des  grands 
hommes? 

Les  ménagements  de  Duport,  la  provoquante  apo- 
logie de  Mirabeau ,  avaient  fait  souffrir  cruellemen 
Alexandre  de  Lameth.  Il  voyait  bien  d'ailleurs  les 
Jacobins  ulcérés,  il  sentait  qu'il  allait  exprimer  la 
haine  de  tous  avec  la  sienne,  cela  le  mit  hors  de  lui- 
même,  lui  fît  perdre  de  vue  toute  politique.  Il  regarda 
l'Assemblée,  et  il  ne  vit  plus  deux  hommes,  en  qui 
était  tout  pourtant.  Il  ne  vit  pas  près  de  lui  Mirabeau, 
dont  les  opinions  monarchiques  au  fond  différaient 
peu  des  siennes  et  qu'il  eût  dû  ménager.  Il  ne  vit  pas 
dans  l'Assemblée  la  face  pâle  de  Robespierre,  qui, 
muet,  comme  le  matin,  attendait  paisiblement  qu'on 
eût  tué  Mirabeau. 

Lameth,  s'adressant  .d'abord  au  fonds  le  plus  riche 
delà  nature  humaine,  l'oi^^ueil  et  l'envie,  répéta,  en- 
venima l'apostrophe  impérieuse  de  Mirabeau  :  Silence 
aux  trente  voix.  Puis,  s'adressant  à  l'esprit  du  corps, 
à  la  vanité  spéciale  des  Jacobins  :  Les  amis  du 
despotisme,  dit-il,  les  amis  du  luxe  et  de  l'argent, 
justement  effrayés  des  progrès  de  cette  société,  il- 
lustre par  toute  la  terre,  ont  juré  sa  perte.  Or,  voici 
le  dernier  complot  auquel  ils  se  sont  arrêtés.  Ils 
ont  dit:  «Il  y  a  150  députés  jacobins  incorrupti- 
bles; eh  bien!  nous  saurons  les  perdre  ;  nous  for- 
gerons tant  de  libelles  qu'on  les  croira  des  fac- 
tieux. »  Âh  !  messieurs,  si  je  n'avais  connu  ce  complot, 
j'aurais  parlé  ce  matin.  Misérable  situation  des  pa- 
triotes, forcés  de  se  taire  et  de  transiger!  Âuxpremiers 
n.  28 


454  MIRABEAU  ACX  JACOBINS, 

motâ  Ijiiè  Je  disais,  on  i  crié  :  «Factîeîix!  »  puis,  ils 
ont  fait  une  émeute,  puis  dit  au  Roi  :  «  Eh  bieni  sire, 
ioîlà  Ibs  Jacobins  défaits  !  » . . .  (}\ie\  est  maintenant  le 
centré  de  vos  enneinisîMii^abeàu,  toujours  Mirabeau. 
Vbilk  ëhcote  qu'il  a  tédigé  la  prôclanlatiôn  du  dépkr- 
ibment  ;  et  c'bst  toiis  qu'il  ^  désigne  comme  factieux 
a  ëxiërdiiner.  —  Et  se  tournant  vers  Mirabeau  : 
Qiiaiid  vous  avez  ainsi  désigné  lès  factieux,  je  me  suis 
bien  donné  de  garde  d'objecter  m  mot,  je  vous  ai 
Iftissé  parler,  il  importait  de  vous  connaître.  S'il  est 
Ijuelqii'uti  Ici  qui  n'ait  vu  ce  matin  vos  perfidies, 
tju'il  me  démente  !  —  Une  voix  :  I^on.  —  Et  qui  ose 
avoir  dit  Non?  —  La  même  voix  :  Je  voiilais  dire, 
M.  de  Lameth,  que  personne  de  l'Asseinbléë  ne  pour- 
rait vous  démentir.  —  Personne  ne  féclàmant,  La- 
meth titu  parti  habilement  du  mot  de  Mirabeau  :  Chefs 
d'opiniôh.  Il  flatta  tous  leâ  muets,  et  poussant  la  chose 
avec  le  vrai  génie  de  Tartufe  :  «  Distinction  îilsôlente  ! 
c'est  le  malheur  de  la  nation  que  tant  dé  députés  mo- 
destes ne  soient  pas  chefs  d'opinion,  tant  d'excel- 
lents citoyens. . .  Le  patriotisme  est  pour  eux  une  reli- 
gion dont  il  leur  suffit  que  le  ciel  voye  la  ferveur!  Ils 
n'en  sont  pas  moins  précieux  à  la  patrie,  et  plat  à 
Dieu  que  vous  l'eussiez  aussi  bien  servie  par  vos  dis- 
cours qu'eux  par  leur  silence.  » 

Parmi  d'autres  paroles,  Lameth  en  dit  une  furieuse; 
il  est  rare  que  Ton  montre  de  tels  abtmès  de  haine  : 
«  le  ne  suis  pas  de  ceux  qui  pensent  que  la  bonne  po- 
litique veut  qu'on  ménage  M.  de  Mirabeau,  qu'on  ne 
le  désespère  pas....  » 


DDIOLÉ  PilR  LES  LA1IETH.(28  FÉYHIER  91).  435 

Mirabeau  siégeait  à  côté,  a  et  il  lui  tombait,  dit 
Camille  Desmoulins,  de  grosses  gouttes  du  visage.  Il 
était  devant  le  calice,  dans  le  Jardin  des  Olives.  » 

Noble  et  juste  comparaison,  sortie  du  cœur  d'un 
ennemi,  ennemi  sans  fiel,  innocent,  et  qui,  dans  sa 
colère  même,  relève  encore,  malgré  lui,  celui  qu'il 
a  tant  aimé. 

Oui,  Camille  avait  raison.  Le  grand  orateur,  qui, 
sur  une  question  d'équité,  de  liberté,  d'humanité,  se 
voyait  périr,  n'était  pas  indigne,  après  tout,  d'avoir 
aussi  la  sueur  de  sang,  de  boire  le  calice.  Quoiqu'il  ait 
fait,  ce  vicieux,  ce  coupable,  cet  infortuné  grand 
homme,  qu'il  en  soit  purifié.  D'avoir  souffert  pour 
la  justice,  pour  le  principe  humain  de  notre  Ré- 
volution, ce  sera  son  expiation,  son  rachat  devant 
l'avenir. 


CHAPITRE  XI. 

MORT  DE  MIRABBAU.  2  AVRIL  i79i. 


Mirabeau  tué  par  la  médiocrité.  Indécision  dn  parti  bâtard  qn*il  combat, 
ineptie  da  parti  qn*il  défend.  Il  se  croit  empoisonné,  bâte  sa  mort  (mars  M). 
Ses  derniers  moments;  sa  mort  (1  avril).  Honneors  qu'on  lui  rend;  ses 
fonérailles  (4  avril).  —  JogemenU  divers  sur  Mlrabean.  Il  n*a  pas  traki  la 
France;  il  y  eut  corraplion,  non  trahison.  ~  Cinquante  années  dVxpiaiion 
suffisent  â  la  Justice  nationale. 


Il  est  bien  regrettable  que  nous  n'ayons  pas  la  ré- 
ponse de  Mirabeau.  Elle  dut  être,  si  nous  jugeons  par 
les  résultats,  le  triomphe  de  l'adresse  et  de  Télo- 
quence.  Nous  en  avons  l'extrait,  probablement  défi- 
guré. On  y  entrevoit  néanmoins  que  cette  réponse 
dut  contenir,  parmi  cent  choses  flatteuses  et  insi- 
nuantes, des  mots  ironiques,  par  exemple  celui-ci  : 
a  Et  comment  pourrait-on  me  prêter  l'absurde  des- 
sein de  présenter  les  Jacobins  comme  des  factieux, 
lorsque  chaque  jour  ils  réfutent  si  bien  cette  calomnie 
par  leurs  réponses,  par  leurs  séances  publiques  7  » 


MIRABEAU  TUÉ  PAR  LA  MÉDIOCRITÉ.  437 

Avec  cela^  le  grand  orateur  se  fit  si  habilement  Ja- 
cobin, si  sensible  à  leur  opinion,  qu'il  lui  suffit  d'un 
moment  pour  tourner  tous  les  esprits.  Il  avoua  qu'il 
avait  boudé  les  Jacobins,  mais  en  leur  rendant  jus- 
tice. Les  applaudissements  s'élevèrent.  Enfin,  lors- 
que, terminant,  il  dit  :  «  Je  resterai  avec  vous  jusqu'à 
l'ostracisme  » ,  il  avait  reconquis  les  cœurs. 

Il  sortit,  et  ne  revint  plus.  Son  génie  était  tout  con- 
traire à  celui  des  Jacobins.  Il  ne  subissait  pas  volon- 
tiers le  joug  de  cet  esprit  moyen  qui,  n'ayant  ni  le 
besoin  de  talent  qu'éprouve  une  élite,  ni  l'entraîne- 
ment du  peuple,  son  instinct  naïf  et  profond,  exige 
qu'on  soit  moyeu,  juste  à  la  même  hauteur,  pas  plus 
haut  et  pas  plus  bas,  et  qui  tout  défiant  qu'il  peut  être, 
se  laisse  néanmoins  gouverner  par  une  tactique  mé- 
diocre. La  Révolution  qui  montait,  amenait  à  la  puis- 
sance ces  médiocrités  actives. 

La  classe  moyenne,  bourgeoise,  dont  la  partie  la 
plus  inquiète  s'agitait  aux  Jacobins,  avait  son  avè- 
nement. Classe  vraiment  moyenne  en  tout  sens, 
moyenne  de  fortune,  d'esprit,  de  talent.  Le  grand  ta- 
lent était  rare,  plus  rare  l'invention  politique,  la  lan- 
gue fort  monotone,  toujours  calquée  sur  Rousseau. 
Grande,  immense  différence  avec  le  seizième  siècle, 
où  chacun  a  une  langue  forte,  une  langue  sienne, 
qu'il  fait  lui-même,  et  dont  les  défauts  énergiques, 
intéressent,  amusent  toujours.  Sauf  quatre  hommes 
de  premier  ordre,  trois  orateurs,  un  écrivain,  tout  le 
reste  est  secondaire.  L'idole  qui  passait,  Lafayette, 
et  les  idoles  qui  viennent,  girondines  et  montagnar- 


438  INDÉCISION  DU  PARTI  BATARD  Qira  COHRAT. 

des,  sont  géoéralement  médiocres.  Mirabeau  se  voyait 
poyé,  à  |a  lettre,  dans  }a  médiocrité. 

Le  flot  montait,  la  marée  venait  de  la  grande  mer. 
Lui,  robuste  athlète,  il  était  là  sur  le  rivage,  dans  la 
ridicule  attjtudede  combattre  l'Océan;  le  flot  n'en 
ipontait  pas  moins  ;  hier  l'eau  jusqu'à  la  cheville^ 
aujourd'hui  jusqu'au  genou,  demain  jusqu'à  la  cein- 
ture. . .  Et  chaque  vague  de  cet  océan  n'avait  ni  figure 
ni  forme;  chaque  flot  qu'il  prenait,  serrait  de  sa 
forte  main,  coulait,  faible,  facje,  incolore. 

Lutte  ingrate,  qui  n^étai^  nullement  celle  des 
principes  opposés.  Mirabeau  pouvait  à  peine  définir 
contre  quoi  il  combattait.  Ce  n'était  nullement  le 
peuple,  nullement  le  gouverqement  populaire.  Mira- 
beau eût  gagné  à  la  république  ;  il  eût  été  incontes- 
tablement le  prepiier  citoyen.  Il  luttait  coptre  un 
parti  immense  et  très-faible,  mêlé  d'apparences  di- 
verses, et(]pi  lui-même  ne  voulais  rien  de  plus  qu'une 
apparence,  un  je  pe  sais  quoi,  uq  introuvable  mi- 
lieu, pi  pionarchie,  ni  répuj^lique,  parti  métis,  à 
deux  sexes,  ou  plutôt  sans  sexe,  impuissant,  mais, 
comme  les  eunuques,  s'agitant  en  proportion  de  son 
impuissance. 

Le  ridicule  choquant  de  la  situation,  c'es^  que  c'é- 
tait ce  néant,  qui,  au  nom  d'un  système  encore 
introuvé,  organisait  la  Terreur. 

Le  chagrin  saisit  Mirabeau,  le  dégoût.  Il  commen- 
çait à  entrevoir  qu'il  était  dupe  de  la  cour,  joué  par 
elle,  mystifié.  Il  avait  rêvé  le  rôle  d'arbitre  entre  la 
révolution  et  la  monarchie  ;  il  croyait  prendre  ascen- 


INEPTIE  DU  PARTI  0U*1L  DÉFEND.  439 

dant  sur  h  reine,  co^ppae  bomme^  et  bomi^e  (}'|)tat, 
la  sauver,  f^areiqe,  qui  youlait  ^oins  être  sauvée  que 
vengée,  ^^goû^i|;  aucune  idée  raisonnable.  |^eppyei| 
qu'il  proposai!  était  cejui  qu'elle  repoussait  )e  plus  : 
Être  modéré  et  juste  y  avoir  toujours  raison;  travailler 
lepteme])|,  fortement  Topinion,  surtout  celle  des  dé- 
P^tenients,  hâter  la  ^n  de  réassemblée  dont  il  |)!y 
avait  rien  attendre,  en  former  une  npuvelle,  lui  fai^e 
réviser  la  constitution.  (Voy.  ses  Itfém, ,  t.  ym.] 

I|  voulait  sauver  deux  choses,  la  royauté  et  la  |t- 
berfé,  croyant  }a  royauté  elle-même  une  garantie  d^ 
liberté.  Pans  cette  double  ten^tive,  i|  trouvait  uq 
gr«nd  obstacle,  l'jncurable  ineptie  4e  la  cour  qu'ij  dé- 
fendait, f^e  côté  droit,  par  exemple,  ayant  hasarcjé 
contre  )es  couleurs  nationales  une  sortie  insolente, 
imprudente  au  plus  haut  degré,  Mirabeau  y  répondit 
par  une  foudroyante  apostrophe,  par  les  mots  même 
que  la  France  eût  dit,  si  elle  eût  parlé;  le  soir,  il  vit 
arriver  M.  de  Lamarck  éperdu  qui  venait  le  gronder 
de  la  part  de  la  reine,  se  plaindre  de  sa  violence.  Il 
tourna  le  dos,  et  répondit  avec  indignation  et  mépris. 
Dans  son  discours  sur  la  régence,  il  demanda  et  ^t 
décréter  que  les  femmes  en  seraientexclues. 

On  ne  voulait  point  s'aider  sérieusement  de  {pi, 
mais  seulement  le  compromettre,  le  dépopulariser. 
On  avait,  en  grande  partie,  obtenu  ce  dernier  point. 
Des  trois  rôles  qui  peuvent  tenter  le  génie,  en  révo- 
lution, Richelieu,  Washington,  Cromwell,  nul  ne  lui 
était  possible.  Ce  qui  lui  restait  de  mieux  à  faire, 
c* était  de  mourir  à  temps. 


440  IL  SE  CROIT  EMPOISONNÉ, 

Aussi,  comme  s'il  eût  été  impatient  d'en  finir,  il 
augmenta  encore,  dans  ce  mois  qui  fut  pour  lui  le 
dernier,  la  furieuse  dépense  de  vie  qui  lui  était  ordi- 
naire. Nous  le  retrouvons  partout,  il  accepte  au 
département,  dans  la  garde  nationale,  de  nouvelles 
fonctions.  Â  peine  il  quitte  la  tribune,  versant  sur 
tous  les  sujets  la  lumière  et  le  talent,  descendant  aux 
spécialités  qu'on  eût  cru  lui  être  le  plus  étrangères 
(je  pense  aux  discours  sur  les  mines). 

Il  allait,  parlait,  agissait,  et  pourtant  se  sentait 
mourir,  il  se  croyait  empoisonné.  Loin  de  com- 
battre sa  langueur  par  une  vie  différente,  il  semblait 
plutôt  se  hâter  à  la  rencontre  de  la  mort.  Vers  le  15 
mars,  il  passa  une  nuit  à  table  avec  des  femmes,  et 
son  état  s'aggrava.  Il  n'avait  que  deux  goûts  pro- 
noncés, les  femmes  et  les  fleurs  :  encore,  il  faut 
ici  s'entendre;  jamais  de  filles  publiques^;  le  plaisir, 
chez  Mirabeau,  ne  fut  jamais  séparé  de  l'amour. 

Le  dimanche  27  mars,  il  se  trouvait  à  la  campagne, 
à  sa  petite  maison  d'Ârgenteuil,  où  il  faisait  beaucoup 
de  bien.  Il  avait  toujours  été  tendre  aux  misères  des 
hommes  et  le  devenait  encore  plus  aux  approches 
de  la  mort.  Il  fut  saisi  de  coliques,  comme  il  en  avait 
eu  déjà,  mais  accompaguéo?  d'angoisses  inexprima- 
bles, se  voyant  là  mourir  seul,  sans  médecin  et  sans 

'  Etienne  Dumont,  ch.  xiy,  p.  273.  —  Mirabeau  travûllftit  toujours 
enfironné  de  fleurs.  U  kyùi  des  goûts  plus  délicats  qu'on  n*a  dit.  U  était 
assez  grand  mangeur,  comme  un  homme  de  sa  force  et  qui  dépensait 
tant  de  vie,  mais  il  ne  faisait  aucun  excès  de  boisson  ;  son  éloquence  ne 
sorUit  pas  du  yin,  comme  celle  de  Fox,  Pitt  et  autres  orateurs  angiûs. 


HATE  SA  MORT  (MARS  91).  44! 

secours.  Les  secours  vinrent,  mais  rien  n'y  fit.  En 
cinq  jours  il  fut  emporté. 

Cependant  le  lundi  2S,  la  mort  dans  les  dents  et 
toute  peinte  sur  son  visage,  il  s'obstina  à  aller  encore 
à  l'Assemblée.  L'affaire  des  mines  s'y  décidait,  affaire 
fort  importante  pour  son  ami ,  M.  de  Lamarck ,  dont 
la  fortune  y  était  engagée.  Mirabeau  parla  cinq  fois, 
et  tout  mort  qu'il  était,  il  vainquit  encore.  En  sor- 
tant, tout  fut  fini  ;  il  s'était,  dans  ce  dernier  effort, 
achevé  pour  l'amitié. 

Le  mardi  29,  le  bruit  se  répandit  que  Mirabeau  était 
malade.  Vive  impression  dans  Paris.  Tous,  ses  adver- 
saires même,  surent  alors  combien  ils  l'aimaient. 
Camille  Desmoulins  qui  alors  lui  faisait  si  rude  guerre, 
sent  se  réveiller  son  cœur.  Les  violents  rédacteurs  des 
Révolutions  de  Paris  qui,  à  ce  moment,  proposent  la 
suppression  de  la  royauté,  disent  que  le  Roi  a  envoyé 
pour  s'informer  de  Mirabeau,  et  ajoutent  :  «  Sachons 
gré  à  Louis  XVI  de  n'y  avoir  pas  été  lui-même,  c'eût 
été  une  diversion  f&cheuse,  on  l'aurait  idolâtré.  » 

Le  mardi  soir,  la  foule  était  déjà  à  la  porte  du  ma- 
lade. Le  mercredi,  les  Jacobins  lui  envoyèrent  une 
députation,  et,  à  la  tète,  Bamave,  dont  il  entendit 
avec  plaisir  un  mot  obligeant  qui  lui  fut  rapporté. 
Charles  de  Lameth  avait  refusé  de  se  joindre  à  la 
députation. 

Mirabeau  craignait  les  obsessions  des  prêtres,  et 
avait  ordonné  de  dire  au  curé,  s'il  venait,  qu'il  avait 
vu  ou  devait  voir  son  ami  l'évèque  d'Âutun. 

Personne  ne  fut  plus  grand  et  plus  tendre,  dans  la 


442  DERNIERS  MOMENTS  DE  MIRABEAU. 

mort.  )1  parlai^  de  sa  vie  au  passé  y  e\  de  lui  qui  avait 
éte\  et  qui  avait  cessé  d'être.  Il  ][ie  vopiqt  de  médecin 
que  Cabanis,  sqq  ami,  fut  tout  entier  à  l'amitié,  à  la 
pensée  de  )a  France^  Ce  qui,  mourant,  Tinquiétait  le 
plus,  c'était  Tattitude  douteuse,  inenaçante  des  an- 
glais quj  semblaient  préparer  la  guerrp.  «Ce  Pitt,  di- 
sait-il, gouverne  avec  ce  dont  il  menace,  plutôt 
qu'avec  ce  qu'il  fait.  J[e  lui  aurais  donné  du  chagrin 
si  j'avais  vécu.  » 

On  lui  parla  de  l'empressement  extraordinaire  du 
peuple  à  den^ander  de  ses  nouvelles ,  du  respect  reli- 
gieux, du  silence  4^  la  foule,  qui  craignait  de  le 
troubler.  «  Ab  !  le  peuple,  dit-il,  un  peuple  si  bon,  est 
bien  digne  qu'on  se  dévoue  pour  |ui,  qu'on  fasse  tout 
pour  fonder ,  affermir  sa  liberté.  Il  m'était  glorieux 
de  vivre  pour  lui,  il  m'est  4oux  de  sentir  que  je  meurs 
au  milieu  du  peqple.  » 

\\  était  plein  de  sombres  pressentiment  sur  le  des- 
tin de  la  France  :  «  J'eipporte  avec  moi,  di$ait-i|,  le 
deuil  de  la  monarchie  \  ses  débris  vont  être  la  proie 
des  factieux.  » 

Un  coup  4e  canon  s'étant  foit  entendre,  il  s'écria, 
comme  en  sursaut:  «  Sont- ce  déj^  les  funérailles 
d'Achilleî» 

«  ]Le  2  avril  au  matin,  il  fit  ouvrir  ses  fenêtres,  et 
me  dit  d'une  voix  ferme  (c'est  Cabanis  qui  parle)  : 
«  ^on  ami,  je  mourrai  aujourd'hui.  Quand  on  en  est  là, 
il  ne  reste  plus  qu'une  chose  à  faire,  c'est  de  se  parfu- 
mer, de  se  couronner  de  fleurs,  et  de  s'environner  de 
musique,  afin  d'entrer  agréablement  dans  ce  sommeil 


SA  HORT  (2  AVRIL  !)1).  413 

dont  on  ne;  se  réveille  plus.  »  I|  i^ppe^a  son  va|et  de 
chambre  :  «Allons,  qu'on  se  prépare  à  me  raser,  k 
faire  ma  toilette  tout  entière.»  11  fit  pousser  son  lit  près 
d'une  fenêtre  ouverte  poijr  contempler  sur  les  ambres 
de  son  petit  jardin,  jes  premiers  in4ices  de  la  feuillai- 
son printaniére.  Le  soleil  brillait  ;  il  dit  :  «  Si  ce  n'est 

pas  là  Dieu,  c'est  du  moins  son  copsin  germain  i» 

Bientôt  après,  il  perdit  la  parole  ;  mais  il  répondait 
toujours  par  des  signes  aux  marques  d'amitié  que 
nous  lui  donnions.  Nos  moindre^  soins  le  Couchaient; 
il  y  souriait.  Quand  nous  pendrions  notre  visage  sur 
le  sien,  il  faisait  de  son  côté  des  efforts  pour  nous 
embrasser...  » 

Les  souffrances  étant  excessives,  comme  il  ne  pou- 
vait plus  parler,  il  écrivit  ces  mots  :«  Dormir.  »  11 
désirait  abréger  ceÇte  lutte  inutile,  et  demandait  de 
l'opium.  Il  expira  vers  huit  heures  et  demie.  Il  venait 
de  se  tourner,  eq  levant  les  yeux  au  ciel.  Le  plâtre 
qui  a  saisi  son  visage  ainsi  fixé,  n'indique  qu'un 
doux  sourire,  un  sommeil  plein  de  vie  et  d'aimables 
songes. 

La  douleur  fut  immense,  universelle.  Son  secrétaire 
qui  l'adorait  et  qui  plusieurs  fois  avait  tiré  l'épée  pour 
lui,  voulut  se  couper  la  goi^e.  Pendant  la  maladie , 
un  jeune  homme  s'était  présenté,  demandant  si  l'on 
voulait  essayer  la  transfusion  du  sang,  offrant  le  sien 
pour  rajeunir,  raviver  celui  de  Mirabeau.  Le  peuple 
fit  fermer  les  spectacles,  dispersa  même  par  ses 
huées  un  bal  qui  semblait  insulter  à  la  douleur  gé- 
nérale. 


414  HONNEURS  ÛU*ON  LUI  REND; 

Cependant  on  ouvrait  le  corps.  Des  bruits  sinistres 
avaient  circulé.  Un  mot  dit  à  la  légère  qui  eût  con- 
firmé ridée  d'empoisonnement^  aurait  pu  coûter  la 
vie  à  telle  personne  peutrètre  innocente.  Le  fils  de 
Mirabeau  assure  que  la  plupart  des  médecins  qui 
firent  l'autopsie  «  trouvèrent  des  jtraces  indubitables 
de  poison  » ,  mais  que,  sagement,  ils  se  turent. 

Le  3  avril,  le  département  de  Paris  se  présenta  à 
l'Assemblée  nationale,  demanda,  obtint,  que  l'élise 
de  Sainte-Geneviève  fût  consacrée  à  la  sépulture  des 
grands  hommes,  et  que  Mirabeau  y  fût  placé  le  pre- 
mier. Sur  le  fronton  devaient  être  inscrits  ces  mots  : 
«  Aux  grands  hommes  la  patrie  reconnaissante.  » 
Descartes  y  était.  Voltaire  et  Rousseau  devaient  y  ve- 
nir. Beau  décret  !  dit  Camille  Desmoulins.  H  y  a 
mille  sectes  et  mille  églises  entre  les  nations,  et 
dans  une  même  nation,  le  Saint  des  Saints  pour  l'un 
est  l'abomination  pour  l'autre.  Mais  pour  ce  temple  et 
ses  reliques,  il  n'y  aura  pas  de  disputes.  Cette  basiln 
que  réunira  tous  les  hommes  à  sa  religion. 

Le  4  avril  eut  lieu  la  pompe  funèbre,  la  plus  vaste, 
la  plus  populaire,  qu~'il  y  ait  eu  au  monde,  avant  celle 
de  Napoléon,  au  15  décembre  1840.  Le  peuple  seul 
fit  la  police  et  la  fit  admirablement.  Nul  accident  dans 
cette  foule  de  trois  ou  quatre  cent  mille  hommes. 
Les  rues,  les  boulevards,  les  fenêtres,  les  toits,  les 
arbres,  étaient  chargés  de  spectateurs. 

En  tête  du  cortège,  marchait  Lafayette,  puis,  en- 
touré royalement  des  douze  huissiers  à  la  chaîne, 
Tronchet  le  président  de  l'assemblée  nationale,  puis 


^S  FUNÉRAILLES  (4  AVRIL  M).  445 

rAssemblée  tout  entière  sans  distinction  de  partis. 
L'intime  ami  de  Mirabeau,  Sieyes,  qui  détestait  les 
Lameth  et  ne  leur  parlait  jamais,  eut  pourtant  l'idée 
noble  et  délicate  de  prendre  le  bras  de  Charles  de  La-* 
meth,  les  couvrant  ainsi  <ie  l'injuste  soupçon  qu'on 
faisait  peser  sur  eux. 

Immédiatement  après  l'assemblée  nationale , 
comme  une  seconde  assemblée,  avant  toutes  les  au-» 
tontes,  marchait  en  masse  serrée  le  club  des  Jaco- 
bins. Ils  s'étaient  signalés  par  le  faste  de  la  douleur, 
ordonnant  un  deuil  de  huit  jours,  etd'auniversaire  en 
anniversaire,  un  deuil  éternel. 

Ce  convoi  immense  ne  put  arriver  qu'à  huit  heu- 
res à  l'église  Saint-Eustache.  Cérutti  prononça  l'é- 
loge. Vingt  mille  gardes  nationaux  déchargeant  à-la- 
fois  leurs  armes,  toutes  les  vitres  se  brisèrent  ;  on  crut 
un  moment  que  l'église  s'écroulait  sur  le  cercueil. 

Alors,  la  pompe  funéraire  reprit  son  chemin,  aux 
flambeaux.  Pompe  vraiment  funèbre  à  cette  heure. 
C'était  la  première  fois  qu'on  entendait  deux  instru- 
ments tout-puissants,  le  trombone  et  le  tamtam.  «Ces 
notes  violemment  détachées,  arrachaient  les  entrailles 
et  brisaient  le  cœur.  »  On  arriva  bien  tard,  dans  la 
nuit,  à  Sainte-Geneviève. 

L'impression  du  jour  avait  été  généralement  calme 
et  solennelle,  pleined'un  sentiment  d'immortalité.  On 
eût  dit  que  l'on  transférait  les  cendres  de  Voltaire, 
d'un  homme  mort  depuis  longtemps,  d'un  de  ces 
hommes  qui  ne  meurent  jamais.  Mais  à  mesure  que  le 
jour  disparut,  et  que  le  convoi  s'enfonça  dans  Tombre 


446  JUGEMENTS  DIVERS 

doublement  obscure  de  laniiit  et  dès  rues  profondes, 
qu* éclairaient  les  lueurs  des  torches  tremblantes,  les 
imagiDations  aussi  entrèrent  malgré  elles  dans  le  té- 
nébreux avenir,  dans  les  pressentiments  sinistres.  La 
mort  du  seul  qui  fût  grand,  mettait,  dès  ce  jour,  entre 
tous  une  formidable  ^alité.  La  Révolution  allait  dés- 
lors  rouler  sur  une  pente  rapide,  elle  allait  par  là  toie 
sombre  au  triomphe  ou  au  tombeau.  Et  dans  cette 
voie  devait  k  jamais  lui  manquer  un  homme,  son  glo- 
rieux compagnon  de  route,  homme  de  grand  cœur, 
après  tout,  sans  fiel,  saris  haine,  magnanime  pour  ses 
plus  cruels  ennemis.  Il  emportait  avec  lui  quelque 
chose,  qu'on  ne  savait  pas  bien  encore,  on  ne  le  sut  que 
trop  plus  tard  :  L'esprit  de  paix  dans  la  guerre  même, 
la  bonté  sous  la  violence,  la  douceur,  l'humanité. 

Ne  laissons  pas  encore  Mirabeau  dormir  dans  la 
terre.  Ce  que  nous  venons  de  mettre  à  Sainte-Gene- 
viève c'est  la  moindre  partie  de  lui.  Restent  son  âme 
et  sa  mémoire,  qui  doivent  compte  à  Dieu  et  au  genre 
humain. 

Un  seul  homme  refusa  d'assister  au  convoi,  Thon- 
nète  et  austère  Pétion.  Il  assurait  avoir  lu  un  plan  de 
conspiration  de  la  main  de  Mirabeau. 

Le  grand  écrivain  du  temps,  âme  naïve,  jeune,  ar-* 
dente,  qui  en  re|)résenle  le  mieux  les  passions,  les 
fluctuations,  je  parle  de  Desmoulins,  varie  étonnam- 
ment en  quelques  jours  dans  son  jugement  sur  Mira- 
beau, et  finit  par  porter  sur  lui  l'arrêt  le  plus  acca- 
blant. Nul  spectacle  plus  curieux  que  celui  de  ce 


SUB  MIRABEAU.  447 

violent  nageiir^  battu,  comme  par  la  vague,  de  la 
haine  à  Vamitié,  enfin  échoué  à  là  haine. 

D'abord,  dès  (][u'il  le  sait  malade,  il  se  tlrouble,  et 
tout  en  Tattaquant  encore,  il  laisse  échapper  son 
cœur,  il  rappelle  les  services  iinmortels  que  Mirabeau 
rendit  à  la  liberté  :  «  Tous  les  patriotes  disent,  comme 
Darius  dans  Hérodote  :  Histiée  a  soulevé  Vloiiie  con- 
tre moi,  mais  Histiée  m'a  sduvë  qiiànd  il  ^  rompu  le 
pont  de  rister.  » 

Et  quelques  pages  après  : 

«  Mais...  Mirabeau  se  meurt,  Mirabeau  est  mort  I 
be  quelle  immense  proie  la  mort  vie^U  de  ^e  saisir  ! 
J'éprouve  encore  en  ce  moment  le  même  choc  d'i- 
dées, de  sentiments,  qui  nie  fil  demeurer  sans  mou- 
vement et  sans  voii,  devant  cette  tête  pleine  de 
systèmes,  quand  j'obtins  qu'on  me  levât  le  voile  qiii 
la  couvrait,  et  que  j'y  cherchais  encore  sou  secret. 
C'était  lin  sommeil,  et  ce  qui  me  frappa  au-delà  de 
toute  expression,  telle  on  peint  la  sérénité  du  juste  ou 
du  sage.  Jamais  je  n'oublierai  cette  tête  glacée,  et 
la  sittmtion  déchirante  où  sa  vue  me  jeta. . .  » 

Huit  jours  après,  tout  est  changé  !  Desmoulins  est 
un  ennemi.  La  nécessité  d'éloigner  les  afTreui  soup- 
çons qui  planaient  sur  les  Lameth  jette  le  mobile 
écrivain  dans  une  violence  terrible.  L'amitié  lui  fait 
trahir  l'amitié  !. . .  Sublime  enfant  !  mais  sans  mesure, 
toujours  extrême  en  tout  sens  ! 

a  J>our  moi  lorsqu'on  m'eul  levé  le  drap  mortuaire, 
à  la  vue  d'un  homme  que  j'avais  idolâtré,  j'avoue 
qiie  je  n'ai  pas  senti  venir  une  larme,  et  que  je  l'ai 


448  mRABRAU  ITA  PAS  TRAHI 

regardé  d'un  œil  aussi  sec^  que  Cicéron  regardait  le 
corps  de  César  percé  de  vingt-trois  coups.  Je  contem- 
plais ce  superbe  magasin  d'idées,  démeublé  par  la 
mort';  je  souffrais  de  ne  pouvoir  donner  des  lar- 
mes à  un  homme ,  et  qui  avait  un  si  beau  gé- 
nie, et  qui  avait  rendu  de  si  éclatants  services  à 
sa  patrie,  et  qui  voulait  que  je  fusse  son  ami.  Je  pen- 
sais à  cette  réponse  de  Mirabeau  mourant  à  Socrate 
mourant,  à  sa  réfutation  du  long  entretien  de  Socrate 
sur  l'immortalité,  par  ce  seul  mot  :  Dormir.  Je  con- 
sidérais son  sommeil  ;  et  ne  pouvant  m'ôter  l'idée  de 
ses  grands  projets  contre  l'affermissement  de  notre  li- 
berté, et  jetant  les  yeux  sur  l'ensemble  de  ses  deux 
dernières  années,  sur  le  passé,  et  sur  l'avenir  ;  à  son 
dernier  mot,  à  cette  profession  de  matérialisme  et 
d'athéisme,  je  répondais  aussi  par  ce  seul  mot  :  Tu 
meurs.  » 

Non,  Mirabeau  ne  peut  mourir.  Il  vivra  avec  Des- 
moulins. Celui  qui  appelait  le  peuple  au  12  juil- 
let 89 ,  celui  qui  le  23  juin  dit  la  grande  parole  du 
peuple  à  la  vieille  monarchie,  le  premier  orateur  de 
la  Révolution,  et  son  premier  écrivain,  vivront  tou- 
jours dans  l'avenir  et  rien  ne  les  séparera. 

Sacré  par  la  Révolution,  identifié  avec  elle,  avec 
nous  par  conséquent,  nous  ne  pouvons  dégrader  cet 
homme  sans  nous  dégrader  nous-mêmes,  sans  décou- 
ronner la  France. 

Le  temps  qui  révèle  tout,  n'a  d'ailleurs  rien  révélé 
qui  motive  réellement  le  reproche  de  trahison.  Le 
tort  réel  de  Mirabeau  fut  une  erreur,  une  grave  et  fu- 


LA  PEANCS.  449 

neste  erreur,  mais  alors  partagée  de  tous  à  des  de- 
grés différents.  Tous  alors,  les  hommes  de  tous  les 
partis,  depuis  Cazalès  et  Maury,  jusqu'à  Robespierre, 
jusqu'à  Marat,  croyaient  que  la  France  était  royaliste, 
tous  voulaient  un  Roi.  Le  nombre  des  républicains 
était  vraiment  imperceptible. 

Mirabeau  croyait  qu'il  faut  un  roi  fort,  ou  point  de 
roi.  L'expérience  a  prouvé  contre  les  essais  intermé- 
diaires, les  constitutions  bâtardes,  qui,  par  les  voies 
de  mensonge,  mènent  aux  tyrannies  hypocrites. 

Le  moyen  qu'il  propose  au  Roi  pour  se  relever,  c'est 
d'être  plus  révolutionnaire  que  l'Assemblée  même. 

Il  n'y  eut  pas  trahison,  mais  il  y  eut  corruption. 

Quel  genre  de  corruption?  l'argent?  Mirabeau  il 
est  vrai,  parait  avoir  reçu  ^  des  sommes  qui  devaient 


*  Quelque  ynisemblable  que  soit  la  Ténalhé  àe  Minbeaa  et  de  Dan- 
touy  îl  faut  pourtant  observer  que  nous  n'en  avons  aucune  preuve  que  le 
témoignage  de  leurs  ennemis  ou  adversaires  politiques.  Nulle  pièce 
écrite  de  leur  main  n^autorise  cette  accusation.  Celles  qu*on  trouva 
dans  Farmoire  de  fer,  ne  sont  point  de  Mirabeau,  mau  de  Tinlen- 
dant  Laporte  ;  elles  n*indiquent  rien  de  précis  ;  elles  prouvent  qu*à 
Tépoque  de  sa  mort,  Mirabeau  n*avait  de  la  cour  nul  avantage  ûxe^ 
qu'il  négociait  avec  elle.  Ruhl  ne  prouva  rien,  Chénier  ne  prouva  rien. 
Mirabeau  fut  condamné  par  la  Convention  sur  des  vraisemblances.  Le 
fils  de  Mirabeau  me  parait  établir  d*UDe  manière  satisfaisante  qu'il  ne 
laissa  guère  que  des  dettes.  —  Pour  apprécier  sérieusement  ce  ^carac- 
tère qui  fut  loin  d*étre  pur,  il  ne  faut  pas  oublier  cependant  que  Mi- 
rabeau, ne  visant  qu*à  Ténergie,  à  Taudace,  eut  toute  sa  vie  le  ridicule 
d'être  un  fanfaron  de  crimes.  Camille  Desrooulins  peint  à  merveille 
Tétrange  satisfaction  que  témoigna  Mirabeau,  lorsqu'il  lui  disait  :  •  Si 
la  cour  ne  vous  a  pas  donné  cent  mille  écus  pour  le  discours  d'aujour» 
d*hui,  elle  vous  vole  certainement.  »  l\  parut  flatté  du  chiffre,  auquel 

n.  29 


4*S0  IL  Y  A  BU  ÇH  |.pi  ÇOMItPTIO!!^ 

couvrir  la()é|)ep^e  4p  son  immense  çorfe^[^4lHU^ 
ayec  les  ^épartefnenU,  UQp  sQjtp  de  n^i^wt^fp  qH'jI 
organisait  cl^ez  lui.  Il  ^^  (lit  Ç6  n|ot  subtil ,  e^(|^ 
ejciisp  qqi  p'exp^sp  pa^  :  qn'ftn  ije  Vî^Y»^ii  PPfft 
açhpté,  îîf'fi^Mj><»î/^i  n(>nrefw<V. 

11  y  eût  une  autre  coq*uptioQ.  peux  quj  ç^^\  é\\i^^ 
cet  homme,  la  cqmpreufiroat  biep.  \^  xovfismfsque 
visite  de  Saipt-<;iou4,  ap  ipois  0e  mai  9Q|  le  troubla 
du  fol  espoir  d'êtrp  }e  premier  n^inistre  (l'uq  rpîT 
non,  nfais  d'ifue  rçine,  unp  spr^  (l'époux  politi- 
que, copime  avait  ét^  Afa^ariq.  Cette  (olie  f^ta 
d'autant  mieux  d^ns  son  esprit^  qfie  pette  unique 
et  rapide  apparitiou  fut  comme  ^ne  sorte  de  sQoge 
qui  nç  reyiat  plus,  qu'jl  ne  put  pqq^paf^er  sérjeiise- 
ment  avec  la  réalité.  Il  en  gtu'dc^  l'iUusjoQ.  Il  la 
vit,  comme  il  la  voulait,  une  vraie  fille  de  Marie- 
Thérèse,  violente,  mais  magnanime,  héroïque.  Cette 
erreur  fut  d'ailleurs  habilement  cultivée,  entrete- 
nue. Un  homipe  lui  fut  attaché  jour  et  puit,  ^.  de 
Lamarck,  qui  lui-wéiae  aimait  beaucoup  la  reine, 
beaucoup  Mirabeau,  et  qui  ne  le  quittant  pas,  fortifia 
toujours  en  lui  ce  rêve  du  génie  de  la  reine.. .  Si  belle, 
si  malheureuse,  si  çpur^euse  !  Une  seule  chose  lui 

son  discours  était  estimé.  Dans  Tentrevue  qu*U  «ut  en  S9  a^Tec  I^ 
fayelte  et  Lameth,  il  dit  rroiderocnt  :  «  Que  feifon^nous  de  l^  reine? 
ne  faut-il  pas  la  tuer?  >  Lafayeltç  fut  pris  à  son  ^ri^ux,  ei  répondit 
négativement.  «  Vous  avez  raison,  di(  Mirabeau  ;  upe  reine  tuée  ii*est 
bonne  à  rien ,  qu*à  fournir  une  tragédie  e^nujeuse  à  ce  p^UTre 
Guibert  ;  mais  une  reine  humiliée,  à  la  bonne  heurç,  »  e(ç.  (y.  U- 
metli,  Etienne  D,umont,  les  mémoires  de  l\|ir^bei^^,  çtc.)- 


RON  T1UHIS09.  4M 

manqul^t|  la  lumière,  rexpérience^uu. conseil  hardi 
et  s^ge,  une  pain  (l'|iomme  où  s'appuyer,  la  forte 
m^iu  de  Mirabeau  !.,•  Telle  fut  la  yéritabje  corrup- 
tion de  celui-ci,  une  ooi^pable  illu^iop  de  cœur?  pl^ÎR® 
d'ambition,  4'orguçiU 

Mf^iQtenftnt,  assembloi^s  en  jury  lesliommes  irré- 
prochables, çeyx  qi|i  opt  droit  dç  juger,  ceux  qui  se 
sentent  purs  eux-mêmes,  purs  d*arqent,  ce  qui  n'est 
pas  rare,  yur%  de  haine,  ce  qui  est  rare  (que  de  puri*- 
tains  qui  préfèrent  à  l'argent  la  vengeance  et  le  sang 
yersé!...}  Asseipl)lés,  interrogés,  nous  nous  figurons 
qu'ils  n'hésiterqut  pas  k  décider  comme  pous  : 

Y  eut-il  traljispu  ?..•  ÎJoo. 

Y  eut-il  corruption Î..1  Oui. 

Oui,  l'acpusé  est  cqupable.  rr-  Aussi,  quelque  dou- 
loureuse que  la  chose  soit  à  dfre,  il  a  été  justement 
expulsé  4u  Panthéon. 

lia  Constituante  eut  raison  d'y  piettre  l'hopime  in- 
trépide qui  fut  le  premier  organe,  la  voix  même  de  la 
liberté.  —  La  Convention  eut  rc^son  de  mettre  hors 
du  teniple  l'homme  corrompu,  ambitieux,  faible  de 
cœur,  qui  aurait  préféré  à  la  patrie  une  femme  et  sa 
propre  grandeur, 

Ce  fut  par  un  triste  jour  d'automne,  dans  cette 
tragique  année  de  1794,  où  la  France  avait  presque 
achevé  de  s'exterminer  elle-même,  ce  fut  alors 
qu'ayant  tué  les  vivants,  elle  se  mit  à  tuer  les  morts, 
s'arracha  du  cceur  son  plus  glorieux  fils.  Elle  mit  une 
joie  sauvage  dans  cette  suprême  douleur.  L'homme 
de  la  loi  chargé  de  la  hideuse  exécution,  dans  un  pro- 


iSi  CIMOUAMTE  ANNÉES  D^EXPUTION 

cès-verbal  informe,  ignorant ,  barbare,  qui  donne 
une  idée  étrange  du  temps,  dit  ces  propres  mots; 
j'en  conserve  l'orthograpbe  :  «  Le  cort^e  de  la  fête 
s'étant  arrêté  sur  la  place  du  Panthéon,  un  des  ci- 
toyens huissier  de  la  Cionvention  s'est  avancé  vers  la 
porte  d'entrée  dudil  Panthéon,  y  a  fait  lecture  du 
décres  qui  exclus  d'y  celuy,  les  restes  d'Honoré  Ri- 
queti  Mirabeau,  qui  aussitôt  ont  été  porté  dans  un 
cerceuil  de  bois  hors  de  l'enceinte  dudit  temple,  et 
nous  ayant  été  remis,  nous  avons  fait  conduire  et 
déposer  ledit  cerceuil  dans  le  lieu  ordinaire  des  sé- 
pultures... »  Ce  lieu  n'est  autre  que  Clamart,  cime- 
tière des  suppliciés,  dans  le  faubourg  Saint-Marceau. 
Le  corps  y  fut  porté  pendant  la  nuit,  et  inhumé,  sans 
nul  indice,  vers  le  milieu  de  l'enceinte.  Il  y  est  en- 
core aujourd'hui,  en  1847,  selon  toute  apparence. 
Voilà  plus  d'un  demi-siècle  que  Mirabeau  est  là,  dans 
la  terre  des  suppliciés  ^ 

Nous  ne  croyons  pas  à  lal^itimité  des  peines  éter- 
nelles. C'est  assez  pour  ce  pauvre  grand  homme  de 
cinquante  ans  d'expiation.  La  France,  n'en  doutons 


'  La  jeunesse  studieuse  qui  fréqueote  ceUeeaeeinte,  aujourd'hui  i 
sacrée  aux  études  anatomiques,  doit  savoir  qu*elle  marche  tous  les 
jours  sur  le  corps  de  Mirabeau.  H  est  là  encore  dans  son  cercueil  de 
plomb.  Le  centre  de  Fenceinte  n*a  jamais  été  fouillé,  mais  seulement 
la  partie  latérale,  le  long  des  murs,  et  Ton  y  a  trouvé,  dans  leurs  ro- 
bes noires,  très  bien  conservées,  des  prêtres  tués  au  %  septembre.  Il 
serait  digne  de  la  Ville  de  Paris  de  prendre  cette  honorable  initbtive» 
de  rendre  Blirabeau  au  jour,  de  le  réhabiliter,  et  s'il  n*est  replacé  au 
Panthéon,  de  lui  donner  ce  que  nous  ne  pouvons  lui  refuser  sans  in« 
graUtttde,  un  tombeau. 


SUFFISENT  A  LA  JUSTICE  NATIONALE.  i53 

pas,  dès  qu'elle  aura  des  jours  meilleurs,  ira  le  cher- 
cher dans  la  terre,  et  le  remettra  où  il  doit  rester, 
dans  son  Panthéon,  l'orateur  de  la  Révolution  aux 
pieds  des  créateurs  de  la  Révolution,  Descartes, 
Rousseau,  Voltaire.  L'exclusion  fut  méritée,  mais  le 
retour  est  juste  aussi.  Pourquoi  lui  envierions-nous 
cette  sépulture  matérielle,  quand  il  en  a  une  morale 
dans  le«souvenir  reconnaissant,  au  cœur  même  de  la 
France? 


CHAPITRE  XII. 

iNTOLÉIIANCfe  tes  DEÙÏ  PAilTtS.  —  PROGRÈS  DB  ROftESPIERRfc. 


L'Afsa tablée,  sur  la  propontion  de  Robespierre,  décide  que  les  dépotés  m 
seront  ni  ministres,  ni  réélus,  etc.  (7  «yril,  16  mai  91).  Robespierre  suecède 
au  crédit  des  Lameth  près  des  jacobins  (avril).  Les  Lameth  eonseillerB  de 
la  cour  (aTril).  Ils  ne  parlent  ni  contre  la  llmiution  de  la  garde  nalionale 
(18  aYril),  ni  pour  la  défense  des  clobs  (mai).  Lutte  de  Daport  et  de  Robes- 
pierre (17  mai).  Tons  deux  parlent  contre  la  peine  de  mort.  —  La  latte  reli- 
gieuse éclate,  aux  approches  de  Pâques  (17  avril  91)  ;  le  Roi  eommonie  avec 
éclat.  Le  Roi  consUte  publiquement  sa  captivité  (18  avril).  Intolérance 
ecclésiastique,  spécialement  contre  ceux  qui  sortent  des  couvents.  Intolé- 
rance Jacobine  contre  le  culte  des  réfracUires  (mai).  Lettre  du  pape 
brûlée  (4  mai).  L'Assemblée  accorde  à  Voluire  les  honneurs  du  Panthéon 
(80  mai  91). 


Le  7  avrils  cinq  jours  après  la  mort  de  Mirabeau, 
Robespierre  proposa  et  fit  décréter  que  nul  membre 
de  l'Assemblée  ne  pourrait  être  porté  au  ministère  pen- 
dant les  quatre  années  qui  suivraient  la  session. 

Aucun  député  important  n'osa  faire  d'objection. 
Nulle  réclamation  des  rédacteurs  ordinaires  de  la 
constitution  (Thouret,  Chapelier,  etc),  nulle  des  agi- 
tateurs de  la  gauche  (Duport,  Lameth,  Barnave,  etc). 
Ils  se  laissèrent  enlever,  sans  mot  dire,  tout  le  firuit 
qu'ils  pouvaient  attendre  de  la  mort  de  Mirabeau. 


1.ES  DÉPUTÉS  NE  SERONT  NI  MINISTRES,  NI  RÉÉLUS  (7AVRlL,i6MAl9i).  455 

L'iéatréë  atl  pobToii-  tjui  séniblail  s^oûvrir,  leur  fui 
fôhiiêë  pblir  tdujourS. 

Cîtlq  fefemaiiiës  âjirêS,  le  16  tiiàl,  tldbespiëire  prb- 
pdââ  et  fit  déci*étei*  î|ué  les  inenibi^es  de  l^ÂssëmLiëe 
actliëllë  né  pburràiehi  être  élus  à  là  |)remiére  légis- 
làtare. 

Par  délit  fois  l'Assemblée  constitùàrile  vblà  par 
acclamdtiori  cdnti'fe  fellë-iîiêmb. 

Et  dëui  fois  sur  la  proposîlibn  dli  depuis  le  moins 
agrékble  &  TAssemblée,  de  beliii  dôbt  elle  avait  iilva- 
ridbleîilent  Repoussé  les  tlidliôiis,  les  amendements. 

tl  ^  à  là  un  gtând  chafagemënt,  qu'il  fadt  lâcher 
d'eipliijùer. 

Et  d'abord,  txû  sigrië  bien  Stirprenànt  qlie  nous  en 
troutotis,  c'est,  dès  le  leildëmain  de  la  mort  de  Mira- 
beau, le  ton  nouveau,  àlidâciëlix,  presque  impérieux 
de  ftobëspierrë.  Le  6  avril,  il  reprocha  vîoîemniënt 
ail  cdtnité  de  constitution  la^résentatidh  à  rimprovislc 
du  ptojet  d'organisation  ttiiiiistériellë  (pi-ésënté  de- 
ptiis  deux  mois),  il  paria  «  de  f  effroi  qile  lui  in- 
spirait l'esprit  tjui  présidait  aux  délibérations.  »  Il  finit 
par  ëettë  parole  ddgmàtique  :  «  Voici  Vinstruction  es- 
sentielle que  je  ptésetl  te  â  l'Assemblée.  >  Et  l'Assem- 
blée lie  miirtnura  point.  Elle  lui  accorda,  pour  le 
fonds  de  là  loi,  l'ajoUrnemerit  àli  lehdenlain  \  et  c'est 
le  lendeniàin ,  7  avril ,  qii'assuré  prbbabletîient 
d'une  forte  majorité,  il  Gt  la  proposition  d'interdire 
lé  ininistêi-ë  àilx  députés  pour  quatre  ans. 

Robespierre  n'était  plus  l'homine  hésitant,  timide. 
11  aVdit  j)Hs  diitoHtë.  Dn  lé  seiitit  au  16  mai,  oii  il 


4S6  ROBESPIERRE  SiXXÈDB  AU  CRÉDIT  DES  UMETH, 

développa  avec  une  gravité  souvent  éloquente  cette 
thèse  de  morale  politique,  que  le  législateur  doit  se 
faire  u  n  devoir  de  rentrer  dans  la  foule  des  citoyens  et  se 
dérober  même  àla  reconnaissance.  L'Assemblée,  fati- 
guée de  son  comité  de  constitution,  d'un  décemvirat 
qui  parlait  toujours  et  légiférait  toujours,  sut  bon  gré 
à  Robespierre  d'avoir  le  premier  exprimé  une  pensée 
juste  et  vraie,  qu'on  peut  résumer  ainsi  :  c  La  cons- 
titution n'est  point  sortie  de  la  tête  de  tel  ou  tel  ora- 
teur, mats  du  sein  même  de  l'opinion  qui  nous  a  pré- 
cédés et  qui  nous  a  soutenus.  Après  deux  années  de 
travaux  au-dessus  des  forces  humaines,  il  ne  nous 
reste  qu'à  donner  à  nos  successeurs  l'exemple  de  l'in- 
difTérence  pour  notre  immense  pouvoir,  pour  tout 
autre  intérêt  que  le  bien  public.  Allons  resph^r  dans 
nos  départements  l'air  de  l'égalité.  » 

Et  il  ajouta  ce  mot  impérieux,  impatient  :  c  II  me 
semble  que,  pour  l'honneur  des  principes  de  l'Assem- 
blée, cette  motion  ne  doit  pas  être  décrétée  avec  trop 
de  lenteur.  »  Loin  d'être  blessée  de  ce  mot,  l'Assem- 
blée applaudit,  ordonne  l'impression,  veut  aller  aux 
voix.  Chapelier  demande  en  vain  la  parole.  La  pro- 
position est  votée  à  la  presque  unanimité. 

Le  preneur  habituel  et  très-zélé  de  Robespierre, 
Camille  Desmoulins,  dit  avec  raison  qu'il  ri^rde  ce 
décret  comme  un  coup  de  mattre  :  c  On  pense  bien 
qu'il  ne  l'a  emporté  ainsi  de  haute  lutte  que  parce 
qu'il  avait  des  intelligences  dans  l'amour-propre  de 
la  grande  majorité,  qui,  ne  pouvant  être  réélue,  a 
saisi  avidement  cette  occasion  de  niveler  tous  les  ho- 


PRÉS  DES  JACOBINS  (AVRIL  91).  487 

norables  membres.. ..   Notre  féal  a  calculé   très- 
bien,  etc.  » 

Ce  qu'il  avait  calculé,  et  que  Desmoulins  ne  peut 
dire,  c'est  que,  pour  les  deux  extrêmes,  jacobins, 
aristocrates  ,  l'ennemi  commun  à  détruire  était  la 
constitution  et  les  constitutionnels,  pères  et  défen- 
seurs naturels  de  cet  enfant  peu  viable. 

Mais  Robespierre  était  un  homme  trop  politique, 
pour  qu'on  croie  qu'il  s'en  rapportât  à  ce  calcul  de 
vraisemblance,  à  cette  hypothèse  fondée  sur  une  con- 
naissance générale  de  [la  nature  humaine.  Quand  on , 
le  voit  parler  avec  tant  de  force,  d'autorité  et  de 
certitude,  on  ne  peut  douter  qu'il  ne  fût  très-positi- 
vement instruit  de  l'appui  que  sa  proposition  trouve- 
rait auprès  du  côté  droit.  Les  prêtres  pour  qui  récem- 
ment il  s'était  fort  avancé,  presque  compromis  (le 
là  mars),  pouvaient  l'éclairer  parfaitement  sur  la 
pensée  de  leur  parti. 

D'autre  part,  si  la  voix  de  Robespierre  semble 
grossie  tout-à-coup,  c'est  qu'elle  n'est  plus  celle 
d'un  homme  ;  un  grand  peuple  parle  en  lui,  celui 
des  sociétés  jacobines.  La  société  de  Paris,  nous  l'a- 
vons vu,  fondée  par  des  députés,  et  qui  d'abord  en 
compte  quatre  cents  en  octobre  89 ,  en  a  au  plus 
cent  cinquante  le  28  février  91 ,  le  jour  où  Mirabeau 
fut  tué  par  les  Lameth.  Qui  donc  domine  aux  Jaco- 
bms  T  Ceux  qui  ne  sont  pas  députés,  qui  veulent 
l'être,  ceux  qui  désirent  que  l'Assemblée  constituante 
ne  puisse  être  réélue.  C'est  la  pensée  des  Jacobins 
que  Robespierre  a  exprimée,  leur  désir,  leur  intérêt; 


4M  LES  LARETH 

il  ë^t  leUb  orgânë.  Il  parle  pour  eui,  et  dbVadt  bttt^ 
soutenu  par  eux  ;  car  ce  sont  eux  que  je  vois  là-haul 
rëitiplif  lèë  tHbUtiëâ:  Cette  kâàeiilbléë  supéHeure, 
coihmé  jb  l'tli  hbnltnëé  déjb,  bOttiineUfcê  à  pesfer 
lourdëtilent  d'ëil  haut  sur  rAsséibbliSe  codstituiulte. 
Et  ce  n'eât  pas  une  deâ  inoitldrés  raisons  qui  ffait  que 
celle-ci  aspire  ftli  repbs.  !)ê  JJlus  feb  pliis ,  les  tri- 
bunes iûtërvièndébt,  mêlent  des  pat*otes  aux  dis- 
cours déâ  oratélirs,  dés  applâudissisihetiU,  dés  huées. 
Dâhs  là  cjlieistion  des  cbldtiiés  par  exeihplé,  un  défen- 
seur des  colotis  fUl  Sifflé  bdltd^eiisemerit. 

L'hlslblre  ihlérieiihe  delà  Société  jabobinë  est  infi- 
niirlëni  difficile  â  pénélret-.  Leur  J^rêlëndu  journal, 
rédigé  par  Laclos,  Idlii  d'en  élre  là  lumière,  en  est 
rbbscllrclèsetiibiit.  Ce  ^\i{  |)otlriâhl  est  très-visible, 
c'est  qiife  deS  deiix  fracUons  pHdlitivës  de  là  société, 
là  fraction  Orléaniste  baissé  alors;  difecrédilêe  par 
l'avidité  de  son  chef  dans  l'affaire  des  quatre  inillions, 
par  la  poléiiiiquë  i'éj)ublickinb  qiië  Brikkbl  et  autres 
dirigent  bbntrë  elle.  L'autre  fractibh  (riupbH,  Bar- 
nttve  et  Laliibth  )  ieiriblë  àdssî  iiséë ,  énervée  ;  il 
semble  (|U'etl  blessant  à  dort  Mirabeau ,  le  Soii*  du  28 
févriet,  elle  ait  laissé  dàtis  la  plaie  sbti  dard  et  sa  vie. 
Eti  t&dts,  agit-elle  encore  dads  là  tioletite  émeute, 
où  les  Jacobins  firent  abtiëvër  le  club  àei  Monar- 
chienà  à  fcoups  de  JJierres  et  dfe  bâtons ,  c'est  ce  qu'on 
ne  peut  bien  savoir.  Ce  qU'dd  peut  dire  en  général 
des  triumvirs ,  c'est  que  leur  mautais  renom  d'in- 
trigues et  de  violeiice,  les  bruits  sinistres  (quoique 
injustes)  qui  coururent  sUr  eiix  k  l'oceasion  de  la 


CONSEILLERS  DE  LA  COUR  (AVRIL  OÎ).  499 

mort  de  Mirabeau,  auront  conduit  les  Jacobins  à 
suivre  dô  préférence  tin  liomme  net,  pauvre,  alistére, 
de  précédents  inattaquables.  La  scène  remarquable, 
observée  de  tous,  ft  Tënterteitifent  de  Mirabeau  (La- 
ineth,  àù  btas  dé  Sieyès,  fcouvért  jiar  lui  bontre  les 
soupçons  dii  peuple,  uti  Jatobiil  protégé  eu  quelque 
soHe  detantlë  itfeùple  par  Viitipopulaire  abbé!)  c'était 
de  quoi  faire  réfléchir  la  société  jacobine.  Elle  laissa 
les  Lametll ,  i^ë  doiina  à  Robespletre. 

L^âffaîre  des  jacobins  de  Lons-le-Saulnier,  décidée 
contre  les  Laiiieth  pat  la  société  de  Paris,  vers  la  flti 
de  mars,  liie  paraît  dater  leur  décès*  On  pourrait 
dire  presque  ^*ils  meureht  àVec  Mirabeau;  vain- 
queurs, vaincus,  Ib  s'en  Vont  à-iJèu-ptês  en  même 
temps. 

Rien  n'aVait  plus  contribué  à  acicélêrer  leur  ruine 
(Jue  leuropiilidn  illibêrale  sur  les  droits  dès  hommes  de 
Couleur.  Les  Lamëth  atàîbfat  des  habitations  aux  co- 
lonies, des  esclaves.  Ôalnàvë  parla  hàMitoetit  pour  les 
planteurs.  L'Àsseitiblée,  balancée  entre  la  question 
trop  évidente  du  droit  et  la  cràlrite  d'exciter  un 
incendié  géliéral,  rendit  cet  étrange  décret:  «Qu'elle 
ne  délibérerait  jamaii  sut  l'état  des  t)ersonnes  non 
tiées  de  père  et  de  méte  libres,  si  elle  n'en  était  re- 
quise par  les  cbloniés.  »  On  étàil  toUt-à-falt  sûr  que 
cette  réquisition  ne  viendrait  jamais  :  c'était  s'inter- 
dire de  jamais  délibérer  sur  l'esclavage  des  noirs. 
Les  planteurs  voulurent  élever  une  statue  à  Bamave, 
comme  s'il  était  thort  déjà;  cela  n'était  que  trop 
vrai. 


MO      LES  UUIETH  ME  PARLENT  NI  CONTRE  LA  LIMITATION  DE  U 

iDdépendamment  de  ces  intérêts,  une  influence 
occulte  contribuait,  il  faut  le  dire,  à  neutraliser  les 
Lameth. 

Peu  après  la  mort  de  Mirabeau,  lorsque  beaucoup 
de  gens  les  en  accusaient,  un  matin,  de  très-bonne 
heure,  Alexandre  de  Lameth  étant  encore  couché, 
un  petit  homme  sans  apparence  veut  lui  parler,  est 
admis.  C'était  M.  de  Montmorin,  ministre  des  affaires 
étrangères.  Le  ministre  s'asseoit  près  du  lit,  et  fait  sa 
confession.  Il  dit  du  mal  de  Mirabeau  (sûr  moyen  de 
plaire  à  Lameth),  se  reproche  la  mauvaise  voie  où  il 
est  entré,  les  grandes  sommes  qu'il  a  dépensées  pour 
pénétrer  les  secrets  des  Jacobins.  «  Tous  les  soirs, 
dit-il,  j'avais  les  lettres  qu'ils  avaient  reçues  des  pro- 
vinces, et  je  les  lisais  au  Roi,  qui  souvent  admirait 
la  sagesse  de  vos  réponses.  »  La  conclusion  de  l'en- 
tretien que  Lameth  oublie  de  donner,  mais  qu'on  sait 
parfaitement,  c'est  que  Lameth  succéda,  sous  un 
rapport,  à  Mirabeau ,  qu'il  devint  ce  qu'était  déjà 
Bamave  depuis  le  mois  de  décembre,  un  des  conseil- 
lers secrets  de  la  cour  ^. 

L'Assemblée,  le  28  avril,  franchit  un  pas  redouté; 
elle  décida  que  les  citoyens  actifs  pourraient  seuls 
être  gardes  nationaux.  Robespierre  réclama.  Duport 
et  Bamave  gardèrent  le  silence;  Charles  de  Lameth 
parla  sur  un  accessoire. 

La  véritable  pierre  de  touche,  la  mortelle  épreuve, 

*  Rien  de  plus  vide,  de  moins  instructif,  de  plus  habilement  nul  que 
les  mémoires  de  Bamaye,  sur  91 .  Lameth  n*j  arrive  pas. 


GARDE  NATIONALE,  m  POUR  LA  DÉFENSE  DES  CLUBS  (AVRIL-MAI  91).  461 

c'était  la  défense  des  clubs,  attaqués  solenDellement 
devant  FAssemblée  par  le  département  de  Paris, 
la  défense  des  assemblées  populaires  en  général, 
communes,  sections,  libres  associations,  leur  droit 
de  faire  des  pétitions  collectives,  des  adresses,  leur 
droit  d'afBcher,  etc.  Chapelier  proposa  une  loi  qui 
leur  ôtait  ce  droit  ;  elle  fut  votée  en  effet,  non  exécu- 
tée. 11  déclarait  que  sans  cett6  loi  les  clubs  seraient 
des  corporations,  et  de  toutes  les  plus  formidables. 
Robespierre  et  Pétion  se  portèrent  défenseurs  des 
clubs.  Duport,  Barnave  et  Lameth,  les  fondateurs  des 
jacobins  et  leurs  meneurs  si  longtemps,  n'allaient-ils 
pas  parler  aussi?  Tout  le  monde  ^'y  attendait...  Non, 
silence,  profond  silence.Visiblement  ils  abdiquaient. 

Robespierre  leur  avait  lancé  un  mot,  qui,  sans 
doute,  contribua  à  leur  ôter  toute  tentation  de  pren- 
dre la  parole  :  «  Je  n'excite  point  la  révolte...  Si 
quelqu'un  voulait  m'accuser,  je  voudrais  qu'il  mtt 
toutes  ses  actions  en  parallèle  avec  les  miennes.  » 
C'était  porter  le  défi  aux  anciens  perturbateurs  de 
pouvoir  parler  de  paix. 

Dans  la  question  de  la  réégibilité  (16  mai),  Du- 
port laissa  voter  l'Assemblée  contre  elle-même; 
mais,  le  lendemain,  lorsqu'on  n'eut  plus  à  s'occuper 
que  de  la  rééligibilité  des  législatures  suivantes,  il  sortit 
de  son  silence.  11  semblait  qu'il  voulût  épancher  en  upe 
fois  tout  ce  qu'il  avait  d'amertumes  et  de  craintes 
de  l'avenir.  Ce  discours,  plein  de  choses  élevées, 
fortes,  prophétiques,  a  le  tort  le  plus  grave  qu'un 
discours  politique  puisse  avoir,  il  est  triste  et  décou-* 


161  IVrn  im  IHTPORT 

ngé.  Puport  y  d^lare  :  Qu'eucor^  m  pi)s,  et  le  gmn 

VÇrP6|D6Dt  Q'e3t  plu&lî  OU,  p'U  ^D^tt,  C0  SÇ»  pOUT  M 

coocaptrer  daps  le  pouYoïr  ejéQ[\i\t  Le$  hQpuiies  ne 
Y^tileot  plus  obéir  wi  ^çipps  despotes,  m(M3  Yeitl^nt 
s'eQ  faire  ^e  ppuveau^,  ^ùx\\  la  piiissançe,  plu$  popii-r 
laire,  sera  mille  foi^  plqs  dAPgere^se.  I^aliherli^^era 
plficée  (}aRs  rindividu^lité  ^oïste,  Tég^lit^  4ï^Hs  i|d 
qiYpllemeDt progressif,  jusqij'au  partage  4e5  terres.,. 
Hi^lk  Tisiblement,  op  tepd  à  cb^pger  1^  formç  du  gou- 
verpemeut,  sAp^  prévoir  qu'auparavant  il  (i^udri^ 
noyer  daqs  le  s^ng  le^  derqiers  partisans  du  trôpQ, 
etc.,  etc.  Puis,  désigp^pt  spécialement  Jlobespierrp, 
il  acouse  le  systèpie  adroit  de  certains  hommes  qui  se 
contentent  toujours  de  parler  principes,  l^autes  géné- 
ralités, sans  descendre  aux  voies  et  moyens^  s^ns 
prendre  aucune  responsabilité,  a  car  ce  p'en  est  pas 
i|l^  de  tenir  sans  intprrqptiop  iipe  chaire  de  droit 
qfkturel  m  • 

Quport,  dans  sa  longue  plainte,  partait  d'une  idée 
iqexacte  qu'il  répéta  par  deux  fois  :  «  La  Révolution 
est  faite.»  Ce  seul  mot  détruisait  tout.  L'inquiétude 
universelle,  le  sentiment  qu'on  av^it  d'obstacles  in- 
finis h  vaiqpre,  l'ipsuffîsance  des  réformes,  tout  cela 
mettait  d^ns  les  esprits  une  réfutatiou  muette,  mais 
forte  d'une  telle  ^ertion.  Robespierre  u'eqt  garde 
de  saisir  la  prise  dangereuse  que  donnait  son  adver- 
saire, il  ne  dppna  p^  daps  le  piège,  up  dit  pas  qu'il 
fallait  continuer  la  Révolution.  11  s^  tint  ii  la  question. 
Seplement,  comme  s'il  eût  voulu  repdre  une  idylle 
pour  une  élégie,  il  revint  k  son  premier  discours,  auK 


gf  M  MttWtlHUt  (11  mi  M).  46 

r^iion  «I  |Hir  <éi  iMffure  y  d'qne  retraita  oéo^sai^ire 
pour  méditer  sur  l^s  principes  9 .  Il  garimUt  ic  qu'il 
existnit  dans  chaque  oootrée  de  Veiopire  de^  jnères  de 
famille  qui  viendraient  ffiire  vûlûnliers  le  métier  de 
législateurs ,  pwr  assurer  à  leurs  enfants  des  moeurs, 
une  patrie...  Les  intrigants  s'éloigneraient?  tant 
mieux,  la  verlu  modeste  recevrait  alors  le  prix  qu'ils 
lui  auraient  enlevé  » . 

Cette  sentimentalité,  traduite  en  langue  politique, 
signifiait  que  Robespierre,  ayant  saisi  le  levier  révo- 
lutionnaire, échappé  aux  mains  de  Duport  (le  levier 
des  Jacobins),  ne  craignait  pas  de  se  fermer  l'assem- 
blée officielle  y  au  nom  des  principes,  pour  d'autant 
mieux  tenir  la  seule  assemblée  active,  efficace^  le 
grand  club  directeur.  Il  y  avait  à  parier  que  la  pro- 
ohaine  législature,  n'ayant  plus  des  Mirabeau,  des 
Duport,  des  Cazalés,  serait  fiuble  et  pâle,  et  qpe  la 
vie,  la  force  seraient  toutes  aux  Jacobins.  Cette  douce 
retraite  philosophique  qu'il  consçillait  à  ses  adver- 
saires, lui  il  savait  oà  la  prendre,  au  ^rai  centre  du 
mouvement. 

Duport  honora  sa  chute  par  un  discours  admirable 
contre  la  peine  de  mort,  où  il  atteignit  le  fonds  même 
du  sujet,  cette  profonde  objection  :  «Une  société  qui 
se  fait  légalement  meurtrière,  n'enseigne  t-elle  pas 
le  meurtre?»  Cet  homme  éminent,  dont  le  nom  reste 
attaché  k  l'établissement  du  jury  en  France  et  à  tautes 
nos  institutions  judiciaires,  eut,  comme  Mirabeau, 
le  glorieux  bonheur  de  finir  sur  une  question  d'faq* 


464    DOPOIITBT  ROBESPIERRE  CONTRE  LA  PE1MBD8  MORT  (lAI  91). 

manité.  Son  discours,  supérieur  en  tout  sens  au  petit 
discours  académique  que  Robespierre  prononça  aussi 
contre  la  peine  de  mort,  n'eut  pourtant  aucun  écho. 
Personne  ne  remarqua  ces  paroles,  où  Ton  n'entre- 
voit que  trop  un  sombre  pressentiment  :  «  Depuis 
qu'un  changement  continuel  dans  les  hommes  a  ren- 
du presque  nécessaire  un  changement  dans  les  choses, 
faisons  au  moins  que  les  scènes  révolutionnaires  soient 
le  moins  tragiques....  Rendons  l'homme  respectable  à 
l'homme  !r^^ 

Grave  parole,  qui  malheureusement  n'avait  que 
tropd'à-propos.  L'homme,  la  vie  de  Thomme  n'étaient 
déjà  plus  respectés.  Le  sang  coulait.  La  guerre  re- 
ligieuse commençait  à  éclater. 

Dès  la  fin  de  90,  la  résistance  obstinée  du  cleigé 
à  la  vente  des  biens  ecclésiastiques ,  avait  mis  les 
municipalités  dans  l'embarras  le  plus  cruel.  Elles  ré- 
pi]^aient  à  sévir  contre  les  personnes,  s'arrêtaient 
devant  cette  force  d'inertie  qui  leur  était  opposée; 
d'inertie  plutôt  apparente,  car  le  clergé  agissait  très- 
activement  par  le  confessionnal  et  la  presse,  par  la 
diffusion  des  libelles.  11  répandait,  spécialement  en 
Bretagne,  le  livre  atroce  de  Burke  contre  la  Révolu- 
tion. 

Entre  les  municipalités  timides,  inactives,  et  le 
clergé  insolemment  rebelle,  la  nouvelle  religion  pé- 
rissait vaincue.  Partout,  les  sociétés  des  Amis  de  la 
constitution  furent  obligées  de  pousser  les  municipa- 
lités, d'accuser  leur  inaction,  au  besoin  d'agir  à  leur 
place.  La  Révolution  prenait  ainsi  un  redoutable  ca- 


LA  LUTTE  RELIGIEUSE  ÉCLATE  (AVRIL  91).  4G5 

ractère  ;  elle  tombait  tout  entière  entre  les  mains  pa- 
triotiques,  mais  intolérantes,  violentes,  des  sociétés 
jacobines. 

Il  faut  dire,  comme  César  :  «  Hoc  voluerunt.ii  Eux- 
mêmes,  ils  Font  ainsi  voulu.  —  Les  prêtres  ont  cher- 
ché la  persécution,  pour  décider  la  guerre  civile. 

Le  fatal  décret  du  serment  immédiat,  la  scène  du 
4  janvier,  où  les  nouveaux  Polyeuctes  eurent  à  bon 
marché  la  gloire  du  msurtyre,  donna  partout  au  clergé 
une  joie,  une  audace  immense.  Ils  marchaient  main- 
tenant hauts  et  fiers,  la  Révolution  allait  tête  basse. 

L'un  des  premiers  actes  d'hostilité  fut  fait,  comme  il 
était  juste,  par  un  pontife  édifiant,  le  cardinal  de  Ro- 
han,  le  héros  de  l'affaire  du  Collier^.  Il  rentra  ainsi 
en  grâce  auprès  des  honnêtes  gens.  Retiré  au-delà  du 
Rhin,  il  anathématisa  (en  mars)  son  successeur,  élu 
par  le  peuple  de  Strasbourg,  et  commença  la  guerre 
religieuse  dans  cette  ville  inflammable. 

Une  lettre  de  l'évêque  d'Uzès  qui  chantait  :  lo  ! 
triumphel  pour  le  refus  du  serment,  tomba  dans 
Uzès,  comme  une  étincelle,  la  mit  en  feu.  On  sonna  le 
tocsin,  on  se  battit  dans  les  rues. 

En  Rretagne,  le  clergé  remua  sans  peine  la  sombre 
imagination  des  paysans.  Dans  un  village,  un  curé  leur 
dit  la  messe  à  trois  heures,  leur  annonce  qu'ils  n'auront 
jamais  plus  de  vêpres,  qu'elles  sont  pour  toujours  abo- 
lies.Un  autre  choisit  un  dimanche,dit  la  messe  de  grand 

t  V.  le  beau,  et  Irès-complet,  récit  de  M.  Louis  Blanc,  Histoire  de  la 
RévoîuUon,  t.  II. 

II.  30 


40a  A  PAQUB8,  LE  ROI  COMMliXlS 

matÎD,  encore  en  pleine  nuit»  prend  le  cruciflï  snr 
Tau  tel,  le  fait  baiser  aux  paysans  :  «Allez,  dit-il,  ven- 
gez Dieu,  allez  tuer  les  impies.  »  Ces  pauvres  gens, 
égarés,  marchent  en  armes  sur  Vannes  ;  il  faut  que 
la  troupe,  la  garde  nationale,  leur  ferment  Ventrée 
de  la  ville,  on  ne  peut  les  disperser  qu'en  tirant  sur 
eux }  une  douzaine  restent  sur  la  place. 

Tout  cela  aux  approches  de  Pâques.  On  attendait 
curieusement  si  le  Roi  communierait  avec  les  amis  ou 
les  ennemis  de  la  Révolution.  On  pouvait  déjà  le  pré- 
voir, il  avait  éloigné  le  curé  de  la  paroisse  qui  était 
assermenté  ;  les  Tuileries  étaient  pleines  de  prêtres 
non  conformistes.  Ce  fut  entre  leurs  mains  qu'il  oom-^ 
munia  le  dimanche  17  avril,  en  présence  de  Lafayette, 
qui  lui-même  au  reste  donnait  chez  lui  le  même 
exemple,  ayant  dans  sa  chapelle  un  prêtre  réfiractaire 
pour  dire  la  messe  à  madame  de  Lafayette.  La  com- 
munion du  Roi  avait  cela  de  hardi,  qu'elle  se  faisait  en 
grande  pompe,  qu'on  obligeait  la  garde  nationale  d'y 
assister,  de  porter  les  armes  au  grand-aumônier,  etc. 
Un  grenadier  refusa  positivement  de  rendre  cet  hom^ 
mage  à  la  Contre-Révolution.  Le  district  des  Corde- 
liers  l'en  remercia  le  soir,  et,  par  Une  affiche,  «  dé- 
nonça au  peuple  français  le  premier  fonctionnaire 
public  comme  rebelle  aux  lois  qu'il  a  jurées,  autori- 
sant la  révolte.  » 

Cela  n'était  que  trop  exact.  La  cour  avait  besoin 
d'un  scandale,  et  désirait  une  émeute,  pour  constater 
devant  l'Europe  la  non-liberté  du  Roi.  Cette  émeute, 
projetée  depuis  longtemps  (selon  Lafayette),  retardée. 


AVEC  ÉCLAT  (17  AVRIL  91).  467 

à  ce  qui  semble,  par  la  mort  de  Mirabeau  à  qui  l'on 
aurait  douné  un  rôle  dans  la  comédie,  eut  lieu  aux 
jours  solennels,  aux  jours  les  plus  émus  pour  les  cœurs 
religieux,  à  la  seconde  fête  de  Pâques,  le  hindi  18 
avril  1791. 

Tout  le  monde  bien  averti  la  veille,  tous  les  jour- 
naux retentissant  dès  le  matin  du  départ  du  Roi,  la 
foule  obstruant  déjà  tous  les  abords  du  palais,  vers 
onze  heures,  le  roi,  la  reine,  la  famille,  les  évèques, 
les  serviteurs  remplissant  plusieurs  voitures  bien  char* 
gées,  se  mettent  en  mouvement  pour  partir.  On  ne 
va,  dit-on,  qu'à  Saint-Cloud;  mais  la  Toule  serre  les 
voitures.  On  sonne  le  tocsin  à  Saint-Rocb.  La  garde 
nationale  rivalise  avec  le  peuple  pour  empêcher  tout 
passage.  L'animosité  était  grande  contre  la  reine, 
contre  les  évoques.  «  Sire,  dit  un  grenadier  au  Roi, 
nous  vous  aimons,  mais  vous  seul!  »  La  reine  enten- 
dit des  mots  bien  plus  durs. encore;  elle  trépignait, 
pleurait. 

Lafayette  veut  faire  un  passage,  mais  personne 
n'obéit.  Il  court  à  l'Hôtel-de-Ville,  demande  le  dra- 
peau rouge.  Danton,  qui  était  là  heureusement,  lui 
fit  refuser  le  drapeau,  et  peut  être  empêcha  un 
massacre;  Lafayette,  ignorant  alors  que  l'intention 
du  départ  fût  simulée,  eût  agi  selon  toute  la  rigueur 
de  la  loi.  Il  avait  laissé  Danton  à  l'Hôtel-de-Ville,  il 
le  retrouva  aux  Tuileries,  à  la  tête  du  bataillon  des 
Cordeliers  ^,  qui  vint,  sans  être  commandé. 

i  LafiiyeUe,  très-subtil  ici,  prétend  que  Danton  n* agissait  que  payé 
par  la  cour  :  «  11  venait,  dit-il,  de  toucher  cent  mille  francs  pour  rem- 


4g8  LE  ROI  CONSTATE  PUBLIQUEMENT 

Au  bout  de  deux  heures,  on  rentra,  ayant  suflB- 
samment  constaté  ce  qu'on  voulait. 

Lafayette,  indigné  d'avoir  été  désobéi,  donna  sa 
démission.  L'immense  majorité  de  la  garde  nationale 
le  supplia,  l'apaisa;  la  bourgeoisie  ne  se  fiait  qu'à  lui 
pour  le  maintien  de  la  paix  publique. 

Le  Roi,  le  mardi  19,  fit  une  démarche  étrange 
qui  porta  au  comble  la  crainte  où  l'on  était  de  son 
départ.  Il  vint  à  l'improviste  dans  l'Assemblée,  dé- 
clara qu'il  persistait  dans  l'intention  d'aller  à  Saint- 
Cloud,  de  prouver  qu'il  était  libre,  —  ajoutant  qu'il 
voulait  maintenir  la  Constitution,  «  dont  fait  partie  la 
constitution  du  clei^é  » .  —  Étrange  contradiction 
avec  sa  communion  du  dimanche  précédent,  avec 
l'appui  qu'il  donnait  aux  prêtres  rebelles. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ces  prêtres,  victimes  ré- 
signées, patientes,  se  tinssent  heureux  d'être  igno- 
rés. Ils  agissaient  de  la  manière  la  plus  provoquante, 
se  montrant  partout,  aboyant,  menaçant,  empêchant 
les  mariages,  troublant  la  tête  des  filles,  leur  faisant 
croire  que  si  elles  étaient  mariées  par  les  prêtres 
constitutionnels,  elles  ne  seraient  que  concubines,  et 
que  leurs  enfants  resteraient  bâtards. 

Les  femmes  étaient  à  la  fois  les  victimes  et  les  in- 
struments de  cette  espèce  de  Terreur  qu'exerçaient 
les  prêtres  rebelles.  Elles  sont  plus  braves  que  les 
hommes,  habituées  qu'elles  sont  à  être  respectées, 

boursement  d*une  charge  qui  en  valait  dix  mille.  >  Ce  qui  est  plus 
sûr,  c'est  que  Dantou,  en  faisant  refuser  le  drapeau  au  général,  loi  fil 
éprouver  une  mortification,  mais  lui  épai^a  un  crime. 


SA  CAPTIVITÉ  (18  AVHIL  91).  Wd 

ménagées,  et  croyant  au  fond  qu'elles  ue  risquent 
pas  grand'chose.  Aussi  faisaient-elles  audacieusement 
tout  ce  que  n'osaient  faire  leurs  prêtres.  Elles  al- 
laient, venaient,  portaient  les  nouvelles,  parlaient 
haut  et  fort.  Sans  parler  des  victimes  obligées  de 
leur  irritation  (je  parle  des  maris,  persécutés  dans  leur 
intérieur,  poussés  à  bout  de  refus,  d'aigreurs,  de 
reproches),  elles  étendaient  leurs  rigueurs  à  beaucoup 
de  petites  gens  de  leur  clientèle  ou  de  leur  maison  ; 
malheur  aux  marchands  philosophes,  aux  fournis- 
seurs patriotes!  les  femmes  fuyaient  leurs  bouti- 
ques; toutes  les  pratiques  allaient  aux  boutiques  bien 
.  pensantes. 

Les  ^lises  étaient  désertes.  Les  couvents  ouvraient 
leurs  chapelles  à  la  foule  des  contre-révolutionnaires, 
athées  hier,  dévots  aujourd'hui.  Chose  plus  grave, 
ces  couvents  maintenaient  audacieusement  leurs 
clôtures,  tenaient  leurs  portes  fermées  sur  les  reclus 
ou  recluses  qui  voulaient  sortir,  aux  termes  des  dé- 
crets de  l'Assemblée. 

Une  dame  de  Saint-Benoît,  ayant  insisté  pour  ren- 
trer dans  sa  famille,  fut  en  butte  à  mille  outrages.  On 
refusa  de  lui  laisser  emporter  les  petits  objets  sans  va- 
leur pour  lesquels  les  religieuses  ont  souvent  beau- 
coup d'attache.  On  la  mit,  comme  nue,  à  la  porte. 
Les  parents  étant  venus  réclamer,  on  leur  jeta, 
sans  ouvrir,  quelques  bardes  par  la  fenêtre,  comme 
si  elles  contenaient  la  peste  ;  on  les  accabla  d'in- 
jures. 

L'Assemblée  nationale  reçut  une  pétition  de  la  mère 


470  INTOLÉRANCE  EGCtÉSIASTiaiIB. 

d'uD6  autre  religieuse,  que  Ton  retenait  de  force  ;  la 
supérieure  et  le  directeur  l'empêchaient  de  trans- 
mettre à  la  municipalité  la  déclaration  qu'elle  faisait 
de  quitter  son  ordre.  Aux  dames  de  Saint- Antoine, 
une  jeune  sœur  converse  ayant  témoigné  de  la  joie 
pour  les  dôorets  d'affranchissement,  fut  en  butte  aux 
outrages,  aux  sévices  de  Tabbesse,  grande  dame  très- 
fanatique,  et  des  autres  religieuses  qui  faisaient  leur 
cour  àl'abbesse.  La  sœur  ayant  trouvé  moyen  d'aver- 
tir de  ses  souffrances  et  de  son  danger,  sortit  d'une 
manière  étrange  ;  elle  passa  la  tète  au  tour,  et  un 
homme  charitable,  la  tirant  de  lÀ  à  grand'peine, 
parvint  à  faire  passer  le  reste.  Une  famille  la 
reçut  dans  le  fauboui^  Saint«-Antoine  ;  une  souscrip- 
tion fut  ouverte  dans  les  journaux  pour  la  pauvre 
fugitive. 

On  juge  que  de  telles  histoires  n'étaiwt  pas  pro- 
pres à  calmer  le  peuple,  déjà  si  cruellement  irrité 
de  ses  misères.  H  souffrait  infiniment,  ne  savait 
à  qui  s'en  prendre.  Tout  ce  qu'il  voyait,  c'est  que  la 
Révolution  ne  pouvait  ni  avancer,  ni  reculer  ;  à  chaque 
pas,  il  rencontrait  une  force  immobile,  la  royauté,  et 
derrière,  une  force  active,  l'intrigue  ecclésiastique. 
Il  ne  fafit  pas  s'étonner  s'il  frappa  sur  ces  obstacles. 
Je  ne  crois  pas  que  les  Jacobins  aient  eu  besoin  de  le 
pousser;  des  trois  fractions  jacobines,  deux  (Lameth 
et  Orléans)  avaient  alors  moins  d'influence;  quant  à 
celle  de  Robespierre,  elle  était  certainement  vio- 
lente et  fanatique  ;  toutefois  son  chef,  personnelle- 
ment, n'était  point  homme  d'émeute,  moins  encore 


INTOLERANCE  lACOBlBiE  (NAI  IH).  47i 

contre  les  prêtres  que  contre  tout  autre  ennemi. 

Le  mouvement  fut  spontané,  sorti  naturellement 
de  rirritation  et  de  la  misère.  Des  femmes  se  portè- 
rent aux  couvents,  et  fouettèrent  des  religieuses. 

Mais,  ensuite,  selon  toute  vraisemblance,  on  exploita 
le  mouvement  ;  on  lui  donna  une  grande  scène,  une 
occasion  solennelle.  C'était  le  plan  de  la  cour  de  com- 
promettre, autant  qu'il  était  possible,  la  Révolution 
devant  la  population  catholique  du  royaume,  devant 
l'Europe.  Les  non-conformistes  louèrent  de  la  muni- 
cipalité une  église  dans  le  lieu  le  plus  passager  de 
Paris,  sur  le  quai  desTbéatins;  là,  ils  devaient  faire 
leurs  pâques.  La  foule  s'y  porta,  comme  on  pouvait 
aisément  le  prévoir,  attendit,  fermenta  dans  cette 
attente,  menaça  ceux  qui  viendraient.  Le  défi  anime 
et  excite  ;  deux  femmesse présentèrent,  furent  bruta- 
lement fouettées.  On  attacha  deux  balais  sur  la  porte 
de  l'église.  L'autorité  les  enleva,  mais  ne  put  disperser 
la  foule.  Sieyès  réclama  en  vain  dans  l'Assemblée  les 
droits  de  la  liberté  religieuse.  Le  peuple,  tout  entier 
au  sentiment  de  ses  misères,  s'obstinait  à  n'y  voir 
qu'une  question  politique;  le  prêtre  rebelle  et  ses  fau- 
teurs lui  apparaissaient,  non  sans  cause,  comme  souf- 
flant ici  l'étincelle  qui  devait  allumer  l'Ouest,  le  Midi, 
le  monde  peutrêtre. 

Avignon  et  le  Comtat  oifiraient  déjà  une  atroce  mi- 
niature de  nos  guerres  civiles  imminentes.  La  pre- 
mière, fortifiée  de  tout  ce  qu'il  y  avait  d'ardents  révolu- 
tionnaires à  Nîmes,  Arles,  Orange,  guerroyait  contre 
Carpentras,  le  siège  de  l'aristocratie.  Guerre  barbare 


472  LETTRE  DU  PAPE  BRÛLÉE  (4  MAI). 

des  deux  côtés,  de  vieilles  rancunes  envenimées,  de  fu- 
reurs nouvelles,  moins  une  guerre  qu'une  scène  hor- 
riblement variée  d'embûches  et  d'assassinats.  Les  len- 
teurs del' Assemblée  nationale  y  étaientpour beaucoup, 
on  devait  l'en  accuser,  et  la  fatale  proposition  de  Mi- 
rabeau d'ajourner  la  décision.  Elle  n'arriva  que  le 
4  mai,  et,  encore,  ne  décida  rien.  L'Assemblée  dé- 
clarait qu'Avignon  ne  faisait  point  partie  intégrante 
de  la  France,  sans  toutefois  que  la  France  renonçât 
à  ses  droits.  —  Ce  qui  revenait  à  dire  :  «  L'Assem- 
blée juge  qu'Avignon  n'appartient  pas,  sans  nier 
qu'elle  appartienne.  » 

Le  même  jour,  4  mai,  se  répand  dans  Paris  un  bref 
du  Pape,  une  sorte  de  déclaration  de  guerre  contre  la 
Révolution.  Il  s'y  répand  en  injures  contre  la  consti- 
tution française,  déclare  nulles  les  élections  de  curés 
et  évêques,  leur  défend  d'administrer  les  sacrements. 
Une  société  patriotique,  pour  rendre  insulte  pour  in- 
sulte, jugea  le  lendemain  le  pape  au  Palais-Royal, 
et  brûla  son  mannequin.  Aux  termes  du  même  ju- 
gement, le  journal  bien  aimé  des  prêtres,  celui  de 
l'abbé  Royou,  fut  brûlé  aussi,  après  avoir  été  préala- 
blement mis  dans  le  ruisseau. 

Le  pape  a  fait  du  chemin  depuis  le  quatorzième 
siècle.  Au  soufflet  de  Roniface  VIII,  le  monde  tres- 
saillit d'horreur.  La  bulle,  brûlée  par  Luther,  l'agita 
profondément  encore.  Ici,  le  pape  et  Royou  finissent 
paisiblement  ensemble ,  sans  que  personne  y  prenne 
garde,  exécutés  au  ruisseau  de  la  rue  Saint-Honoré. 

Autant  le  pape  recule,  autant  son  adversaire 


L*ASSBMBLÉ£  DÉCRÈTE  DES  HONNEURS  A  VOLTAIRE  (30  MAI  91).     475 

avance.  Cet  adversaire  immortel  (qui  n'est  autre  que 
la  Raison),  quelque  déguisement  qu'il  prenne,  juris- 
consulte en  1300,  théologien  en  1 500,  philosophe  au 
dernier  siècle,  il  triomphe  en  91.  La  France,  dès 
qu'elle  peut  parler,  rend  grâce  à  Voltaire.  L'Assem- 
blée nationale  décrète  au  glorieux  libérateur  de  la 
pensée  religieuse  les  honneurs  de  la  victoire.  Elle 
est  gagnée,  il  a  vaincu  ;  qu'il  triomphe  maintenant, 
qu'il  revienne  dans  son  Paris,  dans  sa  capitale,  ce  roi 
de  l'esprit.  L'exilé  ;  le  fugitif,  qui  n'eut  point  de  lieu 
ici-bas,  qui  vécut  entre  trois  royaumes,  osant  à  peine 
poser  l'aile,  comme  l'oiseau  qui  n'a  pas  de  nid,  qu'il 
vienne  dormir  en  paix  dans  l'embrassement  de  la 
France. 

Mort  cruelle!  il  n'avait  revu  Paris,  cette  foule 
idolâtre,  ce  peuple  qui  l'avait  compris,  que  pour  s'en 
arracher  avec  plus  de  déchirement!  Poursuivi  sur 
son  lit  de  mort,  même  après  la  mort  banni,  enlevé 
la  nuit  par  les  siens,  le  30  mai  78,  caché  dans  une 
tombe  obscure,  son  retour  est  décrété  le  30  mai  91. 
Il  reviendra,  mais  de  jour,  au  grand  soleil  de  la  jus- 
tice, porté  triomphalement  sur  les  épaules  du  peuple, 
au  temple  du  Panthéon. 

Pour  comble,  il  verra  la  chute  de  ceux  qui  le  pro- 
scrivirent. Voltaire  vient  ;  prêtres  et  rois  s'en  vont. 
Son  retour  est  décrété,  par  un  remarquable  à  propos, 
lorsque  les  prêtres,  surmontant  les  indécisions  do 
Louis  XVI,  ses  scrupules,  vont  le  pousser  à  Varennes, 
à  la  trahison,  à  la  honte.  Comment,  pour  ce  grand 
spectacle,  nous  passerions-nous  de  Voltaire?  11  fout 


474      R0NNBUR8  DÉCRÉTÉS  A  VOLTAIRE  (30  MAI  tl). 

qu'il  viepDe  voir  à  Paris  la  déroute  de  Tartufe.  H  est 
le  héros  de  la  fête,  Au  moment  où  le  prêtre  laisse  sa 
trame  ténébreuse  éclater  au  jour.  Voltaire  ne  peut 
manquer  de  sortir  aussi  du  caveau.  Averti  par  Tau* 
dacieuse  révélation  de  Tartufe,  il  se  révèle  en  même 
temps,  passe  la  tête  hors  du  sépulcre,  et  dit  à  Tautre, 
avec  ce  rire  formidable  auquel  croulent  les  temples 
et  les  trônes  :  «  Nous  sommes  inséparables  ;  tu  parais, 
je  parais  aussi.  » 


CHAPITRE  XIII. 

PRÉCÉDENTS  DE  LA  FUITE  DU  ROI. 


Looit  XV  préoccupé  du  porlraft  de  CharUt  I**",  Louis  XVI  do  rhttloiro  de 
Charles  I«r  et  de  Jacques  II.  Louis  XVI  craint  toutes  les  puissances»  nofeut 
point  quitter  le  royaume.  L'Rorope  est  rSTfe  de  voir  la  France  dlTisée.  La 
Russie  et  la  Suéde  encouragent  révasiou.  L'Aotricbe  eu  donne  le  plan, 
octobre  90.  Le  projet  eut  d*abord  une  apparence  française,  puis  devint  tout 
étranger.  Le  Roi,  étranger  par  sa  m^re  ;  Indifférent,  comme  chrétien,  k  la 
nationalité.  La  Roi  blessé  dans  ses  nobles  et  ses  prêtres,  février-mai  91. 
Duplicité  du  Roi  et  de  la  reine;  ils  trompent  tout  le  monde.  Toute  la  famille 
royale,  spécialement  la  reine,  contribue  à  la  perte  du  Roi.  Préparatifs 
ImprodottU  de  la  fuite  du  Roi,  mars-mal  91. 


Je  ne  puis  visiter  le  musée  du  Louvre  sans  m'ar* 
rêter  et  rêver,  souvent  longtemps  malgré  moi,  devant 
le  Charles  P^  de  Yandyck.  Ce  tableau  contient  à  la 
fois  l'histoire  d'Angleterre  et  celle  de  France.  Il  a 
eu  sur  nos  affaires  une  influence  directe  qu'ont  rare- 
ment les  œuvres  d'art.  Le  grand  peintre,  à  son  insu^ 
y.mit  le  destin  de  deux  monarchies. 

L'histoire  du  tableau  lui-même  est  curieuse.  Il 
faut  la  prendre  un  peu  haut,  dire  comment  il  vint  en 
Fraace. 


476  HISTOIRE  DU  PORTRAIT  DE  CHARLES  1». 

Lorsque  le  ministère  Aiguillon-Maupeou  voulut 
décider  Louis  XV  à  briser  le  parlement,  il  y  avait  une 
opération  préalable  à  faire,  rendre  au  vieux  roi  iisé 
la  faculté  de  vouloir,  en  refaire  un  homme.  Pour  cela, 
il  fallait  fermer  le  sérail  où  il  s'éteignait,  lui  faire  ac- 
cepter une  maîtresse,  le  réduire  à  une  femme  ;  rien 
n'était  plus  difficile.  11  fallait  que  cette  maîtresse, 
fille  folle,  hardie,  amusante,  mit  les  autres  à  la  porte  ; 
qu'elle  n'eût  pas  trop  d'esprit,  ne  fît  pas  la  Pompa- 
dour,  mais  qu'elle  eût  assez  d'esprit  pour  répéter  à 
toute  heure  une  leçon  bien  apprise. 

Le  maréchal  de  Richelieu,  grand  maître  en  ces 
choses,  ayant  bien  cherché,  on  n'ose  dire  où,  dé- 
couvrit la  fille,  et  en  même  temps,  pour  la  relever 
un  peu,  il  trouva  un  drôle  de  bonne  naissance  qui  se 
chargea  de  l'épouser,  avant  de  la  donner  au  Roi. 
Madame  Du  Barry,  c'est  son  nom,  joua  son  rôle  a 
'  merveille.  Elle  surprit  le  Roi  par  l'audace  et  la  fami- 
liarité ;  elle  l'amusa  en  se  moquant  de  lui,  du  matin 
au  soir,  l'éveillant  tant  qu'elle  pouvait,  le  sommant 
d'être  homme  et  roi.  Il  y  avait  peu  à  compter  sur 
les  velléités  royales  que  l'on  suscitait  en  lui;  aussi 
elle  ne  le  lâchait  guère.  Jusqu'au  conseil ,  elle  le 
^suivait  hardiment,  et  devant  le  chancelier,  devant 
ces  graves  personnages ,  sans  respect  humain ,  elle 
perchait,  comme  un  singe,  sur  le  bras  de  son  fau- 
teuil. Cette  singulière  Égérie,  lui  soufflant  la  royauté 
la  nuit  et  le  jour,  n'eût  pas  réussi  peut-être  avec  un 
tel  homme,  si,  à  l'appui  des  paroles,  elle  n'eût  ap- 
pelé le  secours  des  yeux,  rendu  sensible  et  visible  la 


LOmS  XV  ET  LOUrS  XVI  EN  FURENT  PRÉOCCUPÉS.     477 

leçon  qu'elle  répétait.  On  acheta  pour  elle,  en  An- 
gleterre, le  tableau  de  Vandyck,  sous  le  prétexte 
étrange  que,  le  page  qu'on  y  voit  s'appelant  Barry, 
c'était  pour  elle  un  tableau  de  famille.  Cette  grande 
toile,  digne  de  respect,  et  comme  œuvre  du  génie, 
et  comme  monument  des  tragédies  du  destin,  fut 
établie,  chose  indigne,  au  boudoir  de  cette  fille,  dut 
entendre  ses  éclats  de  rire,  voir  ses  ébats  effrontés. 
Elle  prenait  le  Roi  parle  cou,  et,  lui  montrant  Char- 
les !•'  :  a  Vois-tu,  la  France  (c'est  ainsi  qu'elle  appe- 
lait Louis  XV)?  voilà  un  roi  à  qui  on  a  coupé  le  cou, 
parce  qu'il  a  été  faible  pour  son  parlement.  Va  donc 
ménager  le  tien  !  » 

Dans  ce  petit  appartement,  très-bas  (une  suite  de 
mansardes  qu'on  voit  encore  dans  les  combles  de 
Versailles),  le  grand  tableau,  vu  si  près,  de  plein 
pied,  face  à  face,  eût  été  d'un  effet  pénible  pour 
un  homme  moins  fini  de  cœur,  et  de  sens  moins 
amortis.  Nul  autre  que  Louis  XV  n'eût  porté,  sans  en 
scmffrir,  ce  triste  et  noble  regard,  où  se  voit  une  révo- 
lution tout  entière,  cet  œil,  plein  de  fatalité,  qui  vous 
entre  dans  les  yeux. 

On  se  rappelle  que  le  grand  mattre,  par  une  sorte 
de  divination,  a  d'avance  peint  Charles  !•'  comme 
aux  derniers  jours  de  sa  fuite  ;  vous  le  voyez  simple 
awalier,  en  campagne  contre  les  têtes  rondes.  U  semble 
que  de  proche  en  proche,  il  est  acculé  à  la  mer.  On 
la  voit  là  solitaire,  inhospitalière.  Ce  roi  des  mers,  ce 
lord  des  îles,  a  la  mer  pour  ennemie  ;  devant  lui,  l'O- 
céan sauvage;  derrière,  l'attend  l'échaftiud. 


478     LOUIS  XVI  PRÉOCCUPÉ  DE  CHARLES  !•'  ET  DE  JACQUES  II. 

Ce  tableau  mélancolique,  placé,  sous  Louis  XYI, 
aux  appartements  du  Roi,  dut  le  suivre  à  Paris  ayee 
le  mobilier  de  Versailles.  Nul  autre  ne  pouvait  faire 
plus  d'impression  sur  lui  ;  il  était  fort  préoccupé  de 
l'histoire  d'Angleterre,  et  très-spécialement  de  celle 
de  Charles  I'"'.  11  lisait  assidûment  Hume,  et  autres 
historiens  anglais,  dans  leur  langue.  Il  en  avait  retenu 
ceci  que  Charles  I"  avait  été  mis  à  mort  pour  avoir 
fait  la  guerre  à  son  peuple,  et  que  Jacques  II  avait 
été  déclaré  déchu  pour  avoir  délaissé  son  peuple. 
S'il  y  avait  une  idée  arrêtée  en  lui,  c'était  de  ne  point 
s^attirer  le  sort  ni  de  l'un  ni  de  l'autre,  de  ne  point 
tirer  l'épée,  de  ne  point  quitter  le  sol  de  la  France. 
Indécis  dans  ses  paroles,  lent  à  se  résoudre,  il  était 
très-obstiné  dans  les  idées  qu'il  avait  conçues  une  fois. 
Nulle  influence,  pas  même  celle  de  la  reine,  n'eût  pu 
le  tirer  de  là.  Cette  résolution  de  ne  point  agir,  de  ne 
point  se  compromettre,  allait  d'ailleurs  parfaitement 
à  son  inertie  naturelle.  Il  était  fort  indisposé  contre 
les  émigrés  qui  remuaient  sur  la  frontière,  criaient, 
menaçaient,  faisaient  blanc  de  leur  épée,  sans  s'in- 
quiéter s'ils  aggravaient  la  position  du  roi  dont  ils  se 
disaient  les  amis.  En  décembre  90,  leur  conseil  se  te- 
nant à  Turin,  le  prince  de  Condé  proposait  d'entrer 
en  France,  et  de  marcher  sur  Lyon,  a  quoi  qu'il  pût 
arriver  au  Roi.  » 

Louis  XVI  avait  de  plus  un  autre  scrupule  pour 
faire  la  guerre.  C'était  la  nécessité  de  s'aider  de 
l'étranger.  Il  connaissait  très-bien  l'état  de  l'Europe, 
les  vues  intéressées  des  puissances.  Il  voyait  l'esprit 


LOtlS  XVI  CIUINT  TOUTES  LES  PU1S5ANCES.  47d 

iiltrigftnt,  ambitieux  de  la  Prusse,  qui,  se  croyant 
jeune,  forte,  très-militaire,  poussait  partout  au  trouble 
pour  trouver  quelque  chose  à  prendre.  Dès  1789,  la 
Prusse  était  là,  qui  offrait  à  Louis  XVI  d'entrer  avec 
cent  mille  hommes.  D'autre  part,  le  machiavélisme 
deTAutriche  ne  lui  était  pas  moins  suspect;  il  n'ai-, 
mait  pas  ce  ianus  à  deux  faces,  dévot,  philosophe. 
C'était  pour  lui  une  tradition  paternelle  et  mater- 
nelle; sa  mère  était  de  la  maison  de  Saxe;  son  père, 
le  Dauphin,  'crut  mourir  empoisonné  par  Choiseul, 
ministre  lorrain,  créature  de  Lorraine-Autriche, 
élevé  par  Marie-Thérèse,  et  qui  maria  Louis  XVI 
k  une 'Autrichienne.  Quoique  tendrement  attaché 
k  la  reine,  il  devenait  fort  défiant  quand  elle  par- 
lait de  recourir  h  la  protection  de  son  frère  Léo- 
pold. 

La  reine  n'avait  nulle  autre  chance.  Elle  craignait 
extrêmement  les  émigrés.  Elle  n'ignorait  pas  qu'ils 
agitaient  la  question  de  déposer  Louis  XVI,  et  de 
nommer  un  régent.  Elle  voyait  près  du  comte  d'Ar- 
tois son  plus  cruel  ennemi,  M.  de  Galonné,  qui,  de  sa 
main,  avait  annoté,  corrigé,  le  pamphlet  de  M"*^  de 
Lamotte  contre  elle,  dans  la  vilaine  affaire  du  Col- 
lier. Elle  avait  à  craindre  de  ce  côté  plus  que  de  la 
Révolution.  La  Révolution,  n'en  voulant  qu'à  la 
reine,  ne  liii  eût  pris  que  la  tête;  mais  Calonne 
eût  pu  faire  faire  le  procès  à  la  femme,  à  l'é- 
pouse, la  déshonorer  peut-être  juridiquement,  l'en^ 
fermer» 

Elle  se  tint,  tôns  variation,  au  plan  des  hommes  de 


490  LOUIS  XVI  NE  VEUT  POINT  OUITTER  LE  ROVAUVE. 

rAutriche,  Mercy  et  Breteuil.  Elle  amusa  Mirabeau, 
puis  Lameth,  Baraave,  pour  gagner  le  temps.  Il  en 
fallait  pour  que  rAutriche  sortit  de  ses  embarras  de 
Brabant,  de  Turquie  et  de  Hongrie.  Il  en  fallait  pour 
que  Louis  XYI,  travaillé  habilement  par  le  clei^é,  fit 
céder  ses  scrupules  de  roi  aux  scrupules  de  chré- 
tien,  de  dévot.  L'idée  d'un  devoir  supérieur  pou- 
vait seule  le  faire  manquer  à  ce  qu'il  croyait  un 
devoir. 

Le  Roi,  s'il  l'eût  voulu,  pouvait  fort  aisément 
partir  seul,  sans  suite,  à  cheval.  C'était  l'avis  de 
Clermont-Tonnerre.  Ce  n'était  nullement  celui  de 
la  reine.  Elle  ne  craignait  rien  tant  au  monde  que 
d'être  un  moment  séparée  du  Roi.  Peut-être  aurait-il 
cédé  aux  insinuations  de  ses  frères  contre  elle.  Elle 
proBta  de  l'émotion  qu'il  eut  au  6  octobre,  lorsqu'il 
crut  qu'elle  avait  été  si  près  de  périr;  pleurante, 
elle  lui  fit  jurer  qu'il  ne  partirait  jamais  seul,  qu'ils 
ne  s'en  iraient  qu'ensemble,  échapperaient  ou  pé- 
riraient ensemble.  Elle  ne  voulait  même  pas  qu'ils 
partissent,  au  même  moment,  par  des  routes  diffé* 
rentes. 

Louis  XVI  refusa,  au  printemps  de  90,  les  offres 
qu'on  fit  de  l'enlever.  Il  ne  profita  pas,  pour  fuir,  du 
séjour  à  Saint-Cloud  qu'il  fit  dans  la  même  année  ;  il 
y  avait  toute  facilité,  allant  tous  les  jours  à  cheval  ou 
en  voiture,  et  à  plusieurs  lieues.  Il  ne  voulait  laisser 
personne,  ni  la  reine,  ni  le  dauphin,  ni  madame  Eli- 
sabeth, ni  Mesdames.  La  reine  ne  pouvait  se  décider 
non  plus  à  laisser  telle  dame  confidente,  telle  femme 


L'EUROPE  EST  RAVIE  DE  VOIR  LA  FRANCE  DIVISÉE.  481 

qui  avait  ses  secrets.  On  ne  voulait  partir  qu'en  masse, 
en  troupe,  en  corps  d'armée. 

Dans  l'été  de  90,  l'affaire  du  serment  des  prêtres 
troublant  fort  la  conscience  du  Roi,  on  le  poussa  à 
la  démarche  d'écrire  aux  puissances  et  de  protester. 
Le  6  octobre  90,  il  envoya  une  première  protestation 
à  une  tour  parente,  à  son  cousin,  le  roi  d'Espagne, 
celui  de  tous  les  princes  dont  il  se  déQait  le  moins. 
Puis,  il  écrivit  à  l'Empereur,  à  la  Russie,  à  la  Suède; 
en  dernier  lieu,  le  3  décembre,  il  s'adressa  à  la  pui^ 
sance  qui  lui  était  la  plus  suspecte,  ayant  voulu  tout 
d'abord  se  mêler  des  affaires  de  France  ;  je  parle  de 
la  Prusse.  Il  demandait  à  tous  «un  congrès  européen, 
appuyé  d'une  force  armée  » ,  sans  expliquer  s'il  vou- 
lait que  cette  force  fût  active  contre  la  Révolution 
(Hardenberg,  1, 103). 

Les  rois  n'avaient  généralement  point  de  hâte.  Le 
Nord  branlait.  La  révolution  dé  Pologne  était  immi- 
nente ;  elle  éclata  au  printemps  (3  mai)^  et  prépara 
un  nouveau  démembrement.  Les  autres  États  desti- 
nés à  être  absorbés  tôt  ou  tard,  la  Turquie,  la  Suède, 
étaient  ajournés.  Mais  déjà  Liège  et  le  Brabant  ve- 
naient d'être  dévorés.  Le  tour  de  la  France  arrivait, 
dès  qu'elle  serait  assez  mûre.  «  Les  rois,  dit  Camille 
Desmoulins,  ayant  goûté  du  sang  des  peuples,  ne 
s'arrêteront  pas  aisément.  On  sait  que  les  chevaux 
de  Diomède,  ayant  une  fois  ipangé  de  la  chair  hu- 
maine, ne  voulurent  plus  rien  autre  chose.  » 

Seulement,  il  fallait  que  la  France  devint  mûre  et 
tendre,  avant  d'y  mettre  la  dent,  qu'elle  s'affaiblît,  se 

u.  34 


4H2  LA  RUSSIE  ET  LA  SUÉDE  ENCOURAGENT  L'ÉVASION. 

mortifiât  par  la  guerre  civile.  On  Ty  encourageait 
fort.  La  grande  Catherine  écrivait  k  la  reine,  pour 
ranimer  à  la  résistance^  cette  parole  qui  vise  fiu 
sublime  :  «Les  rois  doivent  suivre  )eur  marche 
sans  s*inquiéter  des  cris  du  peuple,  cpmme  la  Iqne 
suit  son  cours  sans  être  arrêtée  pv  les  aboiements 
des  chieps.  »  Imitation  burlesque  de  Lefranc  de 
Pompignan^  ic^  d'autant  plus  ridicule  que,  poiir 
suivre  la  comparaison^  la  lune  se  trouvait  très-inéelle- 
ment  arrêtée. 

Pour  la  tirer  de  cette  éclipse,  rexcelleqte  Cathe- 
ripe  animait  toute  l'Europe,  agissait  épergiqoement 
delà  plume  et  de  la  langue.  Si  elle  pouvait,  en  effet, 
par  la  délivrance  du  Roi,  déchaîner  la  guerre  civile, 
puis  mettre  tous  les  rois  aux  prises  sur  le  cadavre  de 
la  France,  combien  lui  serait-il  facile,  assise  daqs 
son  charpier  du  Nord^  de  boire  le  sang  de  la  Poloj^e, 
d*en  sucer  les  os?,., 

Quand  Tévasion  fut  tentée,  ce  fut  le  ministre  de 
Russie  qui  se  chargea  de  faire  donner  à  la  reine  un 
passeport  de  dame  russe.  Catherine  n'envoyait  nul 
secours;  mais  elle  trouvait  trés-bop  que  Gustave  III, 
le  petit  roi  de  Suéde  (qu'elle  venait  de  battre,  et 
maintenant  son  ami),  roi  d'esprit  inquiet,  roma- 
nesque, aventureux,  cherchât  son  aventure  à  Aix,  k 
la  porte  de  )a  France.  Là,  sous  prétexte  des  eaux,  il 
devait  attendre  la  belle  reine  fuyant  avec  son  époux, 
offrir  son  invincible  épée,  et,  sans  intérêt,  enseigner 
au  bon  Louis  XVI  comjnent  on  refait  les  trônes. 

L'Autriche,  en  possession,  depuis  Choiseul,  depuis 


L'AimUCHB  DONNfi  LE  PLAN  DB  L*ÉTASION  (OGT.  90).         485 

le  maria^  de  Louis  XVI,  de  ralliance  française, 
avait  un  intérêt  bien  plus  direct  à  révasion  du  Roi. 
Seulement,  pour  que  la  jalouse  Prusse  et  la  jalouse 
Angleterre  laissassent  intervenir,  il  fallait  nonnseule- 
Hieot  que  Louis  XVI  se  remit  positivement  à  TAur 
triche,  mais  qu'un  grand  parti  se  déolanmt  pour  lui, 
un  puissant  noyau  royaliste  se  formant  à  l'Est,  l'Au* 
triche  fikt,  comme  mdgré  elle,  obligée,  sommée  par  la 
France.  La  guerre  civile  comtneneée,  c'étaitla  condition 
expresse  que  notre  fidèle  allié  qiettaitk  l'intervention. 

Dès  octobre  90,  les  conseillers  de  la  reine,  les  deux 
hommes  de  l' Autriche,  Mercy  et  Breteuil,  insistèrent 
pour  l'évasion.  Breteuil  envoya  de  Suisse  un  évèque 
avec  son  plan,  confwme  à  celui  que  Léopold  envoya 
plus  tard;  mais  ni  la  reine,  ni  l'évéque  ne  crurent 
prudent  de  parier  au  RQi  les  premiers  du  plan  autri- 
chien. La  reine  le  lui  fît  présenter  par  un  homme  à 
elle,  intimenjent  lié  avec  elle  dans  ses  beaux  jours, 
et  resté  très-dévoué,  un  officier  suédois,  M.  de  Feiv 
sea.  Pour  ne  point  effrayer  le  Roi,  on  lui  parlait  sim- 
plement de  se  réfugier  auprès  de  M.  de  Brouillé,  au 
sein  des  régiments  fidèles  qu^  venaient  de  montrer 
Ujit  de  vigueur  à  Nancy,  dans  la  proxin^itéde  la  fron- 
tière autrichienne,  à  portée  des  secours  de  son  beau- 
père  Léopold.  Le  Roi  écouta,  fut  muet. 

La  reine  survint  alors,  appuya,  pressa,  obtint  à  la 
longue  (S3  octobre  BO)  un  pouvoir  général  de  traiter 
avec  rétraager,  pouvoir  donné  par  le  Roi  à  Breteuil, 
Thomme  de  la  reine  ;  Yétranger,  dès4ors,  ne  devait 
plus  être  l'Ëumpe,  maisspécialement l'Autriche.  M.  de 


484         LE  PROJET  EUT  D*ABORD  UNE  APPARENCE  FRANÇAISE, 

Bouille,  averti,  conseillait  au  Roi  de  se  rendre  de  pré- 
férence à  Besançon,  à  portée  du  secours  des  Suisses, 
assuré  par  les  capitulations,  et  d'ailleurs  moins  com- 
promettant que  celui  d'aucune  puissance.  Ce  n'était 
pas  là  le  compte  des  conseillers  autrichiens.  On  in- 
sista pour  Montmédy,  à  deux  lieues  des  terres  d'Au- 
triche. 

Pour  s'entendre  définitivement,  M.  de  Bouille  en-- 
voja  en  décembre  l'un  de  ses  fils,  Louis  de  Bouille, 
qui,  conduit  par  l'évéque,  entremetteur  primitif  de 
cette  afiTaire,  alla  de  nuit  s'aboucher  avec  Fersen  dans 
une  maison  fort  retirée  du  faubourg  Saint-Honoré. 
Le  jeune  Bouille  était  bien  jeune,  n'ayant  que  vingt- 
et-un  ans;  Fersen  était  infiniment  dévoué,  mais  dis- 
trait, oublieux,  ce  semble,  on  en  jugera  tout-à4'heure. 
Ce  furent  pourtant  ces  deux  personnes  qui  eurent  en 
main  et  réglèrent  le  destin  de  la  monarchie. 

M.  de  Bouille,  connaissant  la  cour,  et  sachant 
qu'on  pourrait  fort  bien  le  désavouer,  si  la  chose  tour- 
nait mal,  avait  exigé  du  Roi  qu'il  écrivit  une  lettre 
détaillée  pour  l'autoriser,  laquelle  passerait  sous 
les  yeux  de  son  fils  qui  en  tirerait  copie.  Chose 
grave,  chose  périlleuse.  Le  Roi  écrivait  et  signait  un 
mot  qui,  deux  ans  après,  devait  le  mener  à  la  mort  : 
a  11  faut  s'assurer,  avant  tout,  des  secours  de  l'é- 
tranger. » 

En  octobre,  le  Roi,  dans  la  première  approbation 
qu'il  donnait  au  projet,  disait  seulement  qu'il  comp- 
tait sur  les  dispositions  favorables  de  l'Empereur  et  de 
l'Espagne.  En  décembre,  il  veut  leur  secours. 


PUIS  DEVINT  TOUT  ÉTRANGKIl.  4S5 

Le  projet  d'abord  avait  eu  une  apparence  fran- 
çaise. Le  succès  de  M.  de  Bouille  à  Nancy  avait 
donné  l'espoir  qu'un  grand  parti,  et  dans  Tannée  et 
dans  la  garde  nationale,  se  prononcerait  pour  leRoi, 
que  la  France  serait  divisée  ;  il  su£Bsait  alors  à  M.  de 
Bouille  que  l'Autrichien  fit  une  démonstration  exté- 
rieure, seulement  pour  donner  prétexte  de  réunir  des 
réf^ments;  à  mesure,  un  fait  se  déclara  qui  changeait 
la  face  des  choses,  l'unanimité  de  la  France. 

L'affaire  devint  tout  étrangère.  M.  de  Bouille  avoue 
qu'il  avait  besoin  de  troupes  allemandes  pour  conte- 
nir  le  peu  qui  lui  restait  de  Français.  //  exigeait^  dit 
son  fils,  le  secours  des  étrangers.  À  Paris,  l'éva- 
sion fut  tramée  chez  un  Portugais,  dirigée  par  un 
Suédois;  la  voiture  qui  y  servit  fut  cachée  chez  un 
Anglais. 

Ainsi,  dans  ses  moindres  détails,  comme  dans  ses  cir- 
constances les  plus  importantes,  l'affaire  apparaît,  et 
fut,  une  conspiration  étrangère,  l'étranger  déjà  au 
cœur  du  royaume,  nous  faisant  la  guerre  par  le  roi. 
Et  le  roi  même,  la  reine,  qu'étaient-ils?  Étrangers 
tous  deux  par  leurs  mères  :  lui,  né  Bourbon-Sao^on; 
elle,  née  Lorraine-Ati^rtcAc. 

Les  souverains  en  général,  en  qui  les  peuples 
cherchent  les  gardiens  de  leur  nationalité,  se  trou- 
vent ainsi,  par  leurs  parentés  et  mariages,  moins  na- 
tionaux qu'européens,  ayant  souvent  à  l'étranger 
leurs  relations  les  plus  chères,  leurs  amitiés,  leurs 
amours.  Il  est  peu  de  rois,  qui,  en  bataille  contre  un 
roi,  ne  se  trouve  avoir  en  face  un  cousin,  neveu, 


486  LKROI  ^nUircn  PAR8A  MÈRE; 

beau-frère,  etc.  Ces  rapports  qui,  en  justice,  obli- 
gent les  hommes  à  se  récuser,  ne  sont-ils  pas  des 
causes  de  suspicion  légitime  dans  cette  suprême  jus- 
tice des  nations  qui  se  plaide  en  diplomatie,  ou  se 
tranche  par  Tépée? 

L'homme  sous  lequel  la  marine  française  s'était 
relevée  contre  l'Angleterre  n'était  certes  pas  un 
roi  étranger  de  sentiment;  il  F  était  de  race.  L'Alle- 
mand était  son  parent,  l'Espagnol  était  son  parent. 
S'il  avait  quelque  scrupule  d'iqipeler  l'Autriche,  il 
le  combattait  par  l'idée  qu'il  appelait  en  môme  temps 
lé  roi  d'Espace,  son  coustù. 

Il  était  enbo^e  étranger^  par  un  sentiment  extérieur 
(supérieut  à  ses  yeux),  àioute  nationalité;  étranger  de 
religion.  Pour  le  chrétien,  la  patrie  est  une  chose  se- 
condaire. Sa  vraie,  sa  grande  patrie,  est  l'Ëglise, 
dont  tout  royaume  est  province.  Le  roi  très-chrétieny 
oint  par  les  prêtres  au  sacre  de  Reims,  lié  par  le  ser- 
ment du  sacre,  et  n'en  étant  point  délié,  jugeait  nul 
tout  autre  serment.  Quoiqu'il  connût  très-bien  les 
prêtres  et  ne  les  eûtpas  toujoursécoutés,  ici  il  les  con- 
sulta; Tévêque  de  Clermont  le  confirma  dans  l'idée 
que  l'atteinte  aux  biens  ecclésiastiques  était  saerilége 
(mars  00?),  le  pape  dans  l'horreur  que  lui  inspirait  la 
constitution  civile  du  clergé  (sept.  90).  L'évêque  de 
Pamjers  lui  apporta  le  plan  d'évasion  (octobre),  et 
la  nécessité  où  il  fut  de  sanctionner  le  décret  du 
serment  des  prêtres  (26  décembre)  leva  en  lui  tous 
scrupules.  Le  chrétien  tua  le  roi,  le  Français. 

Sa  faible  et  trouble  conscience  se  repaissait  de 


INDIFFÉRENT,  COMME  CHRÉTIEN,  A  LA  NATIONALITÉ.  487 

deux  idées,  celles  dont  nous  avons  parlé  au  commen- 
cement de  ce  chapitre  :  IMI  croyait  ne  pas  imiter 
Jacques  II,  ne  pas  quitter  le  royaume;  2*  ne  pas  imi- 
ter Charles  !•%  ne  point  faire  la  guerre  à  son  peuple. 
—  Ces  deux  points  évités,  ceux  que  l'histoire  d'An- 
gleterre lui  avait  mis  dans  l'esprit,  il  ne  craignait 
rien  au  monde,  se  reposant  tacitement  sur  la  vieille 
superstition  (}ui  a  enhardi  les  rois  à  tant  de  démar- 
ches coupables:  «Que  m'ari-iveraît-il ,  après  tout? 
jésuisToinldetoieu.  » 

Il  écrivit  dans  la  lettre  qu^ exigeait  Bouille  qu'à 
aucun  prix,  il  ne  voulait  mettre  le  pied  hors  du 
royaume  (pas  tnôme  poilt  y  rentrer  à  l'instant  par 
une  autre  frontière),  qu'il  tenait  absolument  à  n'en 
point  sortir. 

Les  rois  ont  une  religion  spéciale  ;  ils  sont  dévots  à 
la  royauté.  Leur  personne  est  une  hostie,  leur  palais 
est  le  saint  des  saints,  leurs  serviteurs  et  domestiques 
ont  un  caractère  sacré  et  quasi-sacerdotal.  Louis  XYI 
fut  sensiblement  blessé  dans  cette  religion  parla  scène 
qui  eut  lieu  aux  Tuileries,  le  28  février  au  soir.  La- 
fayette,  à  la  tète  de  la  garde  nationale,  venait  de 
comprimer  Têmeute  de  Vincennes,  et  restait  con- 
vaincu qu'elle  était  l'œuvre  du  château.  Il  revient 
aux  tuileries^  et  les  trouve  pleines  de  gentilshommes 
artîiés,qui  sont  là,  sans  pouvoir  expliquer  la  cause  de 
leur  rassemblement.  La  garde  nationale,  émue  en- 
core et  de  très-mauvaise  humeur,  ne  montra  pas 
pour  ces  nobles  seigneurs  les  égards  que  des  gens  de 
leur  sorte  se  croyaient  en  droit  d'attendre.  On  leur 


488  LE  ROI  BLESSÉ  DANS  SES  NOBLES  ET  SES  PRÊTRES  (FËVRIER-NA19I). 

ôta  leurs  épées,  leurs  pistolets,  leurs  poignards,  on 
les  baptisa  d'un  nom  qui  reviendra  plus  d'une  fois 
dans  la  Révolution,  chevaliers  du  poignard;  désarmés, 
sortant  un  à  un,  parmi leshuées,  quelques-uns  d'entre 
eux  reçurent  de  la  brutalité  des  boui^eois  armés 
quelques  corrections  fraternelles. 

Louis  XYI ,  le  cœur  bien  gros  pour  ce  défaut 
de  respect ,  fut  infiniment  plus  sensible  encore 
à  l'expulsion  des  prêtres  non-assermentés  qui,  au 
printemps,  durent  quitter  leurs  églises.  Il  en  reçut  un 
grand  nombre  dans  les  maisons  royales,  dans  les  Tui- 
leries. Il  ne  connaissait  rien  aux  intrigues  du  clei^, 
ne  voyait  point  en  lui  ce  qu'il  était,  l'organisateur  de  la 
guerre  civile  ;  il  oubliait  entièrement  la  question  po- 
litique, réduisait  tout  à  celle  de  la  tolérance  reli- 
gieuse. Chose  remarquable,  des  politiques  même,  des 
philosophes,  nullement  chrétiens,  Sieyès,  Raynal,  en 
jugeaient  ainsi  ;  leurs  réclamations  pour  les  prêtres 
durent  confirmer  Louis  XYI  dans  son  opposition  au 
mouvement  révolutionnaire.  Lui,  qui  avait  accordé 
la  tolérance  aux  protestants,  comment  n'en  jouissait- 
il  pas  au  sein  de  son  propre  palais  ?...  Il  se  crut  libre 
de  tout  serment,  dégagé  de  tout  devoir.  Contre  la  Ré- 
volution, il  crut  voir  la  raison  et  Dieu. 

Qu'il  le  voulût  ou  non,  d'ailleurs,  la  contre-révo- 
lution n'allait-elle  pas  s'opérer  î  Son  frère,  le  comte 
d'Artois,  était  alors  à  Mantoue,  auprès  de  l'empereur 
Léopold,  avec  les  ambassadeurs  d'Angleterre  et  de 
Prusse  (mai  91).  C'était,  en  réalité,  un  congrès  où  l'on 
traitait  les  affaires  de  France.  Si  le  Roi  n'agissait  pas, 


DUPLICITÉ  DU  ROI  BT  DB  LA  REINE.  4H9 

on  allait  agir  sans  lui.  Il  ne  tenait  pas  grande  place 
dans  le  plan  du  comte  d'Artois  ;  ce  plan  belliqueux, 
arrangé  par  son  factotum  Galonné,  supposait  que 
cinq  armées,  de  cinq  nations  différentes,  entraienten 
France  en  même  temps.  Nul  obstacle  :  le  jeune 
prince,  sans  autre  retard  que  les  harangues  obligées 
aux  portes  des  villes,  menait  gatment  toute  l'Europe 
souper  à  Paris.  Il  était,  dans  cette  Iliade,  l'Agamem- 
non,  le  roi  des  rois,  il  fesait  grâce  et  justice,  régnait... 
Et  le  Roi  ?  Il  n'en  aurait  que  plus  de  temps  pour  la 
messe  et  pour  la  chasse.  Et  la  reine?  Renvoyée  en 
Autriche  ou  au  couvent. 

Léopold,  à  ce  roman,  répondait  par  un  roman, 
qu'au  1  *'  juillet,  sans  faute,  les  armées  seraient  exactes 
au  rendez-vous  sur  la  frontière.  Seulement,  il  témoi- 
gnait répugnance  pour  les  faire  entrer  en  France. 
Quand  même  il  eût  eu  réellement  Tidée  de  faire  quel- 
que chose,  sa  sœur  l'en  aurait  empêché;  elle  lui  écri- 
vait, de  Paris,  de  n'avoir  pas  la  moindre  confiance 
dans  Galonné.  Et  en  même  temps,  le  roi  et  la  reine 
fesaient  dire  au  comte  d'Artois  qu'ils  se  fiaient  à  Ga- 
lonné, et  l'autorisaient  à  traiter  pour  eux  ^. 

Toutes  les  démarches  du  roi  et  de  la  reine,  àcette 
époque,  sont  doubles,  contradictoires. 

Ainsi,  ils  font  faireà  Lafayette  (par  le  jeuneBouillé, 
son  cousin)  des  offres  illimitées,  s'il  veut  aider  au  ré- 

*  V.  les  lettres  de  Léopold  et  de  la  reine,  publiées  daosia  Revue 
rétrospective,  en  <833,  t.  1  et  II  de  la  seconde  série  (d'après  les  ori- 
ginaux, aux  Archives  du  Royaume)  :  <  Nous  yons  réitérons  la  demande 
de  huit  ott  dix  mille  hommes,  etc.  >  (4  «^  juin  91 .) 


490  LS  Ml  tT  LA  RBINB 

tablissemeat  du  pouvoir  royal  (décembre  Mi  jAutiei^. 
Et^  prévue  en  môme  temps,  ih  stssuretif  au  comte 
d'Artois  qu'ils  cooUfliâSent  Lafa;fette  <  pôtir  ùti  scé- 
lérat et  un  factieut  fanatique  ed  qui  on  uë  ptHii  àiàit 
aucune  confiance  x^  (mars  91). 

Ainsi,  au  moment  même  où  le  Roi,  pài^sà  tenfUtire 
de  sortir  des  Tuilerlesi  (IS  aTrll)^  viedt  dé  constater, 
devant  TEuropCy  SA  notl-'liberié^  il  àî^roùv«l  tiriè 
lettre  que  fort  étourdimerit  mi  rédigée  les  Lameth, 
dans  laquelle  on  lui  fait  dire  qu'il  ëit  parfaitement 
libre  (93  ayril).  Montmorin  représenta  en  vain  Tio- 
vraisemblance  de  la  chose.  Le  Rol  insista.  Le  ministre 
dut  communiquer  k  TAssemblée  cette  pièce  unique, 
oh  il  notifiait  aux  cours  étrangères  lès  sentiment»  té^ 
volutionnaires  de  Louis  XYL  Dans  cette  lettre  ridi- 
cule, le  Roi,  partant^  de  lùi-méme  m  stylé  jâcôbiU, 
disait  qu'il  n'était  que  le  premier  fonctionnaire  pu- 
blic, qu'il  était  libre,  et  librement  àtait  Adopté  la 
constitution,  qt/êlle  fesAit  ÉoH  boHheur,  etc.  Ce  lan- 
gage tout  nouveau^  dù  cbacun  sentait  le  iaëlisonge, 
cette  voix  fausse  qui  détdtmait,  firent  du  Roi  ud  tort 
incroyable  ;  ce  qu'on  avait  encore  d'attachement  pour 
lui  ne  résista  pas  aU  mépris  qu'inspirait  sa  duplicité. 

Tout  le  monde  jugeait  qu'en  même  temps  il  écri- 
vait un  démenti.  Et  cela  était  exact.  Le  Roi  trompait 
Montmorin,  qui  trompait  Lameth  (comme  auparavant 
Mirabeau)  ;  il  fit  dire  en  Prusse ,  en  Autriche,  que 
toute  démarche,  toute  parole  en  faveur  de  la  consti- 
tution devait  être  prise  en  sens  opposé,  et  que  oui 
voulait  dire  non. 


TROMPAIENT  TOCT  LE  lONDB  («AIMIAI  91).  |9f 

Le  Boi  avait  reçu  une  éducation  royale  de  M.  de 
la  VauguyoD,  le  chef  du  parti  jésuite  ;  son  honnêteté 
naturelle  avait  repris  le  dessus  dans  les  circonstances 
ordinaires;  mais,  dans  cette  crise  où  la  religion  et  la 
royauté  se  trouvaient  en  jeu,  le  jésuite  reparut.  Trop 
dévot  pour  avoir  le  moindre  scrupule  d'honneur  che- 
valeresque, et  croyant  que  celui  qui  trompe  pouf  le 
bien  ne  peut  trop  troriiper,  il  dépassait  la  mesure  et 
ne  trompait  pas  du  tout. 

L'Autriche  ne  semble  pas  avoir  cru  plus  que  la 
France  à  la  bonne  foi  de  Louis  XYL  Et  peut-élre,  en 
effet,  restait-il  assez  bon  Français  pour  vouloir  tf  otd- 
per  l'Autriche  en  profitant  de  ses  secours.  Il  lui  de- 
mandait seulement  une  dizaine  de  mille  homme^^ 
force  insignifiante,  et  d'ailleurs  fort  balancée  par  une 
andée  espagnole,  par  les  vingt-cinq  mille  Suisses  que 
les  capitulations  les  obligeaient  de  fournir  sur  la  réqui- 
sition du  Roi.  Aussi,  les  Autrichiens  ne  se  pressaient 
nullement;  ils  attendaient,  alléguaient  les  opposi- 
tions de  la  Prusse  et  de  l'Angleterre;  il  ne  leur  con- 
venait point  de  venir  ainsi  gratis,  et  seulement  pour 
la  montre,  comme  figurants  de  comédie,  pour  en-* 
hardir,  rallier  les  royalistes,  pour  créer  au  Roi  une 
force  ;  ils  lui  demandaient,  au  contraire,  de  prouver 
qu'il  en  avait  une,  «  de  commencer  la  guerre  civile.  » 
Pour  les  décider  à  prendre  sur  eux  le  poids  d'une 
telle  affaire,  il  fallait  les  intéresser;  si  le  Roi  eût  of- 
fert l'Alsace,  quelques  places  au  moins,  son  beau- 
frère,  le  sensible  Léopold,  aurait,  malgré  ses  embar- 
ras, agi  plus  efficacement. 


49S         TOUTB  LA  FANILLB  ROYALE,  SPÉCIALEMEIIT  LA  BEUfE, 

Telle  était  la  situation  de  ce  triste  Ix)uîs  XYI,  et 
ce  qui  fait  qu'on  en  a  pitié,  quoiqu'il  trompât  tout  le 
monde.  Il  n'avait  rien  de  sûr,  ni  au-dehors,  ni  au- 
dedans,  ni  dans  sa  famille  même.  Il  ne  trouva  en 
elle  qu'égoïsme.  Loin  qu'elle  lui  fut  un  soutien,  elle 
contribuajsingulièrement  à  sa  perle. 

Ses  tantes  y  contribuèrent,  ayant  hâte  de  partir 
avant  lui,  soulevant  ainsi  la  terrible  discussion  du 
droit  d'émigrer,  diminuant  d'autant  pour  le  Roi  les 
chances  de  l'évasion. 

Monsieur  y  contribua.  Il  donna  lieu  au  Roi  de 
craindre  qu'il  ne  partit  seul,  ce  qui  eût  été  pour 
Louis  XYI  un  danger  réel.  Monsieur  était  fort  sus- 
pect. Il  avait  essayé  d'enlever  le  Roi  par  Favras,  sans 
avoir  son  consentement.  Beaucoup  parlaient  de  le 
faire  régent,  lieutenant-général,  roi  provisoire,  dans 
la  captivité  du  Roi. 

Mais  personne  ne  contribua  plus  directement  que 
la  reine  à  la  perte  de  Louis  XVI. 

Craignant  à  l'excès  la  sépieiration,  se  tenant  au 
Roi,  se  serrant  à  lui,  voulant  partir  ensemble  et 
avec  tous  les  siens,  elle  lui  rendit  la  fuite  presque 
impossible. 

Une  préoccupation  excessive  de  la  sûreté  de  la 
reine  fit  que  M.  de  Mercy,  ambassadeur  d'Autriche, 
exigea,  contre  le  bon  sens,  contre  l'avis  de  M.  de 
Bouille,  qu'une  suite  de  détachements  serait  éche- 
lonnée sur  la  route  qu'elle  devait  parcourir  ;  précau- 
tion très-propre  à  inquiéter,  avertir,  ameuter  les  po- 
pulations, très-insuffisante  pour  contenir  les  masses 


CONTRIBUE  A  LA  PERTE  DU  ROI.  495 

d'un  peuple  armé,  très-inutile  pour  le  Roi,  qui,  per- 
sonneUement,  n'était  point  du  tout  haï.  On  a  vu  plus 
haut,  naïvement  exprimée  par  un  journal,  Vopinion 
réelle  du  peuple  :  «  Que  Louis  XYI  pleurait  à  chau- 
des larmes  des  sottises  que  lui  faisait  faire  FÂutri- 
chienne.  »  Même  reconnu,  il  eût  passé;  peu  de  gens 
auraient  eu  le  cœur  de  mettre  la  main  sur  lui.  Mais 
la  vue  seule  de  la  reine  réveillait  toutes  les  craintes, 
faisait  sentir,  même  aux  royalistes,  le  danger. de  la 
laisser  conduire  ainsi  le  roi  de  France  aux  armées  de 
Tétranger. 

La  reine  influa  encore  d'une  manière  très^funeste 
sur  Texécution  du  projet  en  choisissant  pour  agents, 
non  les  plus  capables,  mais  les  plus  dévoués  à  sa  per- 
sonne, ou  les  clients  de  sa  famille,  son  fidèle  M.  de 
Fersen,  son  secrétaire  Goguelat,  qu'elle  avait  em- 
ployé pour  des  missions  fort  secrètes  près  d'Esthérazy 
et  autres;  enfin,  le  jeune  Choiseul,  d'une  famille 
chère  à  l'Autriche,  jeune  homme  aimable,  plein  de 
cœur,  d'une  très-grande  fortune,  qui  se  faisait  une 
fête  de  recevoir  la  reine  royalement  dans  sa  Lorraine, 
plus  propre  à  la  bien  recevoir  qu'à  la  sauver  ou  la 
conduire.  M.  de  Bouille  voulut  évidemment  plaire  à 
la  reine  en  confiant  à  ce  jeune  homme  un  des  rôles 
les  plus  importants  dans  l'affaire  de  l'évasion. 

Ce  voyage  de  Varennes  fut  un  miracle  d'impru- 
dence \  Il  suffit  de  bien  poser  ce  que  le  bon  sens  vou- 

*  Monsieur,  tout  au  contraire,  fut  sauvé  très-habilement.  M"«  de 
Balbi,  femme  d*esprit  (sa  maltresse,  s'il  eût  pu  en  avoir  une),  le  dé» 


^  PB£PABAT1FS  IMMUJOBliTS 

\fitf  puU,  de  prendre  le  contraire;  en  suiyant  cette 
piéthode,  si  tous  les  Mémoires  périssaient,  pp  retrour 
verait  l'histoire. 

P'abordy  deux  ou  trois  pois  d'avancei  la  reine, 
comme  pour  avertir  du  départ,  fait  commainler  un 
Rousseau,  pour  elle,  pour  ses  eqfants.  Puis,  éll»  fait 
pommier  un  magnifique  nécessaire  de  voyage, 
semblable  à  celfii  qu'elle  avait  déjà,  meuble  oompli* 
que  qui  contenait  tout  ce  qu'on  eût  désira  pour  un 
voyage  autour  du  globe*  Puis,  au  lipu  de  prendre  une 
voiture  ordinaire  peu  apparente,  elle  charge  Fersen 
de  faire  construire  une  vaste  et  capace  beriine,  où 
Ton  puisse,  devapt  et  derrière,  ajuster,  écMauder 
malles,  vaches,  bottes,  tout  ce  qui  fait  regarder  une 
voiture  sur  une  route.  Ce  n'est  pas  tout,  la  voiture 
sera  suivie  d'une  autre  où  l'on  epiip^nera  les  femmes. 
Devant,  derrière,  galoperont  trois  gardes^du-corps 
ep  courriers,  vestes  neuves  d'un  jaune  éclatant, 
propres  à  attirer  les  yeux,  à  faire  croire,  tout  au 
moins,  parla  couleur,  que  ce  sont  des  gens  du  prince 
de  Condé,  du  général  des  émigrés!...  Ces  bomo)» 
apparemment  sont  des  bommes  bien  préparés;  q^n, 
ils  n'ont  jamais  ^ait  la  roMte.  Ces  garder  a^p^^em- 
m^Ot  sont  des  bommes  dé^rn^inés,  armés  jusqu'au^ 
dents  ;  ils  Q'oiit  que  de  pet^t^  coq ^eaux  de  chasse.  Le 
IRioi  les  avait  avertisqu'ils  trouyer^entdesarmesdans 


cida  à  se  confier  à  un  jeune  gascon,  d*Â?aray,  qui  Femmena  dans  an 
maufais  cabriplet.  U  plissa  seul,  et  Madaioe  par  -une  ajolre  route. 
(V.  Reiatîop  d'un  vo)-9ge  à  CoUenu,  18ii3.) 


DE  LA  FUITE  DE  VAHENNES  (MARS-MAI  91).  495 

la  voiture.  Mais  Fersen,  rhomme  de  la  reine,  crai- 
gnant sans  doute  pour  elle  les  dangers  d'une  résistance 
armée,  a  justement  oublié  les  armes. 

Tout  cela,  c*est  le  ridicule  de  l'imprévoyance. 
Mais  voici  le  triste,  Tignoble.  Le  Roi  se  laisse  habiller 
en  valet;  il  s'affuble  d'un  babit  gris  et  d'une  petite 
perruque.  C'est  le  valet-de^cbambre  Durand.  Ce 
détail  humiliant  est  daqs  le  n9.1T  récit  ()e  M"*  d'Ân- 
gouléme  ;  on  le  trouve  aussi  constaté  dans  le  passe- 
port dpnq.é  j^  ]ji  reipe,  ^t  à  M"^^  de  Tpvnsel,  comayd 
àam0  FiMM,  bavoDoe  de  Korff.  Ainsi,  chose  incon- 
venante, cjui  elle  seule  révélait  tout,  cette  dame  est 
si  inilme  iYfàG  son  VAbt-de^ohambre,  qu'elle  le  met 
dans  sa  voiture,  en  fieice  d'elle^  et  genoux  contre 
genoux. 

Pitoyable  métamorphose  !  Que  le  voilà  bien  caché  ! 
et  qui  le  reconnaîtrait!...  disons  mieux,  maintenant, 
qui  voudra  le  reconnaître?  la  France  ?  non,  à  coup 
9àr.  Si  e\]»  h  V9it  Ainsi,  elU  détournera  les  yeqx. 

A  Yoitt  mettn»^,  dit  Louis  XYI,  dans  la  caisse  de  la 
voiture  rbabît  ronge  brodé  d'or  que  je  portais  à  Cher- 
bourg 9...  Ce  qu'il  cache  ainsi  dans  les  coffres  au* 
rait  été  sa  défisnse.  L'habit  du  jour  où  le  roi  de  France 
apparut  contre  TAngleterre  au  milieu  de  sa  marine 
yâlfiii  mieuk  pour  le  saerer  que  ia  sainte-ampoule  de 
Reims,  Q«|i  efii  osé  l'aivèter,  si,  écartant  ses  vête- 
ments, il  e^t  montnë  jcet  habit?. . .  Il  aunit  iA  le  gar- 
der, ou  pl«0t  giBunder  le  cœur  français,  comme  il  l'eut 
alûis. 


CHAPITRE  XIV. 

FUITE  DU  ROI  A  VAREMNES,  20-21  JUIN  1791. 

Le  Roi,  en  parUni,  livrait  ses  «mis  i  It  mort.  Confiance  et  crédulité  de 
Lalayette  et  BaiUy.  Imprudences  du  départ  (SO  juin  91).  Le  Roi  derait  passer 
sur  terre  autrichienne.  Danger  de  la  France.  Vengeances  probables  ;  Tbé- 
Toigne  déjà  arrêté.  La  France  veille  sur  elle-même  ;  la  roule  se  surveille. 
Le  Roi  poursuivi,  SI  Juin  91  ;  reUrdé  à  l'entrée  de  Varennes,  arrêté.  Les 
habitants  des  campagnes  affluent  à  Varennes.  Indignation  du  peuple.  0éeret 
de  l'Assemblée  qui  rappelle  le  Roi  i  Paris. 


Ce  qui  afflige  encore,  entre  autres  choses,  dans  ce 
voyage  de  Varennes,  ce  qui  diminue  Vidée  qu'on 
voudrait  se  faire  de  la  bonté  de  Louis  XYI,  c'est 
la  facilité  avec  laquelle  il  sacrifiait,  en  partant, 
livrait  à  la  mort  des  hommes  qui  lui  étaient  sincère- 
ment attachés. 

Lafayette  se  trouvait,  par  la  force  des  circon- 
stances, gardien  involontaire  du  Roi,  responsable 
de  sa  personne  devant  la  nation  ;  il  avait  montré 
de  bien  des  manières,  et  parfois  en  compromettant 
la  Révolution  elle-même,  qu'il  désirait  pardessus 
toute  chose  le  rétablissement  de  l'autorité  royale, 


LE  ROI,  EN  PilRTANT,  LIVRAIT  SES  AMIS  A  LA  IKHIT.         497 

comiDe  garantie  d'ordre  et  de  paix.  Républicain 
d'idée,  de  théorie ,  il  n'en  avait  pas  moins  sacri- 
fié à  la  monarchie,  sa  grande  passion,  sa  faiblesse,  la 
popularité.  Il  y  avait  à  parier  qu'au  premier  éclat  du 
départ  du  Roi,  Lafayette  serait  mis  en  pièces. 

Et  que  deviendrait  le  ministre  Montmorin,  aima- 
ble et  faible  caractère,  crédule  aux  paroles  du  Roi, 
qui  le  V  juin,  pour  répondre  aux  journaux,  écrivait  à 
l'Assemblée  qu'il  attestait  «  sur  sa  responsabilité,  sur 
sa  tête  et  sur  son  honneur  » ,  que  jamais  le  Roi  n'avait 
songé  à  quitter  la  France? 

Qu'allait  surtout  devenir  l'infortuné  Laporte,  in- 
tendant de  la  maison  du  Roi,  et  son  ami  personnel,  à 
qui,  sans  le  consulter,  il  laissait  en  partant  la  charge 
terrible  d'apporter  à  l'Assemblée  sa  protestation?... 
Le  premier  coup  de  la  fureur  publique  devait  tomber 
sur  ce  malheureux,  messager  involontaire  d'une  dé- 
claration de  guerre  du  Roi  à  son  peuple  ;  Laporte 
infailliblement,  dans  cette  guerre,  tombait  la  pre- 
mière victime  ;  il  en  était  le  premier  mort;  il  pouvait 
commander  sa  bière  et  préparer  son  linceul. 

Lafayette,  averti  de  plusieurs  côtés,  voulut  n'en 
croire  que  le  Roi  même  ;  il  l'alla  trouver,  lui  demanda 
ce  qui  en  était  réellement.  Louis  XYI  répondit  si 
nettement,  si  simplement,  avec  une  telle  bonhomie, 
que  Lafayette  s'en  alla  complètement  rassuré.  Ce  fut 
uniquement  pour  satisfaire  l'inquiétude  du  public 
qu'il  doubla  les  postes.  Railly  poussa  plus  loin  la 
chevalerie,  et  fort  au-delà  de  ce  que  lui  permettait 
le  devoir  ;  averti  positivement  par  une  femme  de 
If.  88 


èm      CONfUIGB  Ef  €WkpOUTÉ  M  iAPATttîB,  BAlLtV,  BTC 

la  raine,  qui  rayait  ifis  prépfmtifk,  il  eut  la  çoupahifl 
faihk»^  éa  remettre  h  la  roine  çatte  dânoncialkm, 
que  rhcoQ^eur  du  moiqs  lui  fèsait  uo  devoir  de  tanir 
secrète. 

Le  Rûi,  la  Beiae,  avaient  fait  dire  quMls  asaii^ 
raient  le  dimanche  suivant,  jour  de  la  FèletQieu,  à 
la  procesûon  parûiasiale  du  clergé  cûnatîtulionnel. 
M***  ËUsabeth  y  témoi^ait  de  la  répugnance.  Le 
itt  (veille  du  départ),  la  reine,  parlant  ^  Montmonn 
qui  venait  de  voir  la  ao^u^  du  Roi,  disait  au  minislie: 
«  Elle  m'afflige  ;  j'ai  fait  tout  au  monde  pour  la  déci- 
der ;  il  me  aiemlde  qu'elle  pourrait  &ire  à  son  frère 
le  sacrifiée  de  $on  opinion.  9 

Le  Haï  tarda  jusqu'au  80  juin  pour  attenâra  que 
la  fepme  qui  avait  dénoncé  sorttt  de  service,  et 
aussi  pour  toucher  encore  un  trimestre  de  la  Mate 
civile;  iUe  dit  ainsi  lui-même.  Enfin,  c'était  le  IS 
îuin  seu^emient  que  les  Âulrichiens  cuvaient  avoir 
occMpé  les  passages  h  d^ux  lieueade  Montmédy.  Les 
retards  successifs  qui  avaient  eu  lieu,  les  mouvemenls 
de  troupes  conunandées,  décommandées,  A'étaîent 
{Ms  sans  inconvénienL  Choi^eul  dit  au  Roi,  de  la  part 
de  H.  de  Bouille,  que  s'il  ne  partait  le  90,  dans  la 
nuit,  lui  Choiseul  relèverait  tous  les  postes  échekwnés 
ijur  la  route,  et  passerait,  avec  RottÛlé,  sur  terre  ave- 
trichieane< 

Le  2Qi  juin,  avant  minuit,  toute  la  famille  royale, 
déguisée,  sortie  par  une  porte  non  gardée^  était  daw» 
1^  Carrousel. 

Uïfk  «ûUtaire  fort  résidu^  désigné  par  M.  de  Roiiillé, 


OIPR0MWCB8  DO  BtPAKT  (M  Jim  M).  ^ 

devait  monter  dans  la  voiture,  répondre,  s'il  était  be- 
soin, et  conduire  toute  l'affaire.  Mais  M-  de  Tourzel, 
gonvemante  des  enfants  de  France,  soutint  le  pri- 
vilège de  sa  charge  :  en  vertu  du  serment  qu'elle 
avait  prêté,  elle  avait  le  devoir,  le  droit  de  ne  point 
quitter  les  enfants;  ce  mot  de  serment  fit  une  grande 
impression  sur  Louis  XVI.  Il  était  d'ailleurs  inouï, 
dans  les  fostes  de  l'étiquette,  que  les  enfants  de 
France  voyageassent  sans  gouvernante.  Le  militaire 
ne  monta  pas,  et  la  gouvernante  monta  :  au  lieu  d'un 
homme  capable,  on  eut  une  femme  inutile.  L'expé- 
dition n'eut  point  de  chef,  personne  pour  la  diriger; 
elle  alla,  sans  tête,  au  hasard. 

Le  romanesque  de  l'aventure,  malgré  toutes  les 
craintes,  amusa  la  reine.  Elle  s'arrêta  longtemps  à 
voir  déguiser  ses  enfants;  elle  fil  l'incroyable  impru- 
dence de  sortir,  pour  les  voir  partir,  dans  la  place  du 
Carrousel,  extrêmement  éclairée.  Ils  montèrent  dans 
un  fiacre,  dont  le  cocher  était  Fersen  ;  pour  mieux 
dépayser  ceux  qui  pourraient  suivre,  il  fit  quelques 
tours  dans  les  rues,  revint,  attendit  encore  une  heure 
au  Carrousel  ;  enfin  arriva  M-  Elisabeth,  puis  le  Roi, 
puis,  plus  tard,  la  reine,  conduite  par  un  garde-du- 
corps  ;  celui-ci,  connaissant  mal  Paris,  lui  avait  fait 
passer  le  pont,  l'avait  menée  rue  du  Bab.  Revenue 
dans  le  Carrousel,  elle  vit,  avec  haine,  avec  joie,  pas- 
ser Lafayette  en  voiture,  qui  revenait  des  Tuileries, 
ayant  manqué  le  coucher  du  Roi.  On  dit  que,  dans  le 
bonheur  enfantin  d'avoir  attrapé  son  geôlier,  elle 
toucha  la  roue  d'une  badine  qu'elle  tenait  à  la  main, 


2100  IMPRUDENCES  DU  DÉPART  (20  JUtif  9i). 

comme  les  femmes  en  portaient  alors.  La  chose  est  dif- 
ficile à  croire  ;  la  voiture  allait  grand  train,  et  elle 
était  entourée  de  plusieurs  laquais  à  cheval,  portant 
des  flambeaux.  Le  garde-du-corps  affirme,  au  con- 
traire, que  cette  lumière  lui  fit  peur,  et  qu'elle  quitta 
son  bras  pour  fuir  d'un  autre  côté. 

Le  cocher  Fersen,  menant  dans  son  fiacre  un  dé- 
pôt si  précieux,  et  ne  connaissant  guère  mieux  son  Pa- 
ris que  les  gardes-du-corps,  alla  jusqu'au  faubourg 
Saint-Honoré  pour  gagner  la  barrière  Clichy,  où  la 
berline  attendait  chez  un  Anglais,  M.  de  Crawford. 
De  là,  il  gagna  la  Villette.  Pour  se  débarrasser  du 
fiacre  où  suivaient  les  gardes-du- corps,  il  le  versa 
dans  un  fossé.  De  là,  il  mena  à  Bondy.  Là,  il  fallait 
bien  se  séparer  ;  il  baisa  les  mains  au  Roi,  à  la  reine, 
la  quittant  reconnaissante,  pour  ne  jamais  la  revoir, 
au  moment  où  il  venait,  pour  cette  religion  de  sa 
jeunesse,  de  risquer  sa  vie. 

Une  imprudence,  parmi  tant  d'autres  qui  signalè- 
rent ce  voyage,  avait  été  de  faire  partir  les  femmes 
de  chambre  très-longtemps  avant  la  famille  royale, 
en  sorte  qu'elles  arrivèrent  six  heures  d'avance  à 
Bondy.  Le  postillon  qui  les  mena  y  était  resté,  de  sorte 
qu'il  vit  avec  ébahissement  un  homme  habillé  en 
cocher  de  fiacre,  qui  montait  seul  dans  une  belle  voi- 
ture attelée  de  quatre  chevaux. 
'  Les  voilà  partis,  bien  tard,  mais  ils  vont  grand 
train  ;  un  garde,  à  cheval  à  la  portière,  un  autre  assis 
sur  le  siège,  un  troisième,  M.  de  Yalory,  courant  en 
^vant  pour  commander  les  chevaux,  donnant  magui* 


LE  ROI  DEVAIT  PASSER  SUR  TERRE  AUTRICHIENNE.  SOI 

fiquement  un  écu  pour  boire  à  chaque  postillon,  ce 
que  donnait  le  Roi  seul.  Un  trait  rompu  arrêta  quel- 
ques moments  ;  le  Roi  aussi  retarda  un  peu  en  vou- 
lant faire  une  montée  à  pied.  Nulle  diflScultédu  reste; 
trente  lieues  et  plus,  où  l'on  n'avait  placé  aucun  dé- 
tachement de  troupes,  se  trouvèrent  ainsi  parcou- 
rues. La  reine,  avant  Chàlons,  disait  à  M.  de  Valory  : 
«  François,  tout  va  bien,  nous  serions  arrêtés  déjà, 
si  nous  devions  l'être.  » 

Tout  va  bien?...  pour  la  France?  ou  bien  pour 
l'Autriche?...  —  Car  enfin,  où  va  le  Roi? 

Il  la  dit  hier  soir  à  M.  de  Valory  :  «Demain,  je 
vais  coucher  à  l'abbaye  d'Orval,  »  hors  de  France, 
sur  terre  autrichienne. 

M.  de  Bouille  dit  le  contraire  ;  mais  lui-même,  il 
montre  aussi ,  il  établit  parfaitement  que  le  Roi 
n'ayant  plus  aucune  sécurité  à  attendre  dans  le 
royaume,  avait  dû  changer  d'avis,  tomber  enfin, 
malgré  lui,  dans  le  filet  autrichien.  Le  peu  de  trou- 
pes que  gardait  Rouillé  était  si  peu  dans  sa  main, 
qu  ayant  fait  quelques  lieues  au-devant  du  Roi,  il  crut 
devoir  retourner  pour  être  au  milieu  de  ses  soldats, 
les  veiller,  les  maintenir. 

Le  projet,  qui  semblait  français  en  octobre,  et 
même  encore  en  décembre,  ne  Test  plus  en  juin, 
lorsque  M.  de  Rouillé  a  vu  son  commandementlimité, 
ses  régiments  suisses  éloignés,  ses  régiments  fran- 
çais gagnés,  lorsqu'il  garde  à  peine  quelque  cavalerie 
allemande.  Le  Roi  le  sait,  et  ne  peut  plus  écouter  ses 
répugnances  pour  passer  sur  terre  d'Autriche. 


Sfûi  DANGER  Dl  LA  PRAMCE. 

Le  plan  primitif  de  Bouille  était  plus  dangereux 
peut-^tre  encore.  Si  le  Roi  sortait  de  France,  il  se  dé- 
nationalisait lui*mème,  apparaissait  autrichien,  il  était 
jugé  :  c'était  un  étranger  ;  la  France,  sanshésitatioD, 
lui  faisait  la  guerre.  Mais  Bouille  voulait  la  faire  de  oe 
côté  de  la  frontière,  en  France,  et  à  peine  en  France, 
pas  même  dans  une  forteresse,  dans  un  camp  près 
Montmédy,  un  camp  de  cavalerie,  mobile,  allant  ou 
venant  ;  là,  il  était  et  en  même  temps  n'était  pas  dans 
le  royaume.  La  position  militaire  où  on  le  plaçait, 
bonne  contre  les  Autrichiens,  «  est  meilleure  encore, 
dit  Bouille,  contre  les  Français.  »  Le  Roi ,  parmi  ces 
cavaliers,  derrière  ces  batteries  volantes ,  adossé  à 
l'ennemi,  pouvant  se  retirer  chez  lui,  ou  lui  oQTrir 
nos  provinces,  aurait  parlé  nettement;  il  aurait  dit  par 
exemple  :  a  Vous  n'avest  point  titie  armée,  vos  offlden 
ont  émigré^  vos  cadres  sont  désorgaoisés,  vos  maga- 
sins vides  ;  j'ai  laissé  depuis  vingt-cinq  ans  tomber 
en  ruine  vos  fortiGeationa  sur  toute  la  frontière  autri« 
chienne;  vous  êtes  ouverts  et  sans  défeuse...  Ehl 
bien,  T Autrichien  arrive;  d'autre  part,  l'Espagnol,  te 
Suisse;  vous  voilà  pris  de  trois  cètés.  Rendez^vous, 
restituez  le  pouvoir  à  votre  maître.»  Tel  eût  pu  être  le 
rôle  du  Roi,  devenu  le  noyau  de  la  guerre  civile,  le 
portier  de  la  guerre  étrangère,  pouvant  à  son  aise 
ouvrir  ou  fermer.  On  eût  peut-être  jeté  quelques 
mots  de  constitution,  pour  annuler  la  résistance,  pour 
que  la  vieille  Assemblée  pût  endormir  le  pays,  et  le 
Uvrer  décemment. 

Liège  et  le  Brabant  disaient  assez  ce  qu'on  pouvait 


vncMiois  VROBABbiii  TutaDmiiB  vÈik  AnAfttii.  m 
lUtendre  de  oek  phrolësde  pHooei  L'éTéqus  db  Lttge> 
iwitrô  htec  dn  mots  paternels  et  deb  ioldttb  autri^ 
chieos,  avait  fait  durement  afipllquër  aui  patriotes  \m 
TÎeillës  pracéddrea  barbares,  ht  tdrture  et  la  queiCbn. 
Nôtre  èniigration  n'attendait  pas  le  rdtoar  poui*  h\)t^ 
eireuler  eta  France  des  listes  de  prdscHptioni  La  Reine 
aerait^eUe  olônienfe?  Oublieràit^lle  aisément  soU  hd- 
iDÎliatlôn  d'octobre^  ^uand  elle  paient  Au  balodn,  plëiH 
raote  devant  le  peuple)  il  n'yavait  pas  d'dpparefaoé.  La 
félnme  qu'on  abctisait  le  plus  d'avbir  medé  les  femmes 
a  Veriailke,  Thèroîghe,  ayant  été  à  Liègë^  fut  suivie 
depuis  Paris,  désignée,  livrée  à  Ih  ]iolice  liégeoise,  à  lA 
polîoe  autrichienne  (mai  91)^  qni^  comme  fé^ieidè^  la 
meAà  au  fond  de  TAutriôbe,  dadsles  prïsods  du  frère 
de  Mfcrie^-Âdtoinette.  Sans  nul  doute,  il  y  eât  en  une 
èruellft  téàotion,  dans  le  goût  de  1816  ;  àcettedemiérd 
époque,  à  Tépoque  des  cours  (Hrévôtales^  M.  deValory^ 
te  gâi'de^u-oorps^  6e  dourricr  du  Roi  dans  le  voyagé 
de  Yarennes,  fut  prévét  du  département  du  Doubs; 

Dans  l'après-midi,  vers  4  oU  5  beurte,  dît  M"* 
d'Aflgodlème  (dans  le  simple  et  naïf  récit  qu'a  dbntié 
Weber),  «  On  passa  la  grande  ville  de  Chàlons^sur- 
Marne*  Là,  on  fut  reconnu  tout^-b-fait.  Beaucoup  de 
monde  louait  Dieu  de  voir  le  Rdi,  et  faisait  des  vœux 
pouf  sa  fuite.  » 

Todt  le  monde  ne  louait  pas  Dieu.  Il  y  ataituiie 
.  grande  fermentation  dans  la  campagne.  Pour  ex- 
pliquer la  présence  des  détacbements  sur  la  route 
on  avait  eu  l'idée  malheureuse  de  dire  qu'un  trésor 
allait  passer,  qu'ils  étaient  là  pour  l'escorter.  Dans  un 


804  LA  FRANCE  VBILLE  SUR  ELLE-MÊME;  LA  ROOTS  SB  SORVEILLB. 

moment  où  ron  accusait  la  reine  de  faire  passer  de 
l'argent  en  Autriche,  c'était  irriter  les  esprits,  tout 
au  moins  éveiller  l'attention. 

Ghoiseul  occupait  le  premier  poste,  trois  lieues 
plus  loin  que  Châlons;  il  avait  quarante  hussaitls, 
avec  lesquels,  dit  Bouille,  il  devait  assurer  le  passage 
du  Roi ,  fermer  après  lui  la  route  k  tout  voyageur.  Si 
le  Roi  était  arrêté  k  Châlons ,  il  devait  l'en  dégager 
par  la  force.  Ceci  ne  se  comprend  guère  ;  ce  n'est  pas 
avec  quarante  cavaliers  qu'on  vient  k  bout  d'une  telle 
ville  ;  combien  moins  si  toutes  les  campagnes  d'alen- 
tour se  mettaient  de  la  partie  ! 

En  effet,  le  paysan  s'ennuyait  de  voir  ces  hussards 
sur  la  route  ;  il  venait  en  foule ,  et  les  regardait.  Oo  y 
venait  de  Châlons  même;  on  se  moquait  du  trésor; 
tout  le  monde  comprenait  très  bien  de  quel  trésor  il 
s'Agissait.  Le  tocsin  commençait  a  sonner  dans  ces  vil« 
lages.  La  position  de  Choiseul  n'était  pas  tenable.  Il 
calcula,  par  le  retard  de  quatre  ou  cinq  heures,  que  la 
partie  était  manquée,  que  le  Roi  n'avait  pu  partir  ; 
fût-il  parti ,  rester  sur  cette  route ,  augmenter  l'in- 
quiétude de  tout  ce  peuple  assemblé,  c'était  empê- 
cher b  passage;  les  hussards  une  fois  éloignés,  ces 
gens  se  dispersaient,  le  chemin  devenait  libre.  Choi- 
seul se  décida  h  quitter  le  poste.  Le  secrétaire  de  la 
reine,  Goguelat,  officier  d'état-major,  qui  était  Ik  avec 
lui,  et  qui  avait  été  employé  a  préparer  tout  sur  la  route, 
avertit  Choiseul  d'éviter  Sainte-Menehould ,  où  il  y 
avait  de  la  fermentation.  Ils  prirent  un  guide  et  entre- 
prirent de  passer  par  les  bois ,  s'engagèrent  dans  des 


LB  ROI  POURSUIVI  (Si  JUIN  (H).  905 

routes  affreuses^  n'arrivôrent  qu'au  matin  à  Varennes. 
Ghoiseul  eût  du  faire  suivre  la  grand'route  par  Go- 
guelat  ou  quelque  autre«  afin  que  si  le  Roi  passait,  on 
le  guidât,  on  avertit  les  autres  détachements  ;  loin  de 
là,  il  envoya  un  valet  de  chambre  de  la  reine,  ser- 
viteur dévoué,  mais  l^er,  de  peu  de  tète  (et  qui , 
par  rémotion,  n'avait  plus  même  ce  peu),  il  le  dépê- 
cha pour  dire  aux  détachements,  sur  la  route,  qu'il 
n'y  avait  plus  d'espoir ,  qu'il  ne  restait  qu'à  se  rallier 
près  de  M.  de  Bouille.  Ghoiseul  s'en  allait  tout  droit 
hors  de  France ,  il  partait  pour  Luxembourg. 

Le  Roi  arriva  au  moment  où  il  venait  de  s'éloigner. 
Point  de  Ghoiseul,  point  de  Goguelat ,  point  de  trou- 
pes, ce  II  vit  un  abîme  ouvert.  »  Gependant ,  la  route 
est  tranquille  ;  on  arrive  à  Sainte-Menehould ,  dans 
son  inquiétude,  il  regarde,  met  la  tète  à  la  portière. 
Le  commandant  du  détachement,  qui  ne  l'avait  pas 
fait  monter  à  cheval,  veut  s'excuser,  vient  le  chapeau 
à  la  main  ;  chacun  reconnait  le  Roi.  La  municipalité, 
déjà  assemblée,  fait  défendre  aux  drs^onsde  monter 
à  cheval.  Leurs  dispositions  étaient  trop  incertaines, 
pour  qu'on  essayât,  malgré  eux,  de  retenir  la  voi- 
ture; mais  un  homme  s'offre  de  la  suivre,  d'essayer 
de  la  faire  arrêter  plus  loin;  la  municipalité  l'autorise 
expressément.  Get  homme,  un  ancien  dragon,  Drouet, 
fils  du  mattre  de  poste,  partit  en  effet ,  surveillé,  suivi 
^  de  près  par  un  cavalier  qui  comprit  son  intention, 
qui  l'eût  tué  peut-être  ;  il  se  jeta  dans  la  traverse, 
s'enfonça  dans  les  bois;  nul  moyen  de  le  poursuivre. 
Il  manqua  cependaut  le  Roi  à  Clermont  ;  cette  vil* 


tl05  LB  BOI  RITâmiê 

le  j  non  ttioins  agitée  que  Sainte-^HenehouM  ^  el  i 
tmlisaat  de  même  la  tfoiipe  par  afes  menace»)  U 
pourtant  passer  la  voiture*  Jamaia  DroUet  ne  Feût  at^ 
teiote^  si^  d'elle-même  *  elle  ne  te  fût  arrêtée  nnti 
demi-beure  ao  plus^  à  la  porte  de  Yarennea ,  ne  frou^ 
vant  point  de  relais. 

Lh  se  place  une  des  fautes  ôapitales  de  l'etpédî» 
tiôn.  Gûguelat,  officier  d'état«*màJor,  ingénieur  et  to- 
pographe, s'était  chargé  d'assurer^  de  térifier  tous  les 
détâiU^  de  ^acer  les  relais  aui  points  où  il  n'y  avait  |m 
de  maison  de  poste  ;  b' était  lui  qui  avait  donné  tout  lé 
plan  au  Koi ,  (|ui  lui  avait  fait»  refait  sa  leçooi  Louis 
XYI^  qui  avait  une  exéelletite  mémoire  ^  la  répéta 
mot  pour  mot  au  courrier,  de  Yalory;  il  lui  dit  qaUl 
trouverait  des  otaevaui  et  un  détacheolènt  avmu  la 
ville  de  Yarennes.  0^  Goguelat  te6  mit  àprè»^  et  il 
oublia  de  prévenir  le  Roi  de  ce  chadgeme&t  au  plad 
convenu. 

Le  courrier^  H.  dé  Yalorj,  qui  galopait  en  avant  « 
aurait  fini  par  trouver  le  rebtiSy  si,  comme  il  était  tm^ 
sonnable,  il  eût  ptin  nde  heure,  au  moins  ude  demi*^ 
heure  d'avance;  mais  il  ainlait  mieox  profiter  d'iua 
si  rare  occasion  ;  il  trottait  k  la  portière,  obtenait  ainat 
quelques  mots  des  augustes  voyi^eilrs}  tard,  bicnl 
tard ,  il  mettait  son  cheval  au  galop  ^  et  avertiasail  ki 
relais.  Ce  fut  bien  àui  autres  postes;  mais  à' YareiK 
n«s,  cela  perdit  touL 

Il  passa  une  demi-heure  à  chercher  dans  les  ténè^ 
bres ,  à  frapper  aux  portes ,  Caire  lever  les  gêna  en- 
dormis. Le  retaîs,  pendant  ce  temps ,  était  i  de  l'au- 


A  L'ENTBÉE  DB  VAMKfiBft  (21  JUIN  91  f.  9OT 

tra  côté  I  tenu  prêt  pat  deux  jeunes  gens ,  l'un  61»  de 
M.  de  Bouille;  ils  avaient  Tordre  de  ne  bouger,  pour 
ne  donner  aucun  éveil  ;  ils  l'exécutèrent  trop  bien. 
L'uo  d'eux  eût  pa  cependant^  sans  danger,  aller  voir  à 
l'entrée  de  la  ville  si  la  voiture  arrivait,  la  guider;  la 
présence  d'un  seul  homme  sur  la  route,  quand  même 
on  eût  pu  la  remarquer  h  cette  heure ,  dans  cette 
nuit  noire,  n'aurait  eu  rien  certainement  qui  fit  faire 
attention. 

L'histoire  de  ce  moment  tragique  où  le  Roi  fut  ar- 
rêté est  et  sera  toujours  imparfaitement  connue.  Les 
principaux  historiens  du  voydge  de  Vàrennes  n'ont 
rien  su  que  par  ouï-dire.  MM«  de  Bouille  père  et  fils 
n'étaient  point  là  ;  MM.  de  Choiseul  et  de  Goguelat  n'ar- 
rivèrent  qu'une  heure  ou  deux  après  te  moment  fatal, 
M.  Desions  plus  tard  encore.  Tout  se  réduirait  à  deux 
mots  (un  de  Drouet,  un  de  Madame  d'Angoulème),  si 
M.  de  YaloTf ,  le  garde^du-corps  qui  allait  en  cour- 
rier, n'eût  plus  tard,  sous  la  Restauration ,  recueilli 
ses  souvenirs.  Son  récit,  un  peu  confus,  mais  fort 
circonstaooié ,  porte  un  caractère  de  naïveté  passion^ 
née  qui  éloigne  toute  idée  de  doute  ;  le  temps,  on  le 
srot  bien^  n'a  eu  ici  sur  la  mémoire  aucune  puissance 
d'oubli.  Toute  l'existence  effacée  du  vieillard  s'est 
concentrée  dans  ce  fait  terrible;  les  périls,  l'exil,  tous 
les  malheurs  personnels  ont  glissé  sur  lui  ;  sa  vie  fut 
toute  en  cette  heure ,  rien  avant  et  rien  après. 

Quand  on  arriva  à  onze  heures  et  demie  du  soir  à 
la  hauteur  de  Yarenues,  la  fatigue  Tavait  emporté  , 
tout  donpiit  dans  la  voiture.  Elle  s'arrêta  brusque- 


508  LE  ROI  ARRÊTÉ 

ment,  et  tous  s'éveillèrent.  Le  relais  n'apparaissait 
pas  ;  point  de  nouvelles  du  courrier  qui  devait  ie 
commander» 

Celui-ci  (M.  de  Yalory)  le  cherchait  depuis  long- 
temps; il  avait  d'abord  appelé  «  sondé  le  bois  des 
deux  côtés  de  la  route ,  appelé  encore  en  vain.  Il 
ne  lui  restait  alors  qu'à  entrer  dans  la  ville,  frapper 
aux  portes,  s'informer.  N'apprenant  rien,  il  revenait 
désolé  vers  la  voiture;  mais  cette  voiture  déjà  et  ceux 
qu'elle  contenait  avaient  reçu  un  coup  terrible ,  un 
mot,  une  sommation ,  qui  les  fit  dresser  en  sursaut  : 
«  Aunomde  la  nation!...  » 

Un  homme  à  cheval  accourt  par  derrière  au 
grand  galop,  s'arrête  droit  devant  eux^  et,  dans  les 
ténèbres,  crie  :  «  De  par  la  nation,  arrête,  postil- 
lon! tu  mènes  le  Roi!  » 

Tout  resta  stupéfié.  Les  gardes-du-corps  n'avaient 
ni  armes  à  feu,  ni  l'idée  de  s'en  servir.  L'homme 
passa,  poussa  son  cheval  à  la  descente  et  dans  la  ville. 
Deux  minutes  après  on  commença  à  voir  des  hommes 
sortir  avec  des  lumières,  s'agiter  et  se  parler,  peu 
d'abord ,  puis  davantage;  les  allants  et  venants  aug- 
mentent, la  petite  ville  s'éclaire...  Tout  cela  en  deux 
minutes...  puis  le  tambour  bat. 

La  reine ,  pour  s'informer  aussi ,  était  entrée,  con- 
duite par  Tun  de  ses  gardes ,  chez  un  ancien  servi- 
teur de  la  maison  de  Condé ,  dont  la  maison  se  trou- 
vait sur  la  pente  qui  mène  à  Varennes.  On  l'attend  ; 
quand  elle  remonte,  les  gardes  réunis  contraignent 
par  promesses  et  menaces  les  postillons,  fort  ébran- 


A  VARBNNES  (21  JUIN  91).  %09 

lés,  à  traverser  la  ville,  passer  rapidement  le  pont 
qui  la  divise ,  la  tour  du  pont,  la  porte  basse  et  la 
voûte  qui  se  trouvent  sous  la  tour  :  nulle  autre  chance 
de  salut.  On  venait  d'apprendre  que  le  commandant 
des  hussards  qui  devait  attendre  à  Yarennes,  sur  la 
nouvelle  de  l'arrivée  du  Roi ,  au  bruit  de  tout  ce  mou- 
vement ,  s'était  sauvé  au  galop  ;  les'hussards  étaient 
dispersés,  les  uns  couchés,  les  autres  ivres.  Ce  com- 
mandant était  un  Allemand  de  dix-sept  ou  dix-huit 
ans;  il  n'était  prévenu  de  rien;  il  apprit  la  chose 
tout-à-coup  et  perdit  la  tête. 

Drouet  et  Guillaume,  un  camarade  qui  l'avait  suivi, 
mirent  singulièrement  à  profit  ces  quelques  mi- 
nutes. Jeter  leurs  chevaux  dans  une  écurie  qui  se 
trouva  ouverte,  avertir  l'aubergiste  pour  qu'il  aver- 
tit les  autres,  courir  au  pont,  le  barrer  avec  une  voi- 
ture de  meubles  et  d'autres  voitures,  ce  fut  l'affaire 
d'un  instant.  De  là,  ils  courent  chez  le  maire  ^  le 
commandant  de  la  garde  nationale;  ils  n'ont  ras- 
semblé que  huit  hommes,  n'importe,  ils  vont  à  la 
voiture  ;  elle  n'était  encore  qu'au  bas  de  la  côte.  Le 
commandant  et  le  procureur  de  la  commune  deman- 
dent les  passeports...  —  La  reine:  Messieurs,  nous 
sommes  pressés...  —  Mais  enfin  qui  ètes-vous?  — 
Jtf-  de  Tourzel  :  C'est  la  baronne  de  Korn*.  —  Ce- 
pendant le  procureur  de  la  commune  entre,  la  lan- 
terne à  la  main,  à  demi  dans  la  voiture,  et  en  tourne 
la  lumière  vers  le  visage  du  Roi. 

On  donne  alors  le  passeport.  Deux  gardes  le  portent  à 
Tauberge.  On  le  lit  tout  haut,  devant  les  municipaux 


IMf  LES  HAMTAim  M8  GAMPAaifBS 

et  tout  ceux  qui  se  trouvept  là.  Le  paaseport  est  bon, 
disent-ils,  puisqu'il  est  signé  du  /)at.  «^  Mais,  dit 
Drouet,  Test-il  de  XA»mbléenaliomk?  —-  Il  était 
signé  des  membres  d'tiii  comité  de  l'assemblée.  ^- 
Mais  Test-il  du  Présùienif  -^  Ainsi,  la  quetUon  foQH 
damenlale  du  droit  de  la  France,  le  nœud  de  la  cod- 
stitutioQ,  fut  examiné,  tranché  dans  une  aubei^o  de 
Champagqe,  d'une  manière  décisive,  sanaappeletauis 
recours.  Les  autorités  de  Yarennes,  le  procureur  de 
la  commune,  un  bon  épicier,  M.  Sauce,  hésitaient  fort 
à  prendre  une  si  haute  responsabilité. 

Mais  Drouet  et  d'autres  insistent.  Ils  retooraenl  à 
la  voiture  :  a  Mesdames,  si  vous  êtes  étrangères,  oora- 
ment  avez-vous  assez  d'influence  pour  qu'à  Sainte- 
Menehould  on  veuille  vous  Faire  escorter  de  cinquante 
dragons,  d'autant  encore  à  Clennont?  Et  pourquoi 
encore,  à  Yarennes,  un  détachement  de  hussards  est-îl 
là  à  vous  attendre?...  Yeuillez  descendre,  et  venir 
vous  expliquer  à  la  municipalité.  ». 

Les  voyageurs  ne  bougeaient  pas.  Les  municipaux 
n'annonçaient  nulle  envie  de  les  forcer  à  descendre. 
Les  bourgeois  arrivaient  lentement;  la  plupart,  au 
bruit  des  tambours,  se  renfonçaient  dans  leur  lit.  11 
fallut  leur  parler  plus  haut.  Drouet  et  les  patriotes 
courureut  au  clocher,  et  de  toutes  leurs  puissances, 
sonnèrent  furieusement  le  tocsin.  Toute  la  banlieue 
l'entendait...  Est-ce  le  feu?  est-ce  Vennemi?  Les 
paysans  courent,  s'appellent,  s'arment,  prennent  ce 
qu'ils  ont,  fusils,  fourches,  faux. 

Le  procureur  de  la  commune,  M.  Sauee,  Tépicîery 


AFFLUBIT  k  VAUNNU  (M  JUIN  91).  »H 

se  trouvait  fort  eompromia,  qu'il  agit,  qu'il  n*agtt 
point.  Il  avait  une  maltresse  femme,  qui^  dans  ee 
moment  critique,  le  dirigea  probablement.  Mener  le 
Roi  à  rHôtel-do-Yiiie,  c'était  porter  atteinte  au  respect 
de  la  royauté  ;  le  laisser  dans  sa  voiture,  c'était  se 
perdre  du  càté  des  patriotes.  Il  prit  le  juste  milieu^ 
mena  le  Roi  dans  sa  boutique. 

D  se  présenta  a  la  voiture,  chapeau  bas  :  a  Le 
eonseil  municipal  délibère  suf  les  moyens  de  per« 
mettre  aux  voyageurs  de  passer  outre  ;  mais  le  bruit 
s'est  ici  répandu  que  c'est  notre  Roi  et  sa  famille  que 
noua  avons  Thonneur  de  posséder  dana  nos  murs... 
J'ai  l'honneur  de  les  supplier  de  me  permettre  de 
leur  ofQrîr  ma  maison,  comme  lieu  de  sûreté  pour 
leurs  personnes,  en  attendant  le  résultat  de  sa  délibèi 
ration.  L'affluence  du  monde  dans  les  ruea  s'ai^- 
mente  par  celle  des  habitants  des  campagnes  voisines 
qu'attire  notre  tocsin  :  car,  malgré  noua,  il  sonne 
depuis  un  quart  d'heure,  et  peut-être  Yat^e  Majesté 
se  verrait-elle  exposée  à  des  avanies  que  nous  ne 
pourrions  prévenir  et  qui  noua  accableraient  de  cha-* 
grin.  » 

11  n'y  avait  pas  à  contredire  ce  que  disait  le  bon- 
honune.  Le  tocsin  ne  s' entendait  que  trop.  Nul  secours. 
Les  gardes  du  corps  avaient  inutilement  essayé  de 
déménager  les  meubles  et  voitures  qui  encombraient 
le  passage  étroit  du  pont.  Des  menaces  de  mort  s'en- 
tendaient prés  de  la  voiture;  plusieurs,  armés  de  fu- 
sils, faisaient  minede  la  mettre  en  joue.  On  descendit, 
QB  entra  dana  la  boutique  de  Sauce,  lea  trois  dames, 


Ml  INDlGMATIOlf  DU  PK1JPLB. 

les  deux  enfants,  et  Durand,  le  valet  de  chambre.  On 
conteste  à  celui-ci  sa  qualité  de  valet.  Il  insiste,  sou- 
tient son  nom  de  Durand.  Tout  le  monde  secoue  la 
tète  :  «  Eh  !  bien,  oui,  je  suis  le  Roi  ;  voici  la  reine  et 
mes  enfants.  Nous  vous  conjurons  de  nous  traiter 
avec  les  égards  que  les  Français  ont  toujours  eus  pour 
leurs  rois.  »  Louis  XVI  n'était  pas  parleur,  il  n'en  dit 
pas  davantage.  Malheureusement  son  habit,  son  triste 
déguisement,  parlait  peu  pour  lui.  Ce  laquais,  en 
petite  perruque,  ne  rappelait  guère  le  Roi.  Le  con* 
traste  terrible  de  ce  rang,  de  cet  habit,  pouvait  inspi- 
rer la  pitié,  plus  que  le  respect.  Plusieurs  se  mirent 
à  pleurer. 

Cependant  le  bruit  du  tocsin  augmentait  d'une 
manière  extraordinaire.  C'étaient  les  cloches  des  vil- 
lages, qui,  mises  en  branle  par  celles  qui  sonnaient 
de  Yarennes,  sonnaient  à  leur  tour  le  tocsin.  Toute 
la  campagne  ténébreuse  était  en  émoi  ;  du  clocher, 
on  aurait  pu  voir  courir  des  petites  lumières  qui  s'at- 
tiraient, se  cherchaient;  une  grande  nuée  d'orage  se 
concentrait  de  toute  part;  une  nuée  d'hommes  ar- 
més, pleins  d'agitation,  de  trouble. 

a  Quoi  I  c'est  le  Roi  qui  se  sauve  I  le  Roi  passe  à 
l'ennemi  !  il  trahit  la  nation  !.. .  »  Ce  mot,  terrible  de 
lui-même,  sonne  plus  terrible  encore  à  l'oreille  des 
hommes  de  la  frontière,  qui  ont  l'ennemi  si  près,  et 
toutes  les  calamités,  les  misères  de  l'invasion...  Aussi 
les  premiers  qui  entrent  à  Yarennes,  et  qui  entendent 
ce  mot,  ne  sont  plus  maîtres  d'eux-mêmes. 

Un  père  livrer  ses  enfants  I ...  Nos  paysans  de  France 


ARRESTATION  DU  ROI  (  21  JUIN  91).  515 

n'avaient  guère  encore  d'autre  notion  politique  que 
celle  du  gouvememeut paternel;  c'était  moins  l'esprit 
révolutionnaire  qui  les  rendait  furieux  que  l'idée 
horrible,  impie^  des  enfants  livrés  par  un  père,  de  la 
confiance  trompée  ! 

Ils  entrent,  ces  hommes  rudes,  dans  la  boutique  dç 
Sauce  :  «  Quoi  !  c'est  là  le  Roi!  la  Reine!..  Pas  plus 
que  cela  !..  »  Il  n'est  pas  d'imprécations  qu'on  ne  leur 
jette  à  la  face. 

Cependant,  une  députation  arrive  de  la  Commune, 
Sauce  en  tète,  soumis  et  respectueux  :  a  Puisqu'il 
n'est  plus  douteux  pour  les  habitants  de  Yarennes 
qu'ils  ont  réellement  le  bonheur  de  posséder  leur 
Roi,  ils  viennent  prendre  ses  ordres.  —  Mes  ordres, 
messieurs?  dit  le  Roi.  Faites  que  mes  voitures  soient 
attelées  et  que  je  puisse  partir.  » 

MM.  de  Choiseul  et  Goguelat  arrivèrent  enfin 
avec  leurs  hussards  ;  puis,  presque  seul,  M.  de  Damas, 
commandant  du  poste  de  Sainte-Menehould,  que  ses 
dragons  avaient  abandonné.  Ce  n'était  pas  sans  peine 
que  ces  messieurs  avaient  pénétré  dans  la  ville  :  on 
le  leur  défendait  au  nom  de  la  municipalité ,  on  tira 
même  sur  eux.  Ils  parvinrent  à  la  maison  de  Sauce.  Ils« 
montèrent,  par  un  escalier  tournant,  au  premier  étage, 
et ,  dans  une  première  chambre ,  trouvèrent  force 
paysans,  deux  entre  autres  armés  de  fourches,  qui 
leur  dirent  :  a  On  ne  passe  pas  !  »  Ils  passèrent.  Dans 
la  seconde  était  la  famille  royale.  Coup-d'œil  étrange  ! 
le  Dauphin  dormant  sur  un  lit  tout  défait,  les  gardes 
du  corps  sur  des  chaises ,  ainsi  que  les  femmes  de 

II.  33 


*}U  [ARRESTATION 

chambre  ;  la  gouvernante,  Madame  et  madame  ÊIh 
.abeth  sur  des  bancs,  près  de  la  fenêtre  ;  le  Roi  et  te 
Reine  debout,  ils  causaient  avec  M.  Sauce.  Sur  un« 
table  étaient  des  verf  ef^,  du  pain  et  du  vin. 

Le  Roi  :  «  Eh  bien ,  messieurs ,  quand  partons- 
nous?  »  Goguelat:  a  Sit^,  quand  il  plaira  à  Votre 
Majesté*  >»  Choiseul  :  «  Donnes  vos  ordres,  Sire.  J'ai 
ici  quarante  hussards  ;  mais  il  n*y  a  pas  de  temps  à 
perdre  :  dans  une  heure  ils  seront  gagnés.  » 

Il  disait  vrai.  Ces  hussards  étaient  encore  dans 
la  première  surprise  où  la  grande  nouvelle  les  avait 
jetés  ;  ils  disaient  entre  eux  en  se  regardant  :  a  Der 
Kœnig!  die  Kœniginnl  (Lie  Roil  la  Reine  1)  »  Mais, 
tout  allemands  qu'ils  étaient,  ils  ne  pouvaient  pas  ne 
pas  voir  T unanimité  des  Français.  Ils  l'avaient  bien 
éprouvée,  même  dans  la  route  écartée  qu'ils  venaient 
de  parcourir  avec  M.  de  Choiseul.  Il  avoue  que,  de 
village  en  village,  le  tocsin  sonnait  sur  lui;  qu'il  fut 
obligé  plusieurs  fois  de  se  faire  jour  le  sabre  à  la  maie  ; 
que  les  paysans  en  vinrent  jusqu'à  lui  enlever  quatre 
hussards  qui  faisaient  son  arrière-garde  :  il  lui  fallut 
faire  une  charge  pour  les  dégager.  Ces  Allemands, 
•  qui  se  voyaient  seuls  au  milieu  d'un  si  grand  peuple, 
qui  se  sentaient,  après  tout,  payés,  nourris  par  la 
France,  ne  pouvaient  pas  aisément  se  décider  à  sa- 
brer des  gens  qui  venaient  amicalement  leur  donner 
des  poignées  de  main  et  boire  avec  eux. 

Dans  ce  moment  critique,  où  chaque  minute  avait 
une  importance  infinie,  avant  que  le  Roi  n'eût  pu 
répondre  à  Choiseul;  entre  &  grand  bruit  la  mu* 


DU  ROI  (21  jum  91).  515 

nicipalité,  les  officiers  de  la  garde  nationale.  Plu-> 
sieurs  se  jettent  à  genoux  :  «  Au  nom  de  Dieu, 
Sire  j  ne  nous  abandonnez  pas  ;  ne  quittez  pas  le 
royaume.  »  Le  Roi  tâcha  de  les  calmer  :  a  Ce  n'est 
pas  mon  intention,  messieurs;  je  ne  quitte  point  la 
France.  Les  outrages  qu'on  m'a  faits  me  forçaient  de 
quitter  Paris.  Je  ne  vais  qu'à  Montmédy  ;  je  vous  in*^ 
vile  à  m'y  suivre...  Faites  seulement,  je  vous  prie, 
que  mes  voitures  soient  attelées.  » 

Ils  sortirent.  C'était  alors  la  dernière  minute  qui 
restait  à  Louis  XVL  Choiseul,  Goguelat  attendaient 
ses  ordres.  Il  était  deux  heures  du  matin.  Il  y  avait 
autour  de  la  maison  une  foule  confuse,  mal  armée, 
mal  organisée  ;  la  plupart  sans  armes  k  feu.  Ceux 
même  qui  en  avaient  n'auraient  pas  tiré  sur  le  Roi 
(Drouet,  peut-être,  excepté),  encore  moins  sur 
les  enfants.  La  Reine  seule  eût  pu  courir  un  danger 
réel.  C'est  à  elle  que  Choiseul  et  Goguelat  s'adressè- 
rent. Ils  lui  demandèrent  si  elle  voulait  monter  à  che- 
val et  partir  avec  le  Roi;  leRoi  tiendrait  le  Dauphin.  Le 
pont  n'était  pas  praticable  ;  mais  Goguelat  connaissait 
les  gués  de  la  petite  rivière  :  entourés  de  trente  ou 
quarante  hussards,  ils  étaient  certains  de  passer.  Une 
fois  de  l'autre  côté,  nul  danger;  ceux  de  Vareunes 
n'avaient  pas  de  cavaliers  pour  les  suivre. 

Cette  hasardeuse  chevauchée  avait  pourtant,  il  faui 
le  dire,  de  quoi  effrayer  une  femme,  même  brave  et 
résolue.  La  Reine  leur  répondit  :  «  Je  ne  veux  rien 
preodre  sur  moi;  c'est  le  Roi  qui  s'est  décidé  à  cette  dé* 
marche,  c'est  k  lui  d'ordonner;  mon  devoir  est  do  le 


*ilQ  ARRESTATION 

suivre...  Après  tout,  M.  de  Bouille  ne  peut  tarder 
d'arriver  (Goguelat,  29).  » 

«t  En  efTety  reprit  le  Roi,  pouvez-vous  bien  me  ré- 
'  pondre  que,  dans  cette  bagarre,  un  coup  de  fusil  ne 
tuera  pas  la  reine,  ou  ma  sœur  ou  mes  enfants?... 
Raisonnons  froidement  d'ailleurs.  La  municipalité  ne 
refuse  pas  de  me  laisser  passer  ;  elle  demande  seale- 
ment  que  j'attende  le  point  du  jour.  Le  jeune  BouOlé 
est  parti,  vers  minuit,  pour  avertir  son  père  à  Stenay. 
II  y  a  huit  lieues,  c'est  deux  ou  trois  heures.  M.  de 
Rouillé  ne  peut  pas  manquer  de  nous  arriver  au  ma- 
tin ;  sans  danger,  sans  violence,  nous  partirons  en 
sûreté.  » 

Pendant  ce  temps,  les  hussards  buvaient  avec  le 
peuple,  buvaient  :  «à  la  nation  1  »  II  était  bientôt  trois 
heures.  Les  municipaux  reviennent  encore,  mais  avec 
ces  brèves  paroles,  d'une  signification  terrible  :  «Le 
peuple  s'opposant  absolument  à  ce  que  le  Roi  se  re- 
mette en  route,  on  a  résolu  de  dépêcher  un  courrier  à 
l'Assemblée  nationale,  pour  savoir  ses  intentions.  » 

M.  de  Goguelat  était  sorti  pour  juger  la  situation. 
Drouet  s'avance  vers  lui,  et  lui  dit  :  «  Vous  voulez 
enlever  le  Roi,  mais  vous  ne  l'aurez  que  mort!  »  — 
La  voiture  était  entourée  d'un  groupe  de  gens  armés; 
Goguelat  approche,  avec  quelques  hussards  ;  le  major 
de  la  garde  nationale,  qui  les  commandait  :  «  Si  tous 
faites  un  pas,  je  vous  tue  »  .Goguelat  pousse  son  che- 
val  sur  lui,  et  reçoit  deux  coups  de  feu,  deux  bles- 
sures asse^  légères;  une- des  balles,  s'étant  aplatie 
sur  la  clavicule,  lui  fit  lâcher  les  rênes,  perdre  l'équi- 


DU  ROI  (22  JUIN  91).  517 

libre,  tomber  de  cheval.  Il  put  se  relever  pourtant , 
mais  les  hussards  fureot  dès-lors  du  côté  du  peuple. 
On  leur  avait  fait  remarquer  aux  extrémités  de  la  rue 
des  petits  canons  qui  les  menaçaient  ;  ils  se  crurent 
entre  deux  feux;  ces  canons,  vieille  ferraille,  n'étaient 
point  chaînés,  et  ne  pouvaient  Tètre. 

Goguelat,  blessé,  sans  se  plaindre,  rentra  dans  la 
chambre  de  la  famille  royale.  Elle  présentait  un  spec- 
tacle navrant,  tout  ensemble  ignoble  et  tragique.  L'ef- 
froi de  cette  situation  désespérée  avait  brisé  le  roi,  la 
reine,  affaibli  mèmevisiblementleur  esprit.  Ils  priaient 
répicier  Sauce,  sa  femme,  comme  si  ces  pauvres  gens 
avaient  pu  rien  faire  à  la  chose.  La  reine,  assise  sur 
un  banc,  entre  deux  caisses  de  chandelles,  essayait  de 
réveiller  le  bon  cœur  de  l'épicière  :  «  Madame,  lui 
disait-elle?  N'avez-vous  donc  pas  des  enfants,  un 
mari,  une  famille?  »  —  A  quoi,  l'autre  répondait 
simplement,  sans  longs  discours  :  a  Je  voudrais  vous 
être  utile.  Mais,  dame  1  vous  pensez  au  Roi,  moi  je 
pense  à  M.  Sauce.  Chaque  femme  pour  son  mari...  » 
La  reine  se  détourna,  furieuse,  versant  des  larmes  de 
rage,  s'étonnant  que  cette  femme,  qui  ne  pouvait  la 
sauver,  refusât  de  se  perdre  avec  elle,  de  lui  sacrifier 
son  mari  et  sa  famille. 

Le  Roi  semblait  hors  de  sens.  L'officier  qui  com- 
mandait le  premier  poste  après  Varennes,  M.  Desions, 
ayant  obtenu  de  pénétrer  jusqu'à  lui,  et  lui  disant 
que  M.  de  Bouille,  averti,  allait  sans  nul  doute  arriver 
à  son  secours,  le  Roi  parut  ne  pas  Tentendre.  Il  ré- 
péta la  même  chose  jusqu'à  trois  fois,  et  voyant  qu'elle 


518  AMBSTATION 

p' arrivait  pas  jusqu  à  son  intelligeDce  :  «  Je  prie^  dit- 
ily  Votre  Majesté,  de  me  donner  ses  ordres  pour  M.  de 
Bouille.  »  ~-  Je  n'ai  plus  d'ordre  à  donner.  Monsieur, 
dit-il  ;  je  suis  prisonnier.  Dites-lui  que  je  le  prie  de 
faire  ce  qu'il  pourra  pour  moi.  » 

Beaucoup  de  gens,  en  effet,  craignaient  fort  qu'il 
n'arrivât,  voulaient  éloigner  le  Roi  ;  des  cris  s'élevaient: 
«  A  Paris  I  n  On  l'engagea,  pour  calmer  la  foule,  à  se 
montrer  à  la  fenêtre.  Le  jour,  déjà  venu,  et  clair, 
illuminait  la  triste  scène.  Le  Roi,  en  valet,  au  balcon, 
sans  poudre,  dans  cette  ignoble  petite  perruque  dé- 
frisée, pâle  et  gras,  grosses  lèvres  pâles,  muet,  l'œil 
terne,  n'exprimant  aucune  idée. . .  La  surprise  fut  ex- 
trême pour  ces  milliers  d'hommes  qui  se  trouvaient  là; 
d'abord,  un  silence  profond  indiqua  le  combat  de  pen- 
sées et  de  sentiments  qui  se  faisait  dans  les  esprits.  Puis 
la  pitié  déborda,  leslarmes,  le  vrai  cœur  de  la  France.. . 
et  avec  une  telle  force,  que  parmi  ces  hommes  fu- 
rieux, plusieurs  crièrent  :  «Vive  le  Roi.» 

La  vieille  grand' mère  de  Sauce,  ayant  obtenu  d'en- 
trer, eut  le  cœiir  navré  en  voyant  les  deux  enfants 
qui  dormaient  ensemble ,  innocemment  sur  le  lit 
de  la  famille;  elle  tomba  à  genoux,  et  sanglotant  de- 
manda la  permission  de  leur  baiser  les  mains;  elle  les 
bénit,  et  se  retira  en  pleurs. 

Scène  cruelle,  en  venté,  à  crever  les  cœurs  les  plus 
durs,  les  plus  ennemis.  Oui,  un  liégeois  même  eût 
pleuré.  Liège,  captive  de  Léopold,  barbarement  traitée 
par  les  soldats  autrichiens,  eût  pleuré  sur  Louis  XYF. 

Telle  était  la  situation,  étrimge  et  bizarre  :  la  Ré- 


DU  ROI  {tî  JUIN  91).  519 

volutioDy  captive  des  rois  en  Europe,  tient  les  rois 
captifs  en  France. 

Que  dis-je,  situation  étrange?  Non,  la  compensa- 
tion est  juste» 

Faibles  esprits  que  nous  sommes  !  ce  qui  surpre- 
nait le  plus  dans  la  scène  de  Varennes  était  le  plus 
naturel;  ce  qui  semblait  un  changement,  un  renver- 
sement inouï,  était  un  retour  à  la  vérité. 

Ce  déguisement  qui  choquait,  rapprochait  Louis 
XYI  de  la  condition  privée,  pour  laquelle  il  était  fait. 
A  consulter  son  aptitude,  il  était  propre  à  devenir, 
non  valet  sans  doute  (il  était  lettré,  cultivé),  mais  ser- 
viteur d'une  grande  maison,  précepteur  ou  intendant,